5.3. Abschiede und andere Liebesgedichte : « T.V. »

Ce recueil publié en 1983 renvoie à une période difficile de la vie d’Uwe Kolbe, alors que, interdit de publication, il s’investit dans le circuit littéraire officieux et entretient des contacts fructueux avec la « scène » du Prenzlauer Berg. C’est une époque de remise en question existentielle profonde, à un moment où la fatalité de la naissance perd de plus en plus son évidence pour apparaître comme le résultat d’un choix. Au niveau des mythes, les matériaux bibliques et grecs, d’importance égale, apparaissent toujours comme marginaux, avec au plus sept textes concernés sur cinquante-huit.

Le texte principal concerné par notre étude s’intitule « T.V. » :

‘1 Schöne Frau ich leugne meinen Namen
Heut um dich zu schonen
Wie sonst nichts
Geschont sein darf.

5 Schöne Frau ich bild mir heute ein
In keiner Plastikwelt zu leben.
Ich schalte meine Elektronik aus
Und an der Mauer pflanz ich Bäume.

Schöne Frau du bist mir heut
10 Die Einzige ich kriegs bei keiner
Andern hin, du bleibst, und bleibst
Nicht du im wirren Spiel.

Schöne Frau ich schenk uns heute
Lieder leugne die Erfahrung
15 Kirke Helena Medusa
Nenn dich Eva und erkenne dich.

Schöne Frau ich steige heut, sofort
Aus dem Jahrtausend aus nur
Für den Besuch.
20 Noch der Abspann
Dann die Nachricht.554

Le choix du sujet place Uwe Kolbe dans la génération des enfants de la télévision, creusant l’écart avec celle de Günter Kunert et de Sarah Kirsch plus attirée par l’art et la technique cinématographiques. Si la télévision nous apparaît comme un objet des plus anodins, complètement intégré dans notre mode de vie actuel, il faut rappeler qu’elle exerce un double pouvoir de fascination sur les jeunes en RDA. D’abord, il s’agit d’un objet-phare de l’appartement est-allemand des années quatre-vingt, qui symbolise la modernité au milieu d’un amoncellement nostalgique d’objets antimodernes traduisant une réaction hostile des citoyens à l’idéologie dominante de la course au progrès économique et technologique555. On peut imaginer dans ces conditions à quel point le téléviseur devait attirer l’attention des plus jeunes. De plus, elle constitue un outil de connaissance dans la mesure où elle relie le citoyen est-allemand au monde extérieur – notamment à Berlin-Ouest dont on peut capter illégalement les chaînes depuis les quartiers de Berlin-Est – auquel il n’a accès que de façon restreinte.

Dans ce contexte, la critique de la télévision à laquelle procède le poème de Kolbe prend une tonalité philosophique et politique. Il s’agit de rejeter un instrument pervers qui donne l’illusion d’être libre en offrant au spectateur une réalité fausse car virtuelle et inaccessible. Lorsqu’il est encore enfant, Berlin-Ouest n’est pour lui que « ce monde télévisé qui ne pouvait pas vraiment exister556 ». Dans ses essais, quand il évoque des temps forts de l’Histoire mondiale, il cite les reportages par lesquels il en a pris connaissance. La réalité apparaît ainsi comme toujours médiatisée, au sens propre du terme.

Le poème exprime ce double mouvement d’ouverture au monde puis de fermeture qu’apporte la télévision, par laquelle le je poétique prend conscience de vivre à côté de l’Histoire, en-dehors d’elle. Le texte se structure en cinq temps marqués par l’anaphore de l’expression « belle femme » en début de chaque strophe. Mais on ne peut vraiment parler d’une progression du texte, dans la mesure où, malgré les efforts entrepris pour préciser le concept de cette belle femme, il reste plongé dans une brume diffuse. Cette créature semble dans un premier temps être le produit de l’imagination poétique du je, qui s’isole volontairement du monde virtuel de la télévision. La première strophe, difficile à déchiffrer, témoigne de l’hermétisme caractéristique du style poétique de Kolbe, que nous n’avons qu’entre-aperçu jusqu’ici. Peut-être le je se projette-t-il dans la figure d’Ulysse (v. 1) lorsqu’il déclare nier son nom, comme le héros mythologique a pu le faire dans l’épisode avec le géant Polyphème. La mention des figures féminines de Circé et d’Hélène nous permet de le penser sans nous donner aucune certitude. Plus que de s’attacher à plaquer un sens sur cette première strophe, c’est son hermétisme qu’il nous paraît important de souligner. L’interprétation ne peut reposer que sur des hypothèses, ce qui révèle la volonté politique de Kolbe de remettre en cause un système où le sens est fixé par avance, où le choix n’existe pas, comme nous l’avions suggéré plus tôt.

Dans la deuxième strophe, le je se coupe donc du monde télévisuel virtuel, en en rejetant l’artificialité. Celle-ci se lit dans l’emploi de la consonne vélaire [k] associant le « monde en plastique » à l’« électronique » (« Plastikwelt » v. 6 et « Elektronik » v. 7). Au vers 8, on mesure l’ampleur de l’écart, au niveau des problématiques poétologico-existentielles, entre la jeune génération de poètes nés en RDA et celles de leurs aînés ayant connu le régime nazi. On se souvient de la fameuse formule de Brecht dans son poème « An die Nachgeborenen » appartenant au cycle des Svendborger Gedichte :

‘Was sind das für Zeiten, wo
Ein Gespräch über Bäume fast ein Verbrechen ist
Weil es ein Schweigen über so viele Untaten einschließt!557

À l’époque de Kolbe, la référence au simple fait de planter des arbres, certes le long du mur, est déjà un signe d’engagement politique. On voit à quel point les modalités de la résistance sont différentes dans les années quatre-vingt de celles des années quarante et de l’immédiat après-guerre. La troisième strophe se concentre sur cette belle femme née de l’imagination du je. L’obsession avec laquelle le je poétique tente de la saisir et de la définir traduit peut-être sa difficulté à se détacher d’une vie quotidienne envahissante et lénifiante. Comme souvent chez Kolbe, l’hermétisme naît de la contradiction : il pose une chose avant de l’annihiler juste après. C’est ce que nous remarquons aux vers 11 et 12, avec la répétition de « tu restes », qui marque la tentative d’étoffer la substance du concept poétique de la « belle femme », immédiatement contredit par le vers suivant avec le négateur « nicht » en début de vers. Nous avions pu observer un procédé similaire chez Sarah Kirsch dans le poème « Erdreich ».

Dans la quatrième strophe se poursuit le mouvement de substantialisation du concept par le recours à la nomination. L’intrusion de personnages mythologiques n’est pas étonnante si l’on pense à la thèse de Hans Blumenberg selon laquelle le pouvoir premier du mythe réside dans sa capacité à nommer l’inconnu afin de le cerner et d’abolir son caractère absolu effrayant. En donnant le nom d’« Ève » à sa création poétique, le je se place sur un plan d’égalité avec le Dieu chrétien créateur, un lieu commun de la poésie. Il est plus intéressant d’observer la chaîne de personnages féminins négatifs, évoquant divers aspects de la « femme fatale » : pouvoirs magiques, beauté destructrice, monstre mortel. À travers l’emploi du terme d’« expérience » (v. 14) est affirmé le pouvoir de l’imaginaire de soutenir l’acte de connaissance. Ainsi, le mythe, au même titre que l’Histoire, est présenté comme un outil cognitif qui permet de saisir la nature humaine. Le je affirme vouloir passer outre la connaissance apportée par le mythe, qui est celle du caractère mortifère de la femme, en nommant sa création du nom pur, virginal de la première femme. En effet, Ève étant la femme originelle, elle n’entre apparemment pas dans la généalogie maudite de Circé, Hélène et Méduse, d’autant plus qu’elle appartient au matériau biblique et non grec. Mais l’acte de création poétique, qui s’apparente à un acte de foi, est bien sûr condamné d’avance. Le lecteur sait qu’Ève est aussi maudite que ses consœurs grecques et qu’elle cause la perte de l’homme et de l’état de grâce originel en le faisant goûter au fruit de la connaissance. Ainsi, le texte met en scène un moment d’auto-aveuglement dans lequel le je décide d’oublier le caractère illusoire de sa création fantasmagorique idéalisée, qui se projette sur la belle héroïne d’un film passant à la télévision. L’aspect sexuel du fantasme, suggéré par le verbe « erkennen » (connaître, reconnaître), dans « [ich] erkenne dich », proche du « connaître » biblique, renforcé par l’implicite du verbe « monter » (« steigen » v. 17) ajoute encore au misérabilisme de la scène en soulignant l’étouffante solitude du je. L’aporie de la fuite dans le monde de l’imaginaire poétique est donc signalée bien avant qu’elle ne devienne effective dans la dernière strophe. Dans le choix de recourir à un prénom mythologique fort, pour lequel il est difficile de faire abstraction de son contexte narratif, on reconnaît à nouveau l’idée qu’il n’existe pas de choix libre et autonome en RDA, que toute alternative est illusoire car fixée d’avance, à l’instar de ce choix qui n’en est pas un entre Circé, Hélène, Méduse et Ève, toutes variantes d’une même et unique femme fatale.

La dernière strophe se distingue des précédentes par le blanc typographique divisant le vers 19 en deux parties, qui marque avec netteté la fin de l’envolée dans l’imaginaire. L’opposition entre emphase pathétique (« ich steige […] / Aus dem Jahrtausend aus ») et trivialité insignifiante (« nur / Für den Besuch ») crée un effet grotesque qui, comme dans le poème « Schöpfungsgeschichte mit Weib », ridiculise l’acte de création poétique. Ce qui est intéressant, c’est qu’au lieu de revenir à une pénible réalité, le texte se clôt sur l’évocation d’une autre virtualité. Le je semble donc piégé deux fois : d’abord par l’impossibilité de la fuite dans l’imaginaire, ensuite par la condamnation à vivre dans une fausse réalité, médiatisée et mensongère. Le caractère idéologique de la réalité télévisuelle est suggéré par le singulier de l’« information » (« die Nachricht », v. 21) au lieu du pluriel attendu. Un passage d’une lettre à Lothar Walsdorf publiée à la fin du recueil explicite ce poème :

‘Nous avançons bien droits et fiers, confiants dans la grandeur cosmique de notre crâne, cette caboche. Car quelle est la valeur d’un monde dont les miracles sont présentés à travers l’uniformisation d’un écran de télévision ?558

Derrière la diversité virtuelle affichée par la télévision se cache la vérité misérable d’une réalité uniforme et cadrée. En fait, deux idées sont soulevées simultanément : d’une part, la télévision empêche de vivre réellement en clouant le téléspectateur à son fauteuil, d’autre part, elle est un instrument idéologique d’appauvrissement et d’uniformisation du réel.

Notes
554.

Uwe Kolbe, « T.V. », in : Abschiede und andere Liebesgedichte, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1983, p. 46.

555.

Stefan Wolle, Die heile Welt der Diktatur: Alltag und Herrschaft in der DDR 1971-1989, Bonn, Bundeszentrale für politische Bildung, 1999, p. 219.

556.

Uwe Kolbe, Renegatentermine, op. cit., p. 39.

557.

Bertolt Brecht, « An die Nachgeborenen », in : Gesammelte Werke in 20 Bänden, vol. 9, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1967, p. 722.

558.

Uwe Kolbe, Abschiede und andere Liebesgedichte, op. cit., p. 80. « Stolz und aufrecht gehen wir, trauen unserm Schädel, dieser Nuß, kosmische Weite zu. Was gilt eine Welt auch, deren Wunder im Einheitsmaß des Fernsehbildschirms präsentiert werden? »