4.3. Conclusion

Nous avons parlé du traitement romantique du fragment mythologique, de la dimension postmoderne de la vision apocalyptique, des résonances précieuses de Katzenleben et baroques de Schneewärme, que souligne également Hans Wagener à propos du ton de tristesse et de deuil, de la conscience de l’écoulement du temps qui dominent ce dernier recueil528. Adolf Endler quant à lui parle de l’aspect « antique-impudique529 » des textes de Zaubersprüche, qui parlent crûment de sexualité et d’adultère. Comment qualifier dès lors l’œuvre de Kirsch ? Il est indéniable que toutes ces résonances existent, et chaque critique a raison dans son analyse. L’œuvre poétique de Sarah Kirsch révèle d’abord son incroyable capacité à se régénérer sans cesse, à l’instar du phénix renaissant continuellement de ses cendres. À chaque recueil correspond une nouvelle étape franchie dans la quête d’un style poétique personnel. Les poèmes semblent se nourrir de toutes les influences et résonances possibles, au gré des affinités spirituelles, artistiques mais aussi humaines que noue leur créatrice. Il s’agit avant tout selon nous d’une œuvre ouverte, constamment en redéfinition, curieuse de nouvelles expériences langagières.

L’effacement de l’hypotexte mythologique participe de ce mouvement d’ouverture en atténuant la contrainte interprétative que suggère la filiation textuelle. Sarah Kirsch ne souhaite pas enrichir un matériau préexistant, elle souhaite se l’approprier pleinement et laisser la plus grande marge d’interprétation au lecteur qui peut choisir son degré d’investissement dans la quête du sens. Nous l’avons vu en étudiant le poème « Erdreich », le poème kirschéen est souvent formé de plusieurs couches sémantiques de plus en plus profondes. C’est au lecteur de décider jusqu’à quelle profondeur il souhaite descendre dans le texte, il peut même décider de rester à la surface, comme beaucoup de lecteurs qui aiment Sarah Kirsch pour la beauté harmonieuse de ses descriptions de la nature. Sans cesse, dans un mouvement spéculaire renouvelé, le texte s’interroge sur lui-même, à travers le motif du miroir, de l’eau, de la vitre, de la feuille etc. À plusieurs reprises nous avons souligné l’exhibition de la composition du texte, la mise en exergue de son artificialité. C’est que chez Kirsch tout élément est à sa place, possède une fonction définie, et l’analyse des mythèmes nous le montre parfaitement. En ce sens, il n’y a pas de collage postmoderne des éléments mythologiques, mais le signe d’une œuvre résolument moderne. Elle n’est ni réductible à un courant artistique déterminé, ni la compilation de toutes ces influences évoquées plus haut, car, encore une fois, Sarah Kirsch les plie à ses propres lois artistiques. Le traitement des mythes constitue une des marques de cette modernité parmi tant d’autres. Citons, avec quelque précaution, l’affirmation d’une sensibilité féminine, le traitement fort libre de la syntaxe et de la ponctuation, la prédominance des vers libres qui s’affranchissent de la contrainte des codes métriques, même si Sarah Kirsch les maîtrise parfaitement par ailleurs, la coexistence d’un langage soutenu archaïsant et d’un langage familier, la liberté de ton dans l’évocation de la sexualité ou de l’anecdotique. Mais les mythèmes tiennent une place particulière car ils relient cette affirmation moderne de la liberté sémiotique à la nécessité du cadre thétique, d’où l’importance de la composition affichée des textes. La tension entre les deux pôles de l’ordre thétique et du désordre sémiotique est, jusqu’à la fin des années quatre-vingt, nécessaire à la création poétique kirschéenne. C’est pour cette raison qu’elle ne verse jamais dans l’affirmation d’une autonomie totale de l’œuvre poétique telle que la défend la théorie de « l’art pour l’art ». L’étude des mythèmes a permis de montrer que le réel persistait toujours à l’arrière-plan du texte, ce qui empêche l’œuvre de basculer dans la poésie hermétique malgré sa complexité métaphorique.

Si nous nous replaçons dans une perspective diachronique, nous notons que le recueil Erdreich signale à plus d’un titre une rupture dans le traitement des mythes chez Kirsch. Comme nous l’avons suggéré auparavant, la disparition de la pression des contraintes extérieures entraîne une remise en question de soi et un changement des modalités du rapport qu’entretient le je poétique, et bien sûr le moi réel, au monde. L’opposition entre monde extérieur oppressif et monde intérieur cède la place à des scissions intérieures, métaphysiques et artistiques, qui relancent la quête identitaire. Le mythe cristallise ce renversement, dans la mesure où l’adhésion du je poétique aux mythes se trouve remise en question. La ligne de démarcation qui séparait autrefois le mythe, allié du sémiotique, et la société thétique traverse désormais le mythe lui-même, qui met à jour la tension entre norme et marginalité. Nous avons étudié un exemple de ce changement dans le poème « Reisezehrung 1 », dans lequel le mythe devient l’instrument de la loi en exprimant la coercition au travers d’une structure syntaxique contraignante. En tant qu’instruments potentiels du thétique, les mythes ne peuvent plus être utilisés comme dans Zaubersprüche d’une manière quelque peu naïve dans un discours irrationnel et magique. La prise de conscience de leur ambivalence entraîne de ce fait à la fois un lent détachement, une complexification de leur usage et de la réflexion métaphysique et artistique qu’ils vont soutenir.

Quelle explication donner à la perte d’influence du matériau mythologique dans l’écriture poétique kirschéenne ? Même si le nombre de textes avec motifs mythologiques ne baisse pas, ils sont de fait moins développés, leurs liens intertextuels beaucoup plus diffus que dans les premiers recueils. De plus, nous avons comptabilisé dans les motifs l’emploi du terme « Dieu », très fréquent dans Erdreich et Katzenleben, qui se trouve dans une position ambiguë à la limite entre le religieux et le mythologique. Si l’on observe le recueil Schneewärme, qui revient à des motifs mythologiques plus « traditionnels », on observe qu’ils ne constituent plus que 15,5 % de l’ensemble des textes, contre 21 % dans Zaubersprüche, et que, sur les dix textes recensés, seuls deux textes font état de références précises à des mythes. C’est dans le recueil Schneewärme que se développe ce que l’on peut appeler le chant du cygne du mythe kirschéen. Les mythèmes fournissent à nouveau l’élan vital nécessaire au je pour se régénérer, comme nous pouvons le voir dans la métamorphose en louve dans « Schneewärme » ou en femme de Lot ayant recouvré sa liberté de mouvement dans « Luftspringerin ». Selon nous, les mythèmes y basculent entièrement du côté de la délivrance sémiotique du je et sont de fait détachés de la contrainte, de l’ordre, que nous avions dits nécessaires à la création poétique. C’est en ce sens que nous pensons que ce recueil se rapproche le plus d’une esthétique postmoderne.

Avec la disparition de cette tension, les mythèmes ne sont plus aptes à rendre compte de la complexité du monde extérieur, le « danger » si l’on peut dire de l’art pour l’art guette. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles Sarah Kirsch se tourne vers d’autres sources d’inspiration et d’autres formes artistiques à la fin des années quatre-vingt. En ce qui concerne ses deux recueils poétiques suivants, Erlkönigs Tochter (1992) et Bodenlos (1996), on observe le raccourcissement des poèmes, parfois proches de l’art du haïku japonais dans ce dernier, et la quasi-disparition de la mythologie grecque : une allusion à Icare et dans le premier recueil et quatre allusions dans le second autour du Léthé, du Styx et d’une nymphe rappelant Ondine. Les mythes bibliques ne sont guère plus présents, tout au plus dans l’évocation d’une terre promise et de l’atténuation du scepticisme agnostique dans le poème « Besänftigung ». Au phénix se substitue Odin : la mythologie nordique, et surtout les paysages scandinaves deviennent la nouvelle source de régénération poétologique dans Erlkönigs Tochter, auxquels succède une inspiration puisant dans l’art asiatique dans Bodenlos. Plus radicalement, les années quatre-vingt-dix marquent chez Sarah Kirsch le retour prédominant de la prose et l’ouverture au plaisir de la peinture, particulièrement de l’aquarelle. Au niveau de la prose, Céline Da-Silva signale un double mouvement contradictoire avec, d’une part, une tendance à la fragmentation à outrance et, de l’autre, un resserrement des textes en une unité textuelle avec un début et une fin530.

Il nous semble que la disparition des mythèmes antiques et bibliques accompagne un changement de paradigme dans la poésie kirschéenne, qui, à partir de Bodenlos, remplace l’opposition entre ordre thétique et désordre sémiotique par une opposition entre utopie poétique et réalité insatisfaisante531. Bodenlos exprime ainsi la déchirure provoquée par la prise de conscience du caractère inconciliable du réel et de l’imaginaire poétique. On peut dès lors poser l’hypothèse que le détachement du matériau mythologique qui suit Schneewärme est lié à l’insatisfaction que provoque le glissement vers l’esthétique postmoderne, hypothèse sur laquelle nous reviendrons lors de notre synthèse.

Notes
528.

Hans Wagener, op. cit., p. 78.

529.

Adolf Endler, op. cit., p. 158 : « antik-‘schamlos’ ».

530.

Céline Da-Silva, op. cit., p. 52.

531.

Le sémiotique et l’imaginaire ne sont pas synonymes puisque le premier renvoie seulement à tout ce qui n’est pas du domaine de la civilisation chez l’être humain, à sa dimension corporelle et pré-langagière entre autres, et qu’il est donc ancré dans le réel.