3.1.5.1. La réécriture comme inversion

L’inversion de mythèmes constitue un procédé privilégié de la réécriture des mythes à laquelle Günter Kunert se livre avec constance. Plus le mythème est connu, plus l’effet de choc provoqué par l’inversion apparaît important. Penchons-nous un instant sur le cycle « Orpheus336 » du recueil Warnung vor Spiegeln, que Kunert composeà une époque très sombre de sa vie, alors qu’il est vilipendé de toutes parts pour ses écrits non conformes aux attentes des hautes instances politiques et littéraires de la RDA. Ce recueilprend place dans la deuxième phase de la production littéraire de l’auteur, qu’Elke Kasper définit par le rejet du matérialisme historique, qui instaure un lien nécessaire entre progrès technologique et progrès social, et de la fonction didactique du poème. Ce bouleversement daté du milieu des années soixante est désigné comme le « passage d’une vision idéologique à une vision morphologique337 ». Elle entend par là l’intérêt nouveau du poète pour les objets, les bâtiments, comme les maisons berlinoises, et l’importance croissante des thèmes anthropologiques. Dans cette phase, la nature devient l’alliée de l’homme, elle l’aide à déchiffrer le langage secret du monde, comme on le voit dans le poème « Verlangen nach Bomarzo338 », ce qui nous permet de mentionner au passage l’influence de la philosophie et de l’esthétique romantiques sur Kunert, un aspect souvent négligé de son œuvre.Elke Kasper observe que l'imagination et la réflexion métaphysique prennent une place croissante dans l'écriture de Kunert. Elle souligne également un retour à une conscience archaïque, non scientifique et à un langage poétique empreint d'images et de symboles339.

Dans le cycle « Orpheus » composé de six poèmes, que nous avons eu l’occasion d’aborder plus haut à propos de la coprésence d’un seul élément mythologique dans le titre d’« Orpheus V », Günter Kunert met en place une situation narrative fondée sur un nombre très réduit de mythèmes, tirés principalement de la dernière phase du mythe d’Orphée et répétés d’un texte à l’autre. Cette structure narrative s’inscrit dans un rapport d’opposition évident avec la figure d’Orphée élevée au rang de concept chez Rilke. Au début du cycle, le je poétique semble se projeter dans la figure d’Orphée par le biais de la première personne du singulier. Une distance s’installe dans le texte pivot « Orpheus IV » par l’emploi du pronom « il » et culmine dans l’absence de sujet au poème suivant. Enfin, le dernier texte, en faisant exploser le je poétique et le personnage d’Orphée en une myriade d’Orphées modernes, traite avant tout du problème de la perpétuation du mythe. Le troisième poème nous intéresse particulièrement :

‘1 War es denn recht,
die bereits selig versunken
in die Anonymität allgemeiner Jenseitigkeit
zurückführen zu wollen
5 in Abgründe schmerzbringenden Fleisches,
in die Langweile abstumpfender Zellen
und hin zu gewisser Enttäuschung: Mehltau
aus zerriebener Hoffnung,
der alles Blühen befällt.

10 Nichts ist so unwiederholbar wie Glück.

Ich sah schon
künftiger Tage Lawinen aus Gleichgültigkeit,
wachsende Schichten von Fremdheit und Staub
uns beide verschütten, bevor ich darum
15 Dich ansah:
berühmter falsch gedeuteter Augen-Blick,
unvergeβlich und fragend:
War es denn recht? 340

Dans « Orpheus III », le seul mythème exploité est celui de la transgression de l’interdiction de se retourner lors de la remontée des Enfers. Le je poétique, toujours identique à Orphée, interroge sa conscience : a-t-il eu raison d’aller chercher sa bien-aimée aux Enfers ? Le poème commence et se termine par le même vers, mimant l’enfermement du poète dans un questionnement moral incessant : « War es denn recht ? ». Ce déchirement n’est autre que la transposition sur le plan métaphorique du démembrement que les Ménades font subir à Orphée. Günter Kunert inverse et dévoie le mythe en faisant d’une erreur fatale, d’un mouvement impulsif, un acte volontaire : Orphée a décidé d’abandonner Eurydice au royaume des morts.

La peinture du monde des humains, empreinte d’une mélancolie aux accents baudelairiens341, montre un autre bouleversement du mythe, en transposant les Enfers sur terre. Ainsi, le gouffre (« Abgründe ») au vers 5 caractérise le monde terrestre. Douleur, ennui, apathie en sont les maîtres mots. Les termes s’étirent en longueur (vers 5 à 7), soulignant la torpeur mélancolique qui ronge le monde et en absorbe la vie. C’est la réification des relations humaines, leitmotiv qui traverse l’ensemble de l’œuvre de Kunert à partir de la fin des années soixante, que le poète dénonce ici comme un des fléaux de la société contemporaine. Cette maladie sociale insidieuse devient physique dans la métaphore du mildiou, un champignon parasite qui s’attaque aux plantes et aux fruits et qui les couvre d’une poussière grisâtre. L’image est mise en valeur par sa place au début du contre-rejet formé par les vers 7 et 8.

Dans la dernière strophe, le poète s’érige en prophète. Sa vision lui semble si réelle qu’il la rapporte au prétérit : « sah schon » (v. 11). C’est l’adverbe de temps « déjà » qui actualise un futur apocalyptique dans le vécu du poète et lui donne le statut de réalité. L’image des couches de poussière qui recouvrent le monde est un topos de la poésie kunertienne. On la retrouve notamment dans les poèmes sur Berlin, transformée en ville de fantômes, au mieux une réserve pour paléontologues, dans le recueil Berlin beizeiten de 1987. La vision prophétique entraîne le regard mortifère qui condamne non seulement Eurydice, mais aussi le poète. En effet, son acte l’oblige à rester incompris des hommes, seul avec ses visions apocalyptiques et les tiraillements de sa conscience342.

L’inversion du mythe est soulignée par la mise en valeur du mot « darum » à la fin du vers 14, dont la place est inhabituelle pour la syntaxe allemande. Orphée n’est pas un héros tragique chez Günter Kunert, l’aspect conscient et volontaire de sa transgression est affirmé. Celle-ci est montrée comme positive, contrairement au traitement qu’en proposent les textes de Virgile et d’Apollodore, où Orphée se retourne par démence pour le premier et par manque de confiance pour le second. Le poète-musicien thrace fait donc figure de héros dans ce texte, dans la mesure où il transgresse la règle afin de ne pas condamner Eurydice au chaos. La transgression n’est plus dès lors le signe d’un bouleversement de l’ordre thétique mythologique interdisant la résurrection aux mortels, le désordre létal régnant sur la Terre. Il s’agit bien plus de montrer qu’une transgression négative aux yeux de tout un chacun (celle de laisser sa bien-aimée aux Enfers alors qu’on peut la sauver) peut en réalité se révéler positive, Eurydice échappant ainsi au chaos du monde des vivants. Au contraire, si Orphée avait ramené sa femme des Enfers, il aurait perpétré une transgression négative, une régression, car Eurydice serait passée d’un état communautaire et anonyme dans l’au-delà à un état de souffrance dans l’ici-bas. Le procédé d’inversion de mythèmes ne se présente donc pas sous la forme d’une pirouette ludique d’un auteur désireux de jouer avec un héritage formaté, scellé, même si la part de provocation n’est pas absente de l’écriture kunertienne. L’inversion dépasse le niveau du simple jeu pour puiser tout son sens dans les réflexions métaphysiques de l’auteur qui considère que notre monde est l’inverse de ce qu’il devrait être, en somme qu’il marche sur la tête, ce qui correspond tout à fait à la demande faite par Volker Braun de réinventer les mythes, de les retourner pour qu’ils puissent dépeindre notre monde fonctionnant à l’envers, d’un point de vue moral343.

On peut trouver d’autres exemples d’inversion de mythèmes dans les poèmes « Vorortabend » (OA) et « Die Verwandlung » (Bb), qui reposent sur le renversement de l’épisode de la création du monde rapporté par la Genèse, et plus particulièrement sur le détournement de formules connues de tous : « Es werde Vorort. / Es werde Abend. / Es werde Schweigen. // Für heute nacht nehme ich / die Schöpfung zurück344 » et « Aber der Herr sprach : / Es werde Mensch // und die Erde ward wüst und leer.345 ». Dans ces deux textes, le monde plonge dans la nuit du chaos après la naissance de l’homme, mais les contextes divergent, puisque « Vorortabend » montre avant tout le pouvoir illimité de la création poétique, comparable au pouvoir créateur de Dieu, tandis que « Die Verwandlung » réinterprète la création de l’homme comme la véritable chute hors du Paradis. Günter Kunert recourt également à ce procédé dans son œuvre en prose. Ainsi, la nouvelle « Wie das Leben anfängt346 », qui dépeint la vie quotidienne à Berlin sous les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, met en scène Orphée et Eurydice errant de cave en cave au lieu de retourner à la surface comme leurs compatriotes. Günter Kunert se livre à nouveau à l’'inversion de la structure narrative du mythe en faisant d'Orphée un lâche qui abandonne Eurydice à la mort. Contrairement au mythe, cet Orphée ne se retourne jamais, et c'est « cette absence de curiosité qui cause la mort d'Eurydice347 ». De même, dans la parabole « Pygmalion 1978348 », parue dans le recueil de nouvelles Camera obscura, l’artiste n’est pas amoureux de la statue qu’il ramène à la vie comme dans le mythe, mais de son modèle bien vivant, une jeune fille, qu’il transforme en statue après qu’elle a refusé ses avances, la condamnant ainsi à la destruction.

Notes
336.

Günter Kunert, « Orpheus I » à « Orpheus VI », in : Warnung vor Spiegeln, op. cit., p. 31-36.

337.

Elke Kasper, Zwischen Utopie und Apokalypse: Das lyrische Werk Günter Kunerts von 1950 bis 1987, op. cit., p. 2 : « Wechsel vom ideologischen zum morphologischen Blick ».

338.

Günter Kunert, « Verlangen nach Bomarzo », in : Im weiteren Fortgang, op. cit., p. 76.

339.

Elke Kasper, op. cit., p. 71-74.

340.

Günter Kunert, op. cit., p. 33.

341.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Paris, Flammarion, 1991. On peut rapprocher le texte du poème LXXVIII « Spleen » : « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle / Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,/ […]Quand la terre est changée en un cachot humide, / Où l’Espérance, comme une chauve-souris, / S’en va battant les murs de son aile timide / Et se cognant la tête à des plafonds pourris ; / Quand la pluie étalant ses immenses traînées / D’une vaste prison imite les barreaux, / […] », p. 117.

342.

Le thème de l’étranger trouve une place fondamentale dans l’œuvre de Kunert. Voir à ce propos les deux articles de Martine-Sophie Benoît, « ‘…et c’est devenu mon destin’ – Günter Kunert et la judéité » et de Isabelle Durand-Henriot, « L’étranger dans l’univers poétique de Günter Kunert », in : Marie-Hélène Quéval, Lectures d’une œuvre : Günter Kunert, Paris, Édition du Temps, 2000, p. 73-90 et p. 135-155.

343.

Volker Braun, « Interview mit Silvia Schlenstedt » (1972), in : Texte in zeitlicher Folge, vol. 4, Halle, Leipzig, Mitteldeutscher Verlag, 1990, p. 288-292. La position de Braun fait l’objet d’un développement dans la partie 2.2.3.1. du deuxième chapitre de ce travail.

344.

Günter Kunert, « Vorortabend », in : Offener Ausgang: Gedichte, Berlin, Weimar, Aufbau-Verlag, 1972, p. 12.

345.

Id., « Die Verwandlung », in : Berlin beizeiten, op. cit., p. 68.

346.

Id., « Wie das Leben anfängt », in : Auf Abwegen und andere Verirrungen, München, Hanser Verlag, 1988, p. 12-19.La nouvelle a été publiée une première fois dans le recueil Die Beerdigung findet in aller Stille statt.

347.

Marie-Hélène Quéval, « Sisyphe et Orphée ou la réception de l’Antiquité dans l’œuvre de Günter Kunert », in : Lectures d’une œuvre, op. cit., p. 26.

348.

Günter Kunert, « Pygmalion 1978 », in : Camera obscura, München, Wien, Hanser Verlag, 1978, p. 41 sqq.