Introduction

Depuis James (1890), tout un chacun est supposé savoir ce qu'est l'attention. Et beaucoup le croient. Tout au long du dernier siècle, pourtant, des doutes ont été émis, plus ou moins appuyés, sur cette évidence. Tsotsos, Itti et Rees (2005), dans leur introduction historique à l'ouvrage Neurobiology of Attention (Itti, Rees, et Tsotsos, 2005), citent quelques attaques en règle à l'encontre de cet excès de confiance. Cela commence rapidement avec Groos (1896), pourtant contemporain de James, qui affirme que :

‘"à la question 'qu'est-ce que l'attention ?', non seulement il n'y a pas de définition généralement admise, mais les différentes tentatives de parvenir à une solution divergent de la plus contrariante des façons". ’

Encore récemment, Sutherland (1998) pouvait se sentir légitime à comparer notre connaissance de l'attention à celle que nous avons de l'intérieur des trous noirs... Malgré cette introduction décourageante, l'ouvrage somme de Itti et collaborateurs (2005) est là pour nous conforter, en nous présentant la quantité impressionnante de connaissances qui ont pu être accumulées, particulièrement dans une période récente (comme en témoigne par exemple le changement récent de nom du journal Perception and Psychophysics en Attention, Perception and Psychophysics). Malgré la profusion de recherches (ou peut-être à cause d'elle ?), notre compréhension de l'attention reste confuse, et les théories explicatives relativement hétéroclites et discordantes.

On peut en effet s'interroger sur la coexistence de théories aussi contradictoires que, d'un côté, le modèle à deux étapes de Theeuwes (1993, 2010a), qui accorde une prééminence quasi-absolue ‒du moins dans une étape initiale de traitement‒ à la saillance dans l'orientation attentionnelle et, d'un autre côté, l'hypothèse de capture attentionnelle contingente de Folk et ses collaborateurs (Folk, Remington & Johnston, 1992 ; Folk, Remington et Wright, 1994), qui pose l'influence de la saillance comme contingente d'un set attentionnel endogène. Malheureusement, les oppositions ne concernent pas seulement ce type d'assertions qui, pour contradictoires qu'elles soient, n'en restent pas moins mutuellement compatibles, intelligibles dans un même paradigme théorique. On trouve en effet des perspectives qui semblent s'écarter sensiblement du paradigme cognitiviste classique, dans lequel naviguent encore la plupart des modèles, notamment ceux basés sur l'hypothèse d'une carte de saillance (Itti & Koch, 2000, Michael et al., 2006, Wolfe, 1994). Parmi ces propositions plus ou moins hétérodoxes, la théorie de la compétition biaisée (Desimone & Duncan, 1995), ou intégrée (Duncan, Humphreys & Ward, 1997 ; Duncan, 2006), semble remettre radicalement en cause l'existence d'un système attentionnel cognitivement et organiquement indépendant. Ce postulat, développé notamment par Posner et Petersen (1990) semblait pourtant d'une importance capitale, et paraissait à l'origine du renouveau de l'étude de l'attention visuelle, particulièrement dans le cadre des neurosciences cognitives (Posner, Pea, & Volpe, 1982, Posner & DiGirolamo, 2000).

Le champ de l'attention sélective paraît bien loin d'un consensus. Au vu de la masse des travaux publiés, il semble qu'il pourrait être profitable de se replonger dans quelques réflexions épistémologiques, ou simplement critiques, sur la pratique scientifique elle-même. En 1973, Allan Newell désespérait de l'accumulation de données empiriques diverses, orphelines d'une théorie qui puisse leur donner sens (Newell, 1973). Aujourd'hui, le caractère hétéroclite des recherches semble encore la règle, renforcé encore par cette pression à l'hyper-spécialisation en sous-disciplines qui s'oppose à l'esprit trans-disciplinaire des sciences cognitives, aiguisé également, selon toute vraisemblance, par d'autres contraintes institutionnelles. Au-delà de cet éparpillement, Allport (1993) exhortait également à poser enfin les bonnes questions. Par de mauvaises questions, induisant débats insolubles et querelles stériles, on divertit, on détourne l'attention des problèmes centraux qui permettraient d'améliorer notre compréhension du fonctionnement cognitif. Il en était ainsi selon lui de l'opposition entre processus sériels et parallèles ; il en est sans doute également ainsi pour des problèmes comme celui des caractéristiques perceptives capables d'induire une capture attentionnelle (Wolfe & Horowitz, 2004), ou de la nature automatique ou non de cette capture (Ruz & Lupiàñez, 2002 ; Theeuwes, 2010a). Ces débats ont pu présenter des intérêts non négligeables mais, mal posés, ils ont sans doute participé à biaiser l'étude de l'attention visuelle sélective et à nous éloigner de problèmes plus fondamentaux. Ce qui fait le plus cruellement défaut dans la recherche actuelle sur l'attention visuelle sélective, c'est peut-être une théorie générale, qui permette d'appréhender l'ensemble des processus attentionnels, dans toute leur étendue, à l'aide d'un même ensemble, restreint, de principes de base. Au vu de la masse de données disponibles, cette théorie est peut-être plus accessible aujourd'hui qu'on ne pourraitle craindre...

L'attention visuelle sélective a souvent été appréhendée à travers la dichotomie opposant traitements endogènes et traitements exogènes. Les premiers renvoient à la dimension volontaire et intentionnelle de l'attention, alors que les seconds font référence aux aspects perceptifs, déterminés par les données, qui influencent l'orientation de l'attention. William James (1890) avait déjà, parmi d'autres, proposé l'opposition entre l'attention "passive, réflexe, non-volontaire, ne demandant pas d'effort" et l'attention "active et volontaire" (p. 416). Cette opposition est encore pertinente aujourd'hui, et largement traitée. Avant de développer les possibilités d'interaction entre ces deux types de contrôle de l'attention, ainsi que les multiples conceptualisations dont elles ont fait l'objet, l'orientation exogène et l'orientation endogène méritent d'être plus précisément caractérisées. C'est ce qui sera fait dans les deux premiers chapitres de cette partie théorique (chapitres A.1,A.2). Certains auteurs postulent l'existence de processus d'inhibition cognitive, suggérant notamment leur implication dans la résolution d'éventuels conflits entre les processus endogènes et exogènes. Un troisième chapitre (A.3) portera sur ces processus, ainsi que sur les oppositions théoriques qui s'élèvent à leur encontre et sur les propositions alternatives. Le quatrième chapitre (A.4) développera les différents types d'interaction entre processus endogènes et exogènes qui ont pu être soulignés dans la littérature. Dans chaque chapitre, les bases neurales seront envisagées. Enfin, les principaux modèles cognitifs abordant cette interaction seront rapidement décrits dans le dernier chapitre (A.5), pour éclairer le panorama théorique dans lequel cette problématique est abordée.

La partie théorique a servi de base à un article de revue, refondu et racourci, sur l'interaction entre processus endogènes et exogènes dans l'attention visuelle sélective, soumis à l'Année Psychologique.

La première série d'expériences a fait l'objet d'un article en anglais avec George A. Michael, soumis au Quarterly Journal of Experimental Psychology.

La deuxième série a fait l'objet d'un article en collaboration avec George A. Michael, qui est actuellement en ré-écriture.

La quatrième expérience de la troisième série a également fait l'objet d'un article en anglais soumis, avec Mathieu Lesourd (laboratoire EMC), à la revue Brain Research.