2.2.4.4. Les années 1980 : recul des motifs mythologiques et discours apocalyptique

Dans les années quatre-vingt, on remarque tout d’abord un très net recul dans l’emploi des motifs mythologiques. Cette évolution est à rapprocher de l’abandon des formes indirectes de la critique à cette époque288. Les contestataires du régime osent de plus en plus faire entendre leurs critiques, sans chercher à les masquer pour échapper au contrôle tentaculaire de la Stasi, et cette libération de la parole, certes encore relative, s’observe également en littérature. Il n’est donc pas étonnant que le recours aux mythes diminue quand les intellectuels privilégient la critique immédiate à l’utilisation du « langage codé des esclaves », qui constituait une des fonctions principales de la réception des mythes. Il est intéressant de constater que la quasi-disparition des mythes de la sphère poétique coïncide avec la transformation de l’imaginaire politique collectif et le développement d’une « sorte d’espace dépourvu de mythes289 ». En effet, ainsi que le constate Raina Zimmering dans son étude des mythes politiques en RDA, dans les premières années du régime, le gouvernement était parvenu à créer des mythes politiques capables de rassembler les citoyens autour d’une identité commune. Mais, avec l’arrivée d’Erich Honecker au pouvoir, certains mythes identitaires fondateurs sont modifiés, remaniés, laissant apparaître des contradictions internes insurmontables qui entraînent la destruction de ces mythes.

‘Les dirigeants du Parti et de l’État instaurèrent de nouvelles valeurs, qu’on avait autrefois exclues du mythe du fait de leur caractère néfaste et antipatriotique, comme cela s’était produit pour les narrations sur la Prusse et sur Luther, qui avaient servi de récits identitaires. Bien souvent, les nouvelles constructions mythologiques contredisaient tout simplement le mythe originel, de telle façon que la structure du mythe politique de la RDA se modifia complètement et qu’il ne fut plus en mesure d’offrir une base de croyance suffisamment solide.290

L’échec des mythes politiques est donc dû, d’après Raina Zimmering, au fait que les instances politiques n’en modifient pas seulement la périphérie, autrement dit les détails, mais le noyau, les mythèmes fondamentaux, ce que l’on peut faire en littérature sans pour autant détruire le mythe premier, mais pas en politique, encore moins dans un pays où le discours politique, de nature dogmatique, ne laisse que peu de place à l’antinomie. Cette coïncidence nous montre l’imbrication des sphères poétique et sociopolitique en RDA291, les liens de réactivité presque simultanée qu’elles entretiennent. Elle explique d’autre part que, dans un régime où les mythes politiques s’effritent, des espaces vides puissent apparaître dans un imaginaire collectif officiel auparavant parfaitement maîtrisé, favorisant l’émergence de nouvelles idéologies et de nouveaux modes d’expression, qui ne font plus la part belle aux mythes antiques et bibliques. Sur le plan de la poésie est-allemande, nous rapprochons de ce phénomène le cercle des poètes du Prenzlauer Berg et des auteurs comme Wolfgang Hilbig, qui s’intéressent à la déconstruction du langage et du je poétiques.

Il reste toutefois quelques auteurs fidèles au matériau mythologique : Günter Kunert, Uwe Grüning et dans une moindre mesure Uwe Kolbe et Wilhelm Bartsch puisent régulièrement à la source des mythes. La prépondérance des mythes bibliques sur les mythes antiques, qui n’est encore qu’une tendance dans les années soixante-dix, se confirme nettement dans les années quatre-vingt. Désormais les personnages de Lazare, Noé, Ahasvérus, Aaron, Moïse, Jérémie, Loth, Ponce Pilate, Jésus et les motifs du déluge, de la destruction de la tour de Babel et de l’apocalypse dominent la scène poétique. Au niveau des mythes antiques, on retrouve principalement Icare, Sisyphe, Perséphone et les figures monstrueuses de la Méduse et du sphinx. De ces énumérations se dégagent clairement des thématiques proches, centrées sur l’errance, le doute, la mort, la destruction et enfin la disparition ultime de toutes choses. Il s’agit de caractériser tout un pan de la littérature écrit dans un contexte d’anxiété générale, de peur face à la menace d’une catastrophe ou d’une guerre nucléaire. Les recueils Stilleben (1983) et Berlin beizeiten (1987) de Günter Kunert s’inscrivent tout à fait dans le cadre de cette littérature apocalyptique. Le premier recueil au titre évocateur (« nature morte ») établit un rapprochement entre ce genre pictural et l’écriture poétique. Aussi, les textes se lisent comme autant de tableaux figurant un monde figé, soumis à l’action de la mort. Si le recueil Berlin beizeiten reprend les mêmes thèmes de la pétrification et de la mort, le regard que le poète porte sur le monde n’est plus esthétisant, mais empreint de mélancolie, comme on le voit dans l’extrait suivant du poème « Vom Land », avec, sans doute, une allusion au tableau de Dürer Loth flieht mit seiner Familie aus Sodom 292 :

‘1 Lange Zeilen Schwerfällig Unbeweglich
Träge Balken Horizontale Planken an Pfosten
Zwischen denen der Blick ins Weite fliegt
Zu verschwimmenden Schiffen im öligen Schlick
5 zu Kirchtürmen Landmarken mit Himmel übersät
schon auf der Liste der aussterbenden Architektur
heimlich von Gott aufgesucht
an solch einem verregneten verkaufsoffenen
Samstag und gänzlich verzerrt vom Wettbewerb

10 Gedichte haben hier nichts mehr zu suchen
Ihr Schutzverein aufgelöst Bankrott der Worte
Sprachlos stieben Dichter in Scharen davon

Lange Zeilen jämmerliche Kreidestriche
in dieser wie jener Straße
15 beginnen ziellos und enden nirgends
hören nur auf Linien zum Alter zum Tod
dem Versäumnis der Auferstehung
Lange Zeilen über hiesigen Azur Daidalos
zieht ihn Zieht Bilanz Nichts unter dem Strich
20 zwischen zwei Flugplätzen und nach
dreitausend Jahren Stolpernd folgen wir
den führenden Metren zwischen winterlich
kahlen Feldern Leeres Land fruchtlos im Wind
als sei Dürers Traum schon wahr
25 den er weinend und zitternd auf einem Blatt
farbig festhielt Jene bis in die Stratosphäre
geballte endgültige Wolke293

La pluie, l’attitude de plainte du je poétique, la thématique de la mort et de la disparition plongent le lecteur dans un univers mélancolique, froid et stérile, qui n’est pas sans rappeler celui des gravures de Dürer. La fin de la première strophe donne l’origine de cette situation désespérée : la société moderne, celle de la dévoration et de la surconsommation, a banni les poèmes de son monde et transformé son environnement en vaste terrain vague. Ce paysage de mort fonctionne comme une prolepse, annonçant une apocalypse prochaine qui sera totale puisqu’elle n’épargnera même pas le Ciel, au sens concret de voûte céleste comme au sens figuré de séjour des puissances surnaturelles. Au niveau formel, l’écriture à la syntaxe disloquée renvoie littéralement au processus de destruction apocalyptique en marche. Le subjonctif I utilisé au vers 24 (« als sei ») confère au tableau de Dürer une valeur prophétique : le monde créé par le peintre de Nuremberg il y a cinq siècles se situe encore dans la virtualité, mais il est sur le point de se réaliser. C’est alors que se dévoile la dimension spéculaire du poème, dans la mesure où la peinture est en fait une métaphore de l’écriture poétique, comme nous le suggèrent les vers 21 et 22 : « […] Stolpernd folgen wir / den führenden Metren […] ». La mise en abyme de l’écriture donne à ce texte une dimension poétologique évidente et établit le rapprochement entre poésie et prophétie, qui devient fondamental dans les recueils suivants de Kunert, Fremd daheim et Mein Golem. On remarque enfin la présence inhabituelle de la figure de Dédale, à laquelle l’auteur préfère habituellement Icare. Ce choix est bien sûr à rapprocher du changement de paradigmes mythologiques qui intervient dans les années soixante-dix. Dédale est sans doute convoqué en sa qualité d’architecte, mais chez Kunert il ne peut que procéder au constat amer de l’impossibilité des hommes à construire un monde paisible, accueillant et de leur propension à l’autodestruction. En Dédale se cristallise l’échec que connaît l’humanité294.

Notes
288.

Joachim-Rüdiger Groth, Widersprüche: Literatur und Politik in der DDR 1949-1989. Zusammenhänge. Werke. Dokumente, op. cit., p. 166.

289.

Raina Zimmering, Mythen in der Politik der DDR, op. cit., p. 359.

290.

Ibid. « Die Partei- und Staatsführung setzte neue Werte, die vorher aus dem Mythos als verhängnisvoll und verräterisch, wie dies bei den Narrationen über Preussen oder Luther als Identitätsgeschichten geschah, ausgeschlossen wurden. Die neuen Mythenkonstruktionen konterkarierten den Ursprungsmythos oftmals geradezu, so dass sich die Struktur des politischen Mythos der DDR völlig veränderte und keine ausreichende Glaubensgrundlage mehr bieten konnte. »

291.

Il nous faut souligner à nouveau que c’est avant tout le champ poétique qui possède des liens étroits avec le champ politique, alors que les mythes fleurissent à cette époque dans le genre romanesque.

292.

Ce tableau peu connu, peint probablement entre 1496 et 1497, montre Loth et ses filles fuyant la ville de Sodome, représentée à l’arrière-plan. Le nuage qui surplombe Sodome ressemble étrangement à un champignon nucléaire, ce qui permet d’établir un lien avec le dernier vers du poème, où Kunert fait allusion à la catastrophe de Tchernobyl, survenue le 26 avril 1986, quelques mois avant la publication du recueil Berlin beizeiten.

293.

Günter Kunert, « Vom Land », in : Berlin beizeiten: Gedichte, München, Wien, Hanser Verlag, 1987, p. 66.

294.

Pour une étude de l’évolution du thème de l’apocalypse chez Günter Kunert, voir l’ouvrage d’Elke Kasper, Zwischen Utopie und Apokalypse: Das lyrische Werk Günter Kunerts von 1950 bis 1987, Tübingen, Niemeyer-Verlag, 1995 et notre article sur « L’apocalypse dans l’œuvre poétique tardive de Günter Kunert », in : Variations sur la transgression et l’apocalypse : De la Bible aux littératures contemporaines, Textures, vol. 17, Université Lumière Lyon 2, 2006, p. 133-154.