A.1.2. Carte de saillance

La façon la plus courante actuellement de conceptualiser les mécanismes liés à la saillance se fonde sur la notion de carte de saillance, proposée par Koch et Ullman (1985). À l'origine de cette idée se trouve la description de l'architecture du système visuel en régions cérébrales sous-tendant des "cartes cognitives" relativement spécialisées dans le traitement de caractéristiques perceptives spécifiques (couleur, orientation, mouvement, etc., voir Felleman & Van Essen, 1991). Koch et Ullman (1985 ; voir également Treisman & Souther, 1985) suivent la conception classique d'une organisation en deux stades du système attentionnel (Neisser, 1967). Dans le premier stade, "pré-attentionnel", les données de la scène visuelle seraient traitées en parallèle et encodées de façon ségrégée entre ces différentes cartes de traits. Ces activations ne codent pas strictement l'intensité des activités aux différentes localisations, mais bien le contraste des traits, comme le justifient les études du système visuel, tant au niveau du champ récepteur visuel classique (Hubel & Wiesel, 1959), qu'au-delà de ce dernier (Burrows & Moore, 2009 ; Jones, Wang, & Silito, 2002 ; Knierim & Van Essen, 1992 ; Beck & Kastner, 2005 ; Kastner, Nothdurft, & Pikarev, 1997 ; Nothdurft, Gallant, & Van Essen, 1999).

Partant de ces données de neurophysiologie, les modèles computationnels (p. ex. Koch & Ullman, 1985 ;Treisman & Souther, 1985 ; Itti & Koch, 2000) considèrent que ces activations se combinent ensuite au sein d'une carte spécifique indépendante, qui ne représenterait que les saillances aux différentes localisations, au détriment de toute information spécifique touchant aux traits perceptifs qui auraient participé à la computation de ladite saillance. La disparition de l'information perceptive découle simplement du fait de la combinaison d'informations hétérogènes, issues des multiples dimensions perceptives.

Il est intéressant de noter que la justification de cette carte de saillance est pour le moins lacunaire, tant chez Koch et Ullman (1985), que chez leurs successeurs (p. ex. Itti & Koch, 2000 ; Wolfe, 1994). À vrai dire, la principale justification est simple, puisqu'il s'agit de permettre à un modèle mathématique ou informatique de rendre compte de la sélection attentionnelle d'une localisation spatiale ou d'un item sur la base d'entrées perceptives. Cette représentation topographique spécifique de la saillance ressemble donc plus a priori à une astuce d'ingénieur qu'à une tentative de description fidèle du système cognitif. Partant, certaines difficultés émergeant avec l'étude de cette carte de saillance ne sont peut-être que des conséquences d'un postulat théorique erroné. Ainsi pourrait-on comparer la recherche, presque désespérée, des bases anatomiques de la carte de saillance à la quête du Saint Graal (Chrétien de Troyes, 1181). Cela expliquerait que tant de régions cérébrales aient pu être proposées comme soubassements de la carte de saillance (colliculi supérieurs, pulvinar, champs oculogyres frontaux ou pariétaux, aire visuelle primaire V1, aire visuelle V4...).

Cette notion de carte de saillance n'est qu'une des implémentations possibles de la saillance au sein d'un système cognitif, une implémentation qu'on pourrait presque dire de nature réaliste, puisqu'elle considère une carte spécifique et indépendante, représentant la saillance elle-même. On verra plus loin que cette perspective n'est pas partagée par tous les auteurs, et que certains, comme Desimone et Duncan (1995) par exemple, ne voient dans la saillance qu'une propriété émergeant au décours du traitement perceptif, sans existence indépendante –par exemple au sein d'un système cognitif dédié (Posner & Petersen, 1990).