4.1. Typologie des mythes

4.1.1. Analyse du tableau de recensement des motifs mythologiques dans la poésie de Sarah Kirsch

Nous souhaitons commencer ce chapitre par une interprétation des résultats statistiques que nous livre le tableau de recensement des motifs mythologiques dans l’œuvre poétique de Sarah Kirsch présenté en annexe, à l’instar de ce que nous avons pu faire au chapitre précédent.

Signalons avant toutes choses que nous avons utilisé les mêmes catégories et outils que pour Kunert, à l’exception de celles de la réduction et de l’augmentation, dans la mesure où Sarah Kirsch s’éloigne beaucoup plus des hypotextes mythologiques que Kunert, à tel point qu’il est souvent difficile de les identifier. Cette liberté qu’elle prend avec les versions anciennes explique qu’il n’y ait que peu de sens à parler d’augmentation ou de réduction, l’hypotexte mythologique n’étant souvent présent que sous la forme d’un lointain écho, d’une légère réminiscence affleurant à la surface du texte poétique, ce qui n’empêche pas, néanmoins, que l'étude de la dimension mythique garde tout son sens et son utilité.

Nous avons retenu sept recueils poétiques publiés par Sarah Kirsch entre 1967 et 1989. Sont donc exclus de notre étude les recueils postérieurs à la réunification allemande comme Erlkönigs Tochter (1992)et Bodenlos (1996). Dans ce chapitre, nous ferons référence aux recueils par des abréviations pour plus de commodité. En voici la liste :

Landaufenthalt L

Zaubersprüche Z

Rückenwind R

Drachensteigen D

Erdreich E

Katzenleben K

Schneewärme S

Tous les textes que nous citons étant extraits de l’édition en cinq volumes de l’œuvre de Sarah Kirch chez DTV452, nous n’indiquerons entre parenthèses que le numéro du volume en chiffres romains et celui de la page en chiffres arabes.

Sur les 420 poèmes au total, 66 textes présentent des motifs mythologiques453, ce qui représente 15,5% de l’ensemble. Nous remarquons que ce pourcentage correspond presque exactement à celui que nous avons établi pour Kunert (15,4%). Néanmoins, ne nous y trompons pas : une étude plus fine nous montre que les deux auteurs emploient les motifs mythologiques de manière très différente. Chez Kunert, le repérage des mythes utilisés est aisé, les hypotextes la plupart du temps facilement identifiables, du fait du grand nombre de références aux noms de personnages mythologiques dans le titre ou dans le corps du texte. Chez Sarah Kirsch en revanche, les titres ne laissent apparaître que peu d’indications sur les mythes utilisés. Seuls sept de ses titres font directement référence à un mythe, contre trente et un chez Kunert ! Quel lecteur s’attend à trouver en arrière-plan du texte poétique le mythe de Léto à la lecture du titre « Schneewärme » ou le personnage de Moïse en lisant « Die Erinnerung » ? Les textes de Kirsch exigent de nous une vigilance particulière. De la même manière, les motifs mythologiques ne sont souvent qu’effleurés dans les textes, apparaissant sous forme d’allusions minimales ou laissant s’entrecroiser les hypotextes possibles. Ainsi le poème liminaire « Anziehung » du recueil Zaubersprüche a-t-il donné lieu à pas moins de trois interprétations intertextuelles. Si Hans Wagener y décèle le mythe grec de l’amour tragique entre Héro et Léandre, Adolf Endler penche pour une réécriture du poème de Rafael Alberti « Der Leuchturmwächter und seine Braut », Sigrid Damm propose quant à elle la ballade populaire « Von den zwei Königskindern »454. Si Kunert est explicite dans l’exposition du travail intertextuel, Sarah Kirsch, elle, en efface le plus possible les traces, comme pour créer une nouvelle matière, fluide et insaisissable.

Sur les 66 poèmes sélectionnés, nous avons recensé 46 textes avec des coprésences de mythes et 20 textes dérivés de mythes, ce qui correspond à un rapport d’environ 70% pour les coprésences et 30% pour les dérivations. Là encore, on pourrait en tirer la conclusion hâtive que Sarah Kirsch tient plus compte de la structure narrative des mythes que Kunert, pour lequel nous avons trouvé 20% de dérivations. La réalité est autre : même lorsque la poétesse centre un texte sur un mythe ou un mythème, ou encore qu’elle adopte le point de vue d’un personnage mythologique, le résultat nous paraît si éloigné de l’hypotexte que le concept de « dérivation » en devient souvent problématique. Prenons pour exemple le poème « Salome » publié dans Zaubersprüche (I, 93) :

‘1 Das Riesenrad dreht sich nicht, es ist Nacht.
Der Wind bewegt die Gondeln, in der obersten
Auf einer Holzbank die Tänzerin, die Schuhe
Zertanzt. Sie ist achtzehn mit allen Diplomen
5 Seit sie den Roten liebt den mit der weißen Haut
Er über die Welt spricht
Tanzt sie wie eine Feder.

Der Rote wiegelt die Leute auf
Da steht er am Fenster zählt Flugblätter ab
10 Setzt sich aufs Fahrrad rollt über das Pflaster.
Das war das Attentat.
Der Rote hat eine Kugel im Kopf und redet
Irre. Das Riesenrad dreht sich nicht

Salome schaukelt
15 Kommt nicht aus der Gondel, nicht diese Nacht
Salome hat sich
Eingeschlossen. Später
Muß sie gehn und fordert den Kopf.

Sie tanzt wie eine Feder
20 Leicht gebogen, den Kopf zurück, auf den Zehn.’

Quel rapport y a-t-il encore entre la Salomé de Sarah Kirsch, jeune danseuse instruite, éperdue d’amour pour un activiste socialiste, et la Salomé biblique décrite par Saint Marc (6 :16-28) ? Certes, le nom de Salomé, les motifs de la tête et de la danse relient bien le texte au mythe, mais par un lien si ténu qu’on serait tenté de parler « d’hyper-dérivation » pour le qualifier. La constellation familiale biblique a complètement disparu, ainsi que la motivation latente du sacrifice de Saint Jean-Baptiste, l’inceste entre Hérode et sa belle-sœur Hérodiade. Bien plus, le mythème central du mythe, la danse funeste de Salomé qui entraîne la décollation du saint, a été détourné au point qu’il en est méconnaissable.

Le texte de Kirsch nous propose une lecture inédite du mythe, en mettant en scène une Salomé éprise d’un étudiant activiste, sous les traits duquel on reconnaîtra aisément Rudi Dutschke, leader du mouvement étudiant de 1968, qui fut atteint de deux balles dans la tête lors de l’attentat du 11 avril 1968 à Berlin-Ouest455. Dans le motif de la grande roue immobilisée, on peut lire l’échec de la marche du socialisme vers le progrès, qui s’incarne également dans la figure de ce « rouge » s’épuisant en actions inutiles : « il se tient là près de la fenêtre, compte les tracts / Enfourche son vélo roule sur le pavé. » Car l’amour de la danseuse pour la cause du socialisme, qui la fait danser telle une plume (v. 7) est à sens unique (v. 5). La parole politique, pleine de promesses, se révèle pervertie par la violence, illusoire : après l’attentat, le « rouge » parle comme un dément. Salomé, élevée au rang d’allégorie de la création poétique à travers l’image de la plume qui fusionne l’art de la danse avec l’écriture, s’est enfermée d’elle-même dans cette croyance passionnée (v. 16-17). Afin de se libérer de son emprise, de retrouver sa force créatrice, elle doit sacrifier une partie de son âme en réclamant la tête de son amour perdu. Ce n’est qu’au prix de cette amputation, de ce désaveu de ce qu’elle a été autrefois, qu’elle parvient à danser à nouveau (v. 19-20). Cependant l’art porte à jamais la trace de cette blessure causée par la vie : Salomé danse telle une plume, mais la tête penchée en arrière, réminiscence de l’acte de décollation, et le corps légèrement courbé, comme sous le poids de la mort de ses espérances politiques.

On mesure donc avec ce texte l’écart entre les hypotextes mythologiques d’une part et la réinterprétation moderne à laquelle procède Sarah Kirsch d’autre part. D’autres textes poussent cette distanciation à l’extrême en rendant l’hypotexte quasi indécelable, comme dans « Die Rückkehr » (S) (III, 58), où nous pensons que le je poétique s’identifie à Ulysse rentrant à Ithaque, alors que Marguerite Gagneur l’interprète comme une projection de la figure d’Eurydice456.

‘Um Mitternacht fuhr ich im Boot
Von dort hierher zurück.
Der Mond schien das ganze Land
Lag da wie zur Pestzeit.

Im Traume heulte im Wind noch
Ein herrenloser Hund.
Und obgleich ich keine Sorgen hatte
Machte es mir das Herz schwer.’

Les motifs du bateau, rappel du navire des Phéaciens ramenant de nuit Ulysse à Ithaque, et celui du chien privé de maître, tel Argos, le fidèle chien d’Ulysse, qui meurt peu après avoir reconnu son maître sous son déguisement de mendiant, nous semblent accréditer l’hypothèse de l’hypotexte homérique. Toutefois, le mythe n’est plus présent que comme un lointain souvenir, ce qui ouvre le champ à des interprétations multiples et favorise la projection du moi du lecteur sur le texte. Nous avons à nouveau un exemple « d’hyper-dérivation », bien plus fréquent chez Sarah Kirsch que chez Günter Kunert. La distinction entre coprésence et dérivation se révèle ainsi malaisée dans les textes kirschéens, ce qui nous indique que la production de nouvelles variantes mythologiques n’intéresse pas la poétesse, contrairement à Kunert, chez qui elles sont marquées en tant que telles, comme on le voit dans le choix de titres comme « Orpheus 1, 2, 3… », « Nausikaa 1 et 2 » ou encore « Ikarus 64 ».

Pourcentage des motifs mythologiques par recueil :

-Landaufenthalt (1967) : 6 textes sur 56 = 11%

-Zaubersprüche (1973) : 11 textes sur 53 = 21%

-Rückenwind (1976) : 7 textes sur 63 = 11%

-Drachensteigen (1979) : 3 textes sur 40 = 7,5%

-Erdreich (1982) : 13 textes sur 58 = 22,5%

-Katzenleben (1984) : 16 textes sur 86 = 18,5%

-Schneewärme (1989) : 10 textes sur 64 = 15,5%

Le tableau nous permet de constater d’emblée que le recours aux mythes est loin d’être un épiphénomène dans la poésie de Sarah Kirsch. Certes, il n’en constitue qu’un aspect, mais il mérite cependant une attention approfondie. En effet, on a souvent voulu résumer l’œuvre poétique de Sarah Kirsch à une poésie de la nature, oscillant entre le désir d’une idéalité inaccessible incarnée dans la nature et le constat sombre d’une réalité qui ne peut que décevoir. Si nous ne remettons absolument pas en cause la validité de cette interprétation, il nous semble cependant que l’étude de la fonction du mythe présente l’avantage d’affiner l’étude de la dimension politique et sociale de l’œuvre, pour substituer au concept de « poésie de la nature » celui, plus adéquat, d’une « poésie de l’environnement457 », pensé comme l’ensemble des relations entre un individu et le monde.

Le tableau nous laisse entrevoir dans un premier temps trois grandes périodes dans l’utilisation des mythes par Sarah Kirsch. Les deux premiers recueils, Landaufenthalt et Zaubersprüche, font état d’une rapide montée en puissance des mythes, phénomène d’autant plus important que, surtout en ce qui concerne Zaubersprüche, les poèmes concernés font partie des textes majeurs du recueil. Le recueil Rückenwind introduit dans ce processus, même si elle ne se lit pas dans le tableau, une rupture brutale qui met un terme à cette période faste pour les mythes et se confirme par la suite dans le recueil Drachenwind. Les références aux mythes y confinent à l’anecdote, exception faite du cycle « Wiepersdorf », qui semble appartenir à plus d’un titre, ne serait-ce que par le traitement romantique de certains motifs, aux thématiques développées dans Zaubersprüche. Paradoxalement, cette perte d’influence des mythes confirme l’importance de ces derniers dans l’œuvre kirschéenne, dans la mesure où elle encadre la rupture autobiographique que constitue le départ de Sarah Kirsch pour l’Allemagne de l’Ouest. L’étiolement du matériau mythologique nous paraît entrer en résonance avec une période de questionnement identitaire qui naît de la collision de deux systèmes, Sarah Kirsch évoluant à cette époque entre les blocs de l’Est et de l’Ouest. Avec le recueil Erdreich débute la troisième et dernière période, qui marque un retour aux mythes mais dans une nouvelle perspective, métaphysique et existentielle, cette fois.

Nombre de textes à motifs antiques et bibliques par recueil 458  :

  Bible Antiquité Syncrétisme Total
Landaufenthalt (1967)  5 2 1 6
Zaubersprüche (1973) 4 8 1 11
Rückenwind (1976) 1 6 0 7
Drachensteigen (1979) 1 2 0 3
Erdreich (1982) 9 5 1 13
Katzenleben (1984) 9 7 0 16
Schneewärme (1989) 8 6 4 10

Si ces chiffres nous donnent un aperçu d’ensemble de l’origine des motifs mythologiques chez Sarah Kirsch, il faut cependant les manier avec précaution, en ne perdant jamais de vue les textes eux-mêmes. Ainsi, s’il est incontestable que les hypotextes bibliques prennent une importance considérable à partir du recueil Erdreich, ils n’en éclipsent pas pour autant les motifs antiques. En effet, nombre de textes classés dans la colonne « Bible » ne présentent qu’une vague mention de Dieu en tant que créateur de la Nature, régnant sur son œuvre depuis le royaume céleste, notamment à travers l’expression récurrente du « trône de Dieu », ou soulignent au contraire son absence. Au niveau de l’importance poétologique, les deux sources se valent largement, et il n’y a guère que dans le recueil Zaubersprüche que la tradition antique domine aussi bien au niveau quantitatif que poétologique.

L’analyse des motifs nous permet de signaler la surreprésentation de la mythologie grecque par rapport à la mythologie romaine, mais ce fait est tout à fait secondaire, la plupart des personnages utilisés intervenant dans les deux traditions. En revanche, l’Ancien Testament prend le pas sur le Nouveau, ce qui semblerait indiquer l’intérêt de la poétesse pour les thèmes de la Création du monde mais aussi de sa fragilité et de sa finitude à travers l’évocation des fléaux dans le livre de l’Exode. En ce sens, les épisodes les plus cités sont ceux de la Genèse, du Déluge et de l’Exode et, pour le Nouveau Testament, la trahison de Jésus par Judas et l’extinction des pécheurs dans l’Apocalypse de Jean. Au niveau des deux traditions principales, on peut affirmer que Sarah Kirsch puise de préférence dans la Bible lorsqu’il s’agit d’épisodes narratifs et favorise la mythologie grecque lorsqu’il s’agit de convoquer des personnages mythologiques. Signalons la proximité de ces procédés avec les phénomènes étudiés chez Kunert, même si ce dernier a recours à une gamme de personnages et d’épisodes plus large. Si les personnages mythologiques grecs et les épisodes narratifs bibliques fondamentaux figurent dans les deux œuvres, la différence se fait au niveau de la galerie des personnages secondaires, Kunert montrant une affection particulière pour les figures monstrueuses tandis que Sarah Kirsch est attachée aux divinités personnifiant la Nature, comme Borée, Zéphyr, Flora et Gaia. Enfin, de façon encore plus marquée que chez Kunert, les deux traditions mythologiques sont clairement séparées, les textes syncrétiques restant exceptionnels. Seul le recueil Schneewärme déroge à la règle, mais une lecture plus détaillée montre qu’en fait il y a toujours l’une des deux traditions qui demeure en retrait de l’autre. Les motifs issus des deux univers, même disloqués en mythèmes et éparpillés dans le corps du texte poétique, ou affleurant à la surface du texte poétique sous forme d’allusions, disposent apparemment d’une telle force d’évocation intrinsèque qu’il est difficile de les mêler, le fragment renvoyant nécessairement au tout. C’est à ce fait que l’on peut mesurer la virtuosité du traitement kunertien des mythes, qui parvient à manipuler les schémas préconçus, les contraintes narratives que comportent les mythes, alors que Sarah Kirsch s’en affranchit presque totalement pour pouvoir s’approprier la matière mythologique.

L’étude de la liste des personnages mythologiques affectionnés par Sarah Kirsch, notamment au niveau du phénomène important de la métamorphose du je poétique en une de ces figures, nous permet de battre en brèche un contresens récurrent de la littérature critique, qui souhaite accoler à son œuvre l’étiquette d’« écriture féminine », voire « féministe ». Il est vrai que son recueil Zaubersprüche réfléchit à la part culturelle et idéologique inhérente à la définition sociale des principes masculin et féminin. Mais il nous semble que Sarah Kirsch dépasse le cadre de l’écriture féminine, si tant est qu’elle puisse exister459, en élargissant sa réflexion aux rapports de domination à l’œuvre dans l’ensemble des relations reliant le genre humain à son environnement. En ce sens, le je poétique se projette indifféremment dans des figures masculines, féminines et même animales et végétales ! Le plaisir du travestissement reste d’ailleurs identique, que le je apparaisse sous les traits de Jésus, d’Hercule, d’Ulysse, d’Eurydice, de Léto, d’Héro, du phénix ou de Pégase, d’un tigre ou encore … de la camomille. La focalisation, c’est-à-dire le passage du récit rapporté à la troisième personne du singulier dans les hypotextes mythologiques à un poème écrit en focalisation interne, si elle est due en partie à la nature même du genre poétique, s’explique également par le plaisir évident pris à dire « je », que Franz Fühmann désigne comme une « affirmation du sujet des plus radicales460 », et à se travestir en identités multiples.

Un autre fait marquant concerne la quasi-absence de transmotivation, procédé qui consiste à donner d’un fait une explication différente que celle habituellement admise. Seuls les poèmes « Salome » et « Die Verdammung » sont concernés, dans la mesure où ce sont les deux seuls textes qui se rapprochent quelque peu du schéma narratif originel, et on a vu avec quelle liberté pour le mythe de Salomé. La plupart du temps, même dans le cas des dérivations, l’hypotexte est à peine indentifiable, le schéma narratif du mythe l’est a fortiori encore moins. Contrairement à ce que nous avions observé pour Günter Kunert, le matériau mythologique en tant que tel, avec ses réseaux narratifs, intéresse peu Sarah Kirsch. Elle transforme à tel point la matière traditionnelle qu’elle en devient méconnaissable. Nous verrons par la suite quelles sont les implications de cet aspect de sa poétologie.

Concernant la transdiégétisation, c’est-à-dire la transposition de la narration à une autre époque ou dans un autre milieu, on peut observer quelques fluctuations au fil des recueils poétiques. Dans les cinq premiers recueils, les allusions au monde contemporain ne manquent pas, que ce soit sous la forme d’objets de la vie quotidienne (voitures, ordinateur, réfrigérateur, téléphone…), de références à des éléments autobiographiques (voyages aux Etats-Unis et en Italie, séjour à Wiepersdorf, mention de son fils…) ou de réflexions sur des problématiques sociales (notamment la complexité des rapports amoureux). Il est à noter que ces realia sont utilisés avec parcimonie, fonctionnant comme des incrustations du monde réel dans le texte poétique. Même s’il n’est pas rare qu’il n’y ait qu’un seul élément du texte qui le relie au monde extérieur, son caractère emblématique rend la dimension référentielle du poème incontestable. Ainsi, dans « Die Engel » (I, 97), un des premiers textes apocalyptiques de Sarah Kirsch, le monde réel fait irruption sous la forme de petites voitures roulant sous un ciel « aux pieds d’argile », une métaphore empruntée au rêve de Nabuchodonosor déchiffré par le prophète Daniel (Daniel 2 : 31-45) :

‘1 Der Himmel auf tönernen Füßen
Wir fahren darunter in kleinen Autos
Die Brücken
Fangen ihn ab eine Zeit lang
5 Wird er blau sein, Vögel
Und Nacht und Tag und manchmal
Ein Nordlicht in fremden Breiten
Einer wird, in verwirrenden Farben, ihn sehn
Wenn ihm gut oder nicht ist und der Mond und die
10 Sonne
Hineingeschossene Löcher
Werden kühlen wärmen bis dann
Die letzte Stunde gekommen ist
Und die Engel mit eiskalten Augen
15 Die großen Blätter auf denen Geschichte verzeichnet ist
Einrollen ein neues
Licht anzünden’

Pourtant, c’est le monde entier qui se voit concentré dans cette courte métaphore, car quel objet est plus répandu sur terre que la voiture ? Ce seul motif suffit à établir un contrepoint à la thématique de la vision prophétique, annoncée dans le premier vers par la référence au Livre de Daniel et se cristallisant dans la métaphore finale des anges enroulant les parchemins de l’Histoire, qui peut rappeler une autre citation biblique de l’Apocalypse de Jean : « Le ciel se retira comme un livre qu’on roule461 » (6 : 14). L’Apocalypse décrite dans ce texte, que l’on devine reliée à des problèmes d’ordre écologique, quitte donc le champ du discours prophétique pour s’ancrer dans la réalité la plus quotidienne, d’où l’importance de ce motif passant presque inaperçu d’une personne « en forme ou pas » (v. 9), d’une banalité écrasante, et pourtant primordial dans le processus de référentialisation de la vision.

Le recueil Katzenleben rompt en apparence avec ces procédés, dans la mesure où les realia, issus du monde paysan, se font rarissimes. Et pourtant le réel semble toujours présent, comme une toile de fond sur laquelle seraient projetés les « films » et les « diapositives » poétiques. Excursions dans la campagne du nord de l’Allemagne, incursions dans le monde paysan, travaux des champs et travail à la ferme : le réel est bien là, mais les problématiques psychosociales développées dans les premiers recueils restent en retrait. Le recueil suivant, Schneewärme, poursuit un mouvement que nous proposons d’appeler « dé-signalisation » du réel, par lequel le monde contemporain est indubitablement désigné, tout en semblant atemporel. Cependant la composante sociale se trouve à nouveau accentuée, notamment de façon négative dans l’affirmation d’un je poétique qui se détache de la communauté humaine. C’est ce que nous apprend par exemple la dernière strophe du poème « Schneewärme » (III, 45), qui met en scène un je poétique transformé en louve prête à mettre bas, nouvelle Léto se mouvant à la marge du monde rural peuplé d’« d’êtres fourchus » dangereux :

‘Da wurde ich schwerer ich trug
Einen Wurf unbezähmbarer Kinder
Wenn die gabelförmigen Wesen
Mit Feuer und Flamme hantieren
Galts auf der Hut sein.’

À quelques exceptions près, on ne retrouve pas chez Sarah Kirsch la volonté d’actualiser la matière mythologique comme on avait pu l’observer pour Kunert, ni de retrouver dans le présent des correspondances avec l’époque antique.

Dans la suite de cette partie consacrée à Sarah Kirsch, nous souhaitons indiquer les différentes formes d’intégration des motifs mythologiques dans la matière poétique, comme nous avons pu le faire pour Günter Kunert.

Notes
452.

Sarah Kirsch, Sarah Kirsch: Werke in fünf Bänden, Franz-Heinrich Hackel (éd.), München, Deutscher Taschenbuch Verlag, 2000.

453.

Les quelques rares textes que nous avons laissés de côté font référence à des motifs mythologiques de façon si vague qu’ils sont impossibles à déterminer. C’est le cas notamment du poème « Die Dämmerung » qui met en scène une civilisation engloutie sans qu’il soit possible d’établir un lien avec le mythe de l’Atlantide, de Rungholt ou de Vineta. « Es ist dunkelgrün unter dem Regen / Den alten Gewölben der Eichen / Halshoch das ungeschnittene Gras / Die tiefen schleifenden Wolken / Treffen Menschen die auf dem Grund / Des Meeres in versunkenen Dörfern / Träumerisch umgehn und Hunde schweben / Durch ein widersinniges Dasein / Die schwarzen Algen der treibende Tang / Schwimmenden Vögel fliegenden Fische / Bringen viel Unruhe mit sich / Über den Dächern sehn wir die Kiele / Englischer Kriegsschiffe ziehn. » Sarah Kirsch, « Die Dämmerung », in : Katzenleben, vol. 2, p. 187.

454.

Hans Wagener, Sarah Kirsch, Berlin, Colloquium-Verlag, 1989, p. 27 ; Adolf Endler, « Sarah Kirsch und ihre Kritiker », in : Sinn und Form, 27 (1975), p. 151 ; Sigrid Damm, « Sarah Kirsch : Rückenwind », in : Weimarer Beiträge, 23 (1977), p. 132.

455.

Rudi Dutschke survit à cette tentative d’assassinat et parvient, au bout d’une longue convalescence, à retrouver la faculté de parler, d’où l’allusion aux vers 12 et 13. Il meurt en décembre 1979 d’une crise d’épilepsie, due aux séquelles de l’attentat de 1968.

456.

Marguerite Gagneur, Écritures poétiques de Sarah Kirsch dans le contexte de la RDA, thèse soutenue en décembre 2006 à l’Université de Paris 3, p. 195.

457.

Le terme allemand de Umweltlyrik proposé par Gerald Stieg lors de la soutenance de thèse de Marguerite Gagneur nous semble plus parlant que le terme français.

458.

Dans la colonne « Total » figure le nombre de textes par recueil présentant des motifs mythologiques. Certains textes, qui mêlent des motifs d’origine biblique et antique, sont comptabilisés dans les colonnes « Bible » et « Antiquité » et figurent également dans la colonne intitulée « syncrétisme », ce qui explique que l’addition des deux premières colonnes puisse donner un résultat supérieur au nombre total de textes recensés.

459.

Selon nous, le concept d’écriture « féminine » est extrêmement problématique, car, au-delà de son caractère flou, il néglige le fait qu’il y a bien plus de différences entre deux auteurs, femme ou homme, qu’entre le genre féminin d’un côté et le genre masculin de l’autre, un peu à l’image de ce que fait le concept de « race » par rapport à celui d’« individu », toutes proportions gardées.

460.

Franz Fühmann, « Vademecum für Leser von Zaubersprüchen », in : Sinn und Form, 27 (1975), p. 392 : « Ich: rigoroseste Subjektsetzung ».

461.

La Bible : Édition intégrale, traduction œcuménique, Paris, Éditions du Cerf, 2004, p. 3061.