A.3.1. En faveur de l'inhibition

C'est une des spécificités du modèle MAM (pour "Master Activation Map", carte d'activation intégrée, Michael et al., 2006) que de postuler un tel processus inhibiteur, fonctionnant de façon indépendante du processus d'orientation de l'attention. Ce processus inhibiteur agirait en réduisant, au sein d'une carte représentant l'intégration de la saillance et de la pertinence (MAM), les activations liées aux items non-pertinents. Cette proposition se base sur des données neuropsychologiques, ainsi que sur les données et les hypothèses issues des travaux de Watson et Humphreys (1997). Ces auteurs ont mis en évidence qu'il était possible de restreindre une recherche visuelle aux "nouveaux" items, en excluant de la recherche des items non-pertinents présentés en avance. Ces items non-pertinents doivent être présentés suffisamment longtemps à l'avance (400 ms selon ces auteurs) pour que ce que Watson et Humphreys nomment le "marquage visuel" soit efficient. Ils apportent également des arguments favorable à un mode d'action par inhibition (Watson & Humphreys, 2000) : en faisant suivre des paradigmes de marquage visuel par des tâches de détection de sonde, ils montrent en effet des coûts de performance pour la détection de ces sondes lorsqu'elles apparaissent aux position des items "marqués". Dans la revue de littérature qu'ils proposent sur ce sujet, Olivers, Humphreys et Braithwaite (2006) notent que ces processus inhibiteurs pourraient concerner des localisations ou des traits non-spatiaux, selon le contexte et les possibilités.

Ce processus de marquage visuel n'aborde pas directement la question de l'interaction entre influences endogènes et exogènes dans la sélection attentionnelle. Néanmoins, Olivers et al. (2006) évoquent l'hypothèse que le marquage visuel ne soit qu'un cas particulier d'un mécanisme inhibiteur plus général, ce qui est également soutenu dans le modèle MAM. Une hypothèse centrale de ce dernier modèle est que ces processus d'inhibition puissent intervenir notamment lorsqu'un item saillant mais non-pertinent serait présent et induirait une forte activation dans la carte MAM. Cette activation étant susceptible d'induire une orientation attentionnelle vers cet item non-pertinent, et donc une éventuelle dégradation des performances, Michael et al. (2006) font l'hypothèse qu'elle pourrait faire l'objet d'une inhibition active lorsque les sujets connaissent sa non-pertinence (ou plus exactement son caractère perturbateur). Ainsi, les processus inhibiteurs s'inscrivent logiquement dans le présent travail dans la mesure où ils pourraient être impliqués dans la résolution d'éventuels conflits entre signaux endogènes et exogènes incompatibles.

Cette hypothèse de processus inhibiteurs peut être défendue sur la base de différents arguments. Michael et ses collègues (2001b, 2006) ont apporté des données issues de la neuropsychologie. Le patient qu'ils ont présenté, R.J., montrait des perturbations évidentes dans des tâches habituellement considérées comme requérant de l'inhibition. Ainsi, il échouait à des tâches de Go-No Go et à des tâches conflictuelles et réalisait un grand nombre d'erreurs persévératives à un test de fluences graphiques, ce qui pourrait suggérer une perturbation de l'inhibition motrice et grapho-motrice. De plus, il présentait des difficultés au test de Stroop, commettait trop d'erreurs persévératives au test de Winsconsin, et échouait à réaliser la partie B du Trail Making Test (alors que la partie A était significativement ralentie). Ces données sont cohérentes avec les données expérimentales de l'étude, qui montraient que les performances de R.J. dans une tâche de recherche visuelle étaient fortement perturbées par la présence d'un distracteur saillant. De plus, il ne bénéficiait pas, contrairement aux sujets de contrôle, de la prévisualisation d'un groupe d'items non-pertinents dans une tâche de marquage visuel. Ces deux tâches sont supposées impliquer des processus inhibiteurs. Par opposition, il semblait orienter son attention de façon efficiente, si l'on se fie à ses pentes de recherche (variation des TR en fonction du nombre d'items). On peut néanmoins remarquer que ce patient présentait un certain ralentissement général important dans cette tâche (1587 ms contre 729 ms pour le sujet contrôle dans l'expérience 1 de Michael et al., 2006), attribué par les auteurs à un effet non-spécifique de l'atteinte cérébrale. Ces données semblent constituer une dissociation simple entre des processus d'orientation de l'attention (qu'ils soient déteminés de façon endogène ou exogène) et des processus inhibiteurs. Elles ont suggéré aux auteurs l'indépendance de ces deux ensembles de processus.

A côté de ces données issues de la neuropsychologie, des arguments de psychologie expérimentale ont également été avancés. Olivers et Watson (2002), par exemple, ont montré que l'importance du clignement attentionnel (attentional blink) pouvait varier en fonction de la similarité de couleur entre la cible au temps t et des points à compter apparaissant ensuite. Les auteurs suggèrent la coexistence d'influences attentionnelles excitatrices et inhibitrices. Lamy et ses collègues (2003, 2004) ont également présenté des données suggérant que l'absence de capture attentionnelle par un singleton ne correspondant pas au set attentionnel reposait sur des processus "inhibiteurs". Il semble clair que les singletons non-pertinents faisaient effectivement l'objet, dans leur expérience, d'une désactivation, entravant le traitement des items apparaissant ensuite à la même position spatiale. Dans cette étude, l'attention endogène n'était pas orientée vers une localisation spatiale, mais bien vers un trait perceptif non-spatial (couleur). Ces données suggèreraient donc que le fait de porter son attention sur un trait non-spatial peut induire une désactivation des items présentant des traits différents. Cependant, cette désactivation ne doit pas nécessairement être associée à une inhibition cognitive, dans la mesure où une compétition, par exemple, pourrait également rendre compte de tels effets (voir chapitre B.2, not. section B.2.7.3.2).

Nilli Lavie et son équipe ont réalisé de nombreux travaux sur la notion de "charge", qu'elle soit "cognitive" ou "perceptive", dont certains pourraient présenter un intérêt dans ce débat sur les processus inhibiteurs. Ces auteurs ont notamment montré que la résistance à l'interférence pouvait être perturbée par l'augmentation de la charge cognitive (de Fockert, Rees, Frith & Lavie, 2001). Dans le cadre plus spécifique d'une tâche de recherche visuelle (paradigme du singleton non-pertinent proposé par Theeuwes, 1992), ils ont démontré que la réalisation concomitante d'une tâche de mémoire de travail induisait une augmentation de la capture attentionnelle induite par le singleton non-pertinent, mais ne modifiait pas les performances en son absence (Lavie & de Fockert, 2005 ; 2006). Ces données constituent dans une certaine mesure un pendant, en psychologie expérimentale, aux données de neuropsychologie fournies par Michael et al. (2001b ; 2006 ; voir chapitre B.2). Elles ne sont cependant pas exemptes de défauts, que tentent de pallier les expériences présentées dans le chapitre B.2.