A.3.2. En opposition à l'inhibition

L'hypothèse de l'existence de processus psychologiques inhibiteurs actifs et sélectifs est problématique, tant au niveau théorique qu'au niveau de la validation empirique. Le concept d'inhibition est parfois fortement critiqué, notamment pour son imprécision ou pour la confusion quant à son acception (voir par exemple Aron, 2007 ; MacLeod, Dodd, Sheard, Wilson & Bibi, 2003). Parmi les critiques formulées à son encontre figure l'idée que l'inhibition est un processus coûteux et d'une rentabilité limitée (faudrait-il inhiber tous les items non pertinents en permanence ?). La possibilité d'une inhibition non-sélective d'un programme moteur paraît assez largement admise (Aron, 2007 ; MacLeod et al., 2003). C'est plus spécifiquement l'inhibition sélective et contrôlée de certaines actions, de certains traits ou stimuli, qui paraît contestable (p. ex. Coxon, Stiner, Biblow, 2007 ; Stirner, Coxon, & Biblow, 2009, voir infra).

Il est regrettable que l'inhibition cognitive active ne bénéficie d'aucun test univoque. Parmi la liste des paradigmes utilisés que dresse Kok (1999), aucun ne permet de conclure qu'une représentation, ou une action, a été réprimée volontairement, de façon sélective, par le biais d'un mécanisme spécifiquement inhibiteur. Certains paradigmes font référence à de l'inhibition passive, qui n'est pas en question ici (p. ex. l'inhibition liée à une pré-impulsion ou le phénomène d'habituation). D'autres paradigmes se basent simplement sur le postulat, demeurant non démontré, que l'action à réprimer se base sur un processus inhibiteur (p. ex. les tâches de Go-No Go, d'antisaccade, ou de conflit, comme le test de Stroop, la résistance à un distracteur saillant dans une tâche de recherche visuelle). D'autres enfin déduisent l'occurrence de tels processus inhibiteurs des coûts de performances induits par la présence de l'item supposément inhibé (p. ex. l'amorçage négatif ou l'inhibition de retour). Aucune de ces tâches ne semble permettre de démontrer l'existence d'un processus cognitif inhibiteur. Les seules indices positifs en sa faveur proviennent des modulations de performances dans le traitement de l'item supposément inhibé. Or ces indices sont très indirects et ne renseignent pas, ou peu, sur les mécanismes réellement en jeu, d'autres interprétations "non-inhibitrices" pouvant tout aussi bien, sinon mieux, en rendre compte (Aron, 2007 ; MacLeod et al., 2003).

Dans une tâche de recherche visuelle, par exemple, un distracteur saillant sera parfois supposé faire l'objet d'une inhibition (Kok, 1999 ; Michael et al., 2001b, 2006). La dégradation sélective des performances (p. ex. à la suite d'une lésion cérébrale), lorsqu'un item distracteur saillant est présent, mais non lorsqu'il est absent, ne démontre pourtant pas que ce distracteur saillant fait bien, dans les conditions normales, l'objet d'une inhibition. Une telle dissociation simple peut tout à fait, en première analyse, être mise au compte de la difficulté de la tâche (par exemple du fait d'une demande variable d'activation ou de ressources attentionnelles). En effet, il est plausible que la présence d'un distracteur saillant augmente cette difficulté. Des patients avec lésion thalamique, étudiés par Michael et collaborateurs (2001a), présentaient un pattern de performance apparemment inverse. Ils montraient une sensibilité réduite à la capture attentionnelle lorsqu'ils étaient en train d'orienter leur attention de façon volontaire. Ces résultats pourraient évoquer une difficulté à lever l'"inhibition" sur les stimuli exogènes, évoquant ainsi un pattern inverse à celui du patient R.J. (Michael et al., 2001b, 2006). Néanmoins, ils peuvent tout aussi bien s'interpréter comme une diminution de l'influence exogène, sans que l'on puisse vraiment conclure. L'interprétation en termes d'inhibition n'est d'ailleurs guère plus aisée.

La difficulté à supporter expérimentalement de façon fiable l'hypothèse d'inhibition justifiait que Lavie et collaborateurs (2005) n'emploient pas le terme d'inhibition, mais plutôt ceux de résistance à l'interférence ‒dont MacLeod et al. (2003) notent d'ailleurs qu'ils ne sont guère plus neutres que celui d'inhibition. En effet, ni leurs résultats ni ceux de Michael et collaborateurs ne permettent de démontrer de façon décisive l'existence de processus d'inhibition active sélective. En réalité, la plupart des données invoquées indiquent surtout l'existence d'une capacité à résister à la distraction, sans démontrer qu'elle implique un processus d'inhibition volontaire spécifique. Aron (2007) conclut sa revue de question sur le sujet en affirmant que "la notion d'un mécanisme actif d'inhibition dans le contrôle cognitif a clairement été trop étendue" (p. 226). À ses yeux, le terme et le concept ne méritent leur place de façon assurée que dans le domaine moteur, dans les cas où un sujet réfrène une action déjà programmée. C'est par exemple le type de fonctions mis en évidence dans le test du Go-No Go, dans lequel le patient R.J. est déficitaire (Michael et al., 2006). Ce cas d'inhibition peut éventuellement être accepté comme cas paradigmatique, bien que la justification qu'en donne Aron (2007) se fonde en réalité essentiellement sur des argument neurophysiologiques dont la pertinence est critiquable. Les données issues du niveau neural peuvent très vraisemblablement soutenir des argumentations portant sur le niveau cognitif. Néanmoins, la voie est parfois complexe et l'existence d'une diminution d'activité dans une région cible ne doit pas nécessairement être imputée à un processus "inhibiteur" au sens strict, même lorsque des données neuro-anatomiques indiquent une connection avec la région présumée source de cette inhibition. En effet, le rehaussement d'activation d'un item peut tout à fait induire une diminution d'activité d'autres items par le simple fait d'une compétition, dans laquelle il se verrait avantagé, éventuellement, par un signal extérieur. Une telle compétition est d'ailleurs décrite par exemple dans le cortex moteur primaire (Stirner et al., 2009) ou dans les régions oculomotrices (p. ex. Trappenberg, Dorris, Munoz, & Klein, 2001 ; Godijn and Theeuwes, 2002). Même ce cas de l'inhibition motrice est donc plus complexe et litigieux qu'il n'y paraît. Aron (2007) s'interroge ensuite sur sa similarité avec d'autres processus "cognitifs" étiquetés comme inhibiteurs. Une caractéristique importante de l'inhibition motrice, cependant, est qu'elle n'agit semble-t-il pas de façon spécifique. Coxon et al. (2007 ; Stirner et al., 2009) démontrent que l'inhibition sélective est particulièrement difficile, si elle existe, leurs données suggérant que la répression sélective d'un mouvement impliquerait en réalité une inhibition non-sélective suivie d'un dés-inhibition sélective du mouvement pertinent. Les cas d'inhibition active au niveau "cognitif" restent encore à mettre en évidence, et la réalité de leur caractère "inhibiteur" reste à démontrer et à investiguer plus précisément, le cas échéant.