4.2. Les motifs mythologiques chez Sarah Kirsch : tensions entre ordre et anarchie

L’étude des mythes chez Sarah Kirsch apparaît des plus intéressantes, en ce qu’elle rend justice à une œuvre complexe, qui ne saurait trouver sa définition dans le seul concept de « poésie de la nature ». Le mythe se trouvant à la croisée du naturel et du social, il est un formidable révélateur des tensions entre sémiotique et thétique qui traversent l’œuvre de la poétesse. Dès le premier recueil Landaufenthalt, on observe une réaction épidermique à l’ordre, incarné par le système extrêmement rigide et hiérarchisé, compartimenté, qui définit la RDA. Cette réaction de rejet culmine dans le recueil Zaubersprüche dans une revendication quasi anarchiste du droit à l’individualité. Jusque là prédomine une relative croyance dans le pouvoir des mythes, dans la mesure où ils servent de contrepoids à une vie sociale vécue comme une entrave. Avec les recueils Rückenwind et surtout Drachensteigen, l’importance des mythes diminue visiblement. Les poèmes, proches du genre du journal intime, thématisent davantage les séjours et voyages entrepris en Allemagne de l’Ouest, en France et en Italie au travers du prisme des relations amoureuses de Sarah Kirsch. Avec l’installation en Allemagne de l’Ouest, les contraintes imposées de l’extérieur à l’individu disparaissent pour la plupart. Non que la société ouest-allemande soit dépourvue de normes contraignantes, mais celles-ci ont moins d’impact au niveau des espaces de liberté individuelle et poétique, comme le laisse entendre la poétesse dans un entretien avec Mathias Schreiber de 1978 :

‘Même si je devais faire des expériences négatives à Berlin-Ouest, je peux au moins y travailler et y publier librement. En plus, tout m’intéresse ici. J’ai envie de découvrir de nouvelles choses, des choses inconnues. J’en ai besoin pour écrire.475

Le choix que fait Sarah Kirsch de s’installer au début des années quatre-vingt dans une petite bourgade de cent cinquante habitants du Schleswig-Holstein peut se lire également comme une volonté de fuir toute forme de contraintes sociales, entre autres celles inhérentes au statut de personnalité du monde littéraire. De ce fait, des tensions nouvelles vont faire leur apparition, qui vont se cristalliser notamment dans son appréhension des mythes antiques et bibliques. Les recueils Erdreich et Katzenleben font état de ces lieux de frictions. Enfin, le dernier recueil étudié, Schneewärme, signale un certain retour à l’adhésion avec le monde de la mythologie observée dans Zaubersprüche, concomitant avec une plus grande prégnance du fantastique et de l’inconscient. Les mythes y redeviennent les alliées du je poétique, comme on le voit au retour de la métamorphose identificatoire et à la disparition des formulations précieuses. Ainsi, les conflits existentiels et poétologiques ne s’inscrivent plus au cœur du mythe, mais sont rejetés à l’extérieur, d’où l’apparition de la problématisation des thèmes de l’isolement et de l’exclusion volontaire du moi réel et du je poétique hors de la communauté humaine. On peut donc parler d’une évolution quasi cyclique du rapport aux mythes, qui part de l’affirmation de leur pouvoir libérateur dans un système répressif, avant de les considérer comme des lieux de tension entre ordre et désordre, pour revenir à la proclamation de leur dynamique libératrice, cette fois au prix de l’auto-exclusion de la communauté humaine.

Dans la suite de ce travail, nous avons pris le parti de suivre une progression thématique plutôt que chronologique, du fait de certains recoupements entre recueils. Mais l’évolution du traitement des mythes que nous avons esquissée ci-dessus guide tout de même la hiérarchisation des sous-parties. Nous avons choisi de traiter la problématique du mythe sous l’angle de la tension entre l’ordre et la liberté, aussi bien individuelle que poétique, ou encore entre norme et originalité, voire marginalité. Cette approche nous semble en effet rendre compte des différents thèmes liés aux mythes chez Kirsch : ceux d’une réflexion sur la RDA, sur l’Histoire, sur l’actualité, l’environnement, la religion, enfin l’esthétisme.

Notes
475.

Mathias Schreiber, « In der DDR könnte ich nicht mehr schreiben ». Plädoyer für eine persönliche und vielstimmige Literatur: Gespräch mit der Lyrikerin Sarah Kirsch, in : Kölner Stadt-Anzeiger, 17. 1. 1978. Cité par Wolfgang Bunzel, « ‘…dankbar daß ich entkam’. Sarah Kirschs Autorenexistenz im Spannungsfeld von DDR-Bezug und ‘Exil’-Erfahrung », p. 17. « Selbst wenn ich in West-Berlin negative Erfahrungen machen sollte, kann ich hier doch arbeiten und unbehindert publizieren. Außerdem interessiert mich hier alles. Ich will das Neue und Fremde kennenlernen. Das brauche ich zum Schreiben. » Article consulté en ligne à l’adresse http://www.bgdv.be/Dokumente/GM-Texte/gm57_bunzel.pdf en juin 2010.