4.2.3.3. Mythes et postmodernité

Pour clore notre analyse de la fonction des mythes chez Sarah Kirsch, nous souhaitons poser la question complexe de la postmodernité. En effet, la dispersion du matériau mythologique en mythèmes et l’avènement d’un discours apocalyptique dans les recueils des années quatre-vingt semblent rattacher la poétesse au courant dit postmoderne. Avant de répondre à cette question, il nous faut tenter de définir ce que l’on entend par postmodernité. Or, lorsque l’on examine plus précisément la littérature secondaire publiée sur le sujet, on se rend compte qu’il s’agit d’un concept difficile à délimiter et dans sa périodisation et dans son contenu. Ainsi, certains s’entendent pour faire débuter le courant postmoderne après la Seconde guerre mondiale et le choc que provoqua Auschwitz, d’autres proposent plutôt le milieu des années soixante-dix avec le début de la crise des pays industrialisés, la montée du terrorisme et ce que l’on appelle le choc pétrolier de 1973. De la même manière, pour les uns, la postmodernité appartient déjà au passé, alors que pour les autres elle n’est entrée que dans sa phase préparatoire. Enfin, suivant les disciplines, la postmodernité prend des acceptions différentes, ce qui ajoute encore à la complexité d’une tentative de définition. Nous ne disposons sans doute pas encore du recul nécessaire pour saisir les implications philosophiques et artistiques de ce phénomène.

Néanmoins, la recherche s’accorde à dire que la postmodernité ne met pas un terme à la modernité :

‘La postmodernité, c’est plutôt une prise de distance impossible et paradoxale vis-à-vis des idéaux de la modernité, une prise de distance critique de l’intérieur même de celle-ci. Modernité et postmodernité ne sont pas dans un rapport d’opposition et pourtant, ces deux visions du monde s’affrontent.521

Les deux notions ne s’excluant pas, on comprend la difficulté à définir l’une par rapport à l’autre. En ce sens, il est possible de lire une œuvre à la fois comme moderne et postmoderne, ce que fait Steven Connor dans l’article « Postmodernism and literature » avec le roman Ulysse de James Joyce en démontrant que l’aspect de la prolifération stylistique peut être interprété comme la volonté d’absorber le monde ou au contraire d’en signifier l’« incommensurabilité », pour reprendre un terme cher au théoricien de la postmodernité Jean-François Lyotard. Selon ce dernier, les deux courants sont des esthétiques du « sublime » romantique qui cherchent à concevoir l’inconcevable, à exprimer l’inexprimable et à mesurer l’incommensurable. Lyotard propose de les distinguer non dans leur objectif mais dans les modalités de représentation de cette quête. Là où la modernité s’attache à retrouver une vision unifiée du réel ou du moins à le réduire dans une forme reconnaissable, le travail postmoderne s’arrête au constat de l’irreprésentabilité du monde et ne trouve pas de réconfort dans la forme522. En bref, la modernité s’efforce d’absorber le monde, la postmodernité de le défaire.

Il est indéniable que le matériau mythologique apparaît chez Sarah Kirsch souvent dispersé, fragmenté, éclaté dans le texte poétique, nous l’avons souligné à plusieurs reprises. L’effacement progressif de toute trace hypotextuelle, qui s’accentue de recueil en recueil, renforce l’impression d’avoir affaire à des îlots textuels. Mais, contrairement à la position défendue par Céline Da-Silva, qui voit dans le « recyclage » du matériau mythologique et dans les procédés intertextuels en général un signe de la postmodernité kirschéenne523, nous pensons que les motifs mythologiques ne sont pas employés dans une perspective postmoderne. La postmodernité insiste sur l’esthétique du collage, par laquelle la citation intertextuelle, le motif mythologique, le motif d’un conte fonctionnent comme un corps étranger autonome dans le texte d’accueil. Ils produisent un effet de discontinuité désarçonnant qui est censé reproduire l’effet que l’on ressent à vivre dans un monde dont on ne peut percevoir l’unité ni le sens. Or, ce n’est pas le cas pour la grande majorité des poèmes kirschéens. Nous avons vu qu’au mouvement d’éclatement du matériau mythologique suit un mouvement contraire de recombinaison signifiante qui donne une nouvelle image globale. Les textes « Aufforderung », « Die Erinnerung » et « Winterpromenade » sont emblématiques à ce sujet. À la notion d’éclatement des motifs, nous substituerions celle d’une méthode associative, qui tisse entre eux les mythèmes dans le réseau textuel. Nous pensons que les mythes procèdent de cette esthétique du kaléidoscope que s’attache à définir Céline Da-Silva dans la prose de Sarah Kirsch, qui consiste en une vision fragmentée de la réalité en de multiples facettes, qui fusionnent à un autre niveau pour former une image complète. Que dire par ailleurs des nombreux textes qui n’utilisent qu’un seul mythème ? Il nous semble que nous avons montré que, loin d’être un corps étranger dans le texte, il livrait souvent une clé fondamentale à sa compréhension. C’est le cas de « Musik auf dem Wasser », « Ich wollte meinen König töten », « Katzenkopfpflaster », « Wiepersdorf 2 » pour n’en citer que quelques-uns. Cette remarque vaut tout autant pour les textes à coprésences mythologiques multiples, comme « Erdreich » et « Schwarzer Spiegel ». Là où la postmodernité ne voit qu’un monde morcelé dont le sens se dérobe à toute velléité cognitive, Sarah Kirsch oppose une vision cohérente quoique complexe.

De la même manière, nous pensons que le plaisir du jeu de travestissement, de métamorphose identificatoire ne relève pas de l’approche postmoderne, comme on pourrait le croire au vu du nombre impressionnant de déguisements portés par le je poétique. Nous voyons ce jeu comme l’expression d’une quête identitaire incessante, qui a un fonctionnement proche du mythe. En effet, le mythe ne peut être circonscrit, il est la somme de ses variantes et même des potentialités narratives qu’il recèle. Il ne prend donc jamais fin, même s’il doit être régulièrement réactivé pour pouvoir survivre dans la mémoire collective. Le je poétique kirschéen nous semble relever du même principe, qui n’est pas fondé sur l’éparpillement mais sur l’enrichissement progressif et infini. Comme le dit Franz Fühmann, le je poétique vit du renouvellement constant de tensions, pas de la dispersion en éléments hétérogènes.

Si l’on cherche absolument à rapprocher le fonctionnement des mythèmes au sein du texte d’un courant artistique, nous proposerions plutôt le Romantisme et sa conception du fragment comme reflet d’une totalité, que développe Friedrich Schlegel dans les Athenäum-Fragmente. Dans le fragment 116, il expose sa théorie d’une « poésie universelle » (Universalpoesie), réunissant en elle les différents genres littéraires, qui aurait pour objectif de refléter la totalité du monde. L’universalité recherchée reste cependant inaccessible en tant que projection utopique. Elle est en effet à saisir comme un principe dynamique qui « ne peut que devenir éternellement, jamais trouver d’accomplissement524 ». Il semble qu’on peuttrouver une résonance de cette philosophie du fragment dans la « philosophie de consolation » que propose Sarah Kirsch dans Allerlei-Rauh :

‘Rien dans le monde, pas une poussière ne se perd, se répétait-il [l’enfant ; C. F.] avec insistance et réitérait et réitérait la phrase magique, jusqu’à ce qu’elle fasse effet. Même si, et cela devait finir par arriver, la vieille théière chinoise avec le dragon aux grosses écailles se brisait, ce n’était pas un malheur : il restait les morceaux, qui pouvaient donner de nouveaux morceaux de morceaux, un processus incessant était possible, même si les éclats devenaient peu à peu si minuscules que leur évolution ne pouvait plus être perceptible à l’œil nu.525

Selon nous, le traitement des mythèmes chez Kirsch relève de ce mouvement de mise en abyme, dans la mesure où chaque fragment renvoie effectivement à une vision globale, à un aspect fondamental du texte. En ce sens, les mythes chez Kirsch traduisent la volonté de contenir le désordre dans une approche synthétisante, de rassembler les éclats dans une forme qui apporte la consolation. On se rappelle à ce titre l’importance du principe de composition à l’œuvre dans la poésie kirschéenne.

En ce qui concerne donc la dispersion du matériau mythologique, nous pensons qu’il faut y voir un signe de la modernité poétique kirschéenne. D’ailleurs, il est utile de replacer notre réflexion dans le contexte spécifique de la RDA. Hugo Friedrich considère que la modernité poétique naît avec Baudelaire dans le passage d’une poésie rhétorique à une poésie de recherche esthétique mettant le principe de la spécularité, de la réflexivité interne au langage au cœur de ses préoccupations. Dès lors, la modernité est reliée à une posture d’avant-garde qui cherche de nouvelles voies d’expérimentation esthétique. Or, la fragmentation du matériau mythologique chez Kirsch correspond à une réaction allergique aux dogmes de la linéarité et de la causalité assénés par les tenants du réalisme socialiste. La nouveauté du contenu et des formes de la poétologie kirschéenne s’oppose à une vision ancienne, utilitaire de la poésie qui s’inscrit dans la continuation d’un héritage culturel artificiel et se comprend comme porteuse d’un message. Il s’agit finalement de la transposition décalée dans le temps du débat entre Anciens et Modernes qui vit naître la modernité poétique à l’aube du XIXe siècle, décalage dû au fait que la politique culturelle est-allemande tente de faire appliquer dans le champ poétique des principes pré-modernes éculés.

La question de la postmodernité se révèle cependant pertinente selon nous en ce qui concerne la dimension apocalyptique des textes poétiques kirschéens et la conception pessimiste de l’Histoire qu’ils véhiculent. Nous avons vu qu’il existait dans son œuvre un courant important de poèmes apocalyptiques, fondés invariablement sur la réécriture du mythe du Déluge biblique et sur des motifs tirés de l’Apocalypse de Jean. De même, le dévoilement progressif des idéologies que permet en partie le travail sur le mythe laisse le champ libre à une réflexion pessimiste à tendance misanthropique sur le mode de vie de nos sociétés modernes postindustrielles. Dans le dernier recueil que nous avons étudié, Schneewärme, le mythe ne parvient plus à jouer le rôle de médiateur entre civilisation et nature, le je semble se couper progressivement de la communauté humaine. Or le repli sur le local, le rejet de l’homogénéisation dogmatique exigée par les idéologies politiques et la crise de confiance dans les institutions sont des caractéristiques de la postmodernité526. De ce point de vue, l’œuvre poétique de Sarah Kirsch offre sans doute une proximité de pensée avec ce courant, surtout selon nous dans Schneewärme, où le je poétiquesemble se replier sur lui-même et se laisser envahir par la certitude apocalyptique sans la remettre en cause par un processus réflexif. En effet, d’après Steven Connor, le mouvement postmoderne exhibe les limites de la raison humaine et s’en accommode :

‘L’art postmoderne (et l’écriture postmoderne en particulier) est conscient qu’il ne peut saisir ce qui échappe à notre entendement dans l’expérience contemporaine. Il a pour objectif de mettre en relation ce que Lyotard appelle ses « connaissances réduites » avec le devoir final de faillir à son entreprise, de telle manière qu’il puisse rendre compte malgré tout de ce qu’il ne peut qu’échouer à définir.527

On le voit, la question de la postmodernité apparaît comme extrêmement complexe et apportant des réponses contradictoires. Il nous semble qu’il est indispensable en tout cas de ne pas perdre de vue l’arrière-plan historique et idéologique qui influence à la fois les aspects moderne et postmoderne du traitement des mythes chez Sarah Kirsch.

Notes
521.

Anne Staquet, « Avant-propos », in : Modernité et postmodernité, Mons, CIEPHUM, 2000, p. 3.

522.

Steven Connor, « Postmodernism and literature », in : Postmodernism, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 67.

523.

Céline Da-Silva, La poétique de Sarah Kirsch : une esthétique du kaléidoscope, thèse de doctorat soutenue en juin 2009, Université de Strasbourg, p. 48. Consultée en ligne en juillet 2010 à l’adresse : http://eprints-umb.u-strasbg.fr/332/ .

524.

Friedrich Schlegel, « Athenäum-Fragment 116 », in : Kritische Ausgabe seiner Werke, Ernst Behler (éd.), vol. 2, München, Paderborn, Wien, Verlag Ferdinand Schöningh, Zürich, Thomas-Verlag, 1967, p. 182-183. « Die romantische Dichtart ist noch im Werden; ja das ist ihr eigentliches Wesen, daß sie ewig nur werden, nie vollendet sein kann. »

525.

Sarah Kirsch, Allerlei-Rauh, vol. 5, p. 17. « Nichts auf der Welt, kein Stäubchen geht verloren, sagte es [das Kind ; C. F.] sich eindringlich her und wiederholte und wiederholte den magischen Satz, bis er seine Wirkung erzielte. Selbst wenn, was eines Tages geschah, die alte chinesische Teekanne mit den schuppigen Drachen zersprang, so war es kein Unglück: es blieben die Scherben, aus deren folgenden Scherben Scherben hervorgehen konnten, ein ewiger Ablauf war möglich, wenn auch die Bruchstücke allmählich so winzig wurden, daß ihr weiterer Weg mit bloßem Auge nicht länger verfolgt werden konnte. »

526.

Michel Maffesoli, « De la ‘postmédiévalité’ à la postmodernité », in : Modernité et postmodernité, op. cit., p. 9-11.

527.

Steven Connor, op. cit., p. 67. « Postmodernist art (and postmodernist writing in particular) is therefore thought to know that it cannot match up to what goes beyond comprehension in contemporary experience. It aims to pit what Lyotard calls its ‘little expertise’ to the task of falling short in such a way as to bear witness notwithstanding to what it must fail to encompass. »