A.4.2. Domaine non-spatial

A.4.2.1. Opposition

La capacité de l'orientation spatiale endogène à moduler les influences exogènes est largement acceptée. En revanche, l'influence de l'orientation portée sur des traits non-spatiaux reste débattue, essentiellement du fait de la position audacieuse de Theeuwes (1993 ; 2010a). Récemment, cet auteur a présenté une mise à jour de ses positions, basée sur une longue revue de la littérature (Theeuwes, 2010a). Cet article a fait l'objet de commentaires dans le même numéro d'Acta Psychologica, la plupart contestant ses affirmations essentielles (p. ex. Müller, Töllner, Zehetleitner, Geyer, Rangelov, Krummenacher, 2010 ; Folk & Remington, 2010 ; Eimer & Kiss, 2010). La question de l'intégration de l'attention endogène non-spatiale avec les influences exogènes s'est posée dans la littérature avec une acuité particulière autour de l'hypothèse d'automaticité de la capture attentionnelle (Ruz et Lupiàñez, 2002).

Theeuwes (1992) a mis en évidence un effet de capture attentionnelle par un singleton non-pertinent. Dans le paradigme qu'il a développé, la cible apparaissait à l'intérieur d'un item qui était un singleton dans une dimension (c'était par exemple un cercle vert parmi des carrés verts). Un des items distracteurs pouvait également être un singleton, mais dans une autre dimension, par exemple la couleur : un des distracteurs devenait alors un carré rouge parmi les carrés verts. Theeuwes a mis en évidence que la présence du distracteur saillant induisait un allongement des TR, bien qu'il ne contînt jamais la cible. Il en conclût que la seule saillance du distracteur induisait un effet irrépressible de capture attentionnelle, et que les processus exogènes devaient être strictement prééminents sur les processus endogènes non-spatiaux. Cette idée est à la base du modèle cognitif qu'il a proposé l'année suivante (Theeuwes, 1993), qui soutient notamment l'hypothèse d'"impénétrabilité cognitive" des processus responsables de la computation de la saillance (voir section A.5.1.1.2). Cette position théorique a cependant rapidement fait l'objet de critiques, ouvrant un long débat sur le caractère automatique ou non de la "capture attentionnelle" induite par la saillance.

Folk et al. (1992) mirent en évidence qu'une capture attentionnelle pouvait être dépendante du set attentionnel choisi par les sujets. Plus précisément, quand les participants recherchaient un item défini par sa couleur, ces auteurs n'observaient de capture attentionnelle que par un singleton de couleur, non par un singleton d'apparition soudaine (onset). Inversement, quand ils cherchaient un onset, un singleton de couleur ne capturait pas leur attention, à la différence d'un item d'apparition soudaine. Folk et al. (1994) ont également montré qu'à l'intérieur d'un set attentionnel, la saillance influençait la sélection attentionnelle.

Sur la base de ces travaux, Bacon et Egeth (1994) ont ensuite soutenu que la "capture attentionnelle" observée par Theeuwes (1992) n'était en réalité qu'un artefact, lié à la propension des participants à orienter leur attention vers tout singleton apparaissant dans l'affichage. Cette stratégie paraissait en effet fort plausible, d'une part parce que la cible était toujours un singleton, et d'autre part parce que l'orientation endogène vers un trait perceptif spécifique demande vraisemblablement un effort cognitif, effort plus coûteux en tout cas que celui demandé par l'orientation exogène, qui se réalise de façon plus ou moins automatique (Jonides, 1981 ; Yantis et Johnston, 1990 ; voir aussi Kahneman, 1973 pour la notion d'effort). Bacon et Egeth (1994) ont donc montré qu'il était possible de supprimer cette capture attentionnelle, simplement en induisant un autre mode de recherche chez les sujets. Ils répliquèrent d'abord l'expérience de Theeuwes (1992) et observèrent l'effet de capture attentionnelle attendu. Puis, dans deux expériences, ils incitèrent les participants à orienter leur attention de façon spécifique vers le trait perceptif de la cible en particulier –et non plus vers n'importe quel singleton. Ils firent cela en augmentant le nombre de singletons dans une large partie des essais. Dans ces conditions, le distracteur saillant n'induisait plus de capture attentionnelle, même dans les essais ne contenant que deux singletons, similaires à ceux de leur première expérience et à celle présentée par Theeuwes (1992). Ces résultats confortait leur hypothèse selon laquelle les expériences de Theeuwes étaient biaisées par le fait que les participants y utilisaient un mode de "recherche du singleton". Cela soulevait par la même occasion la contradiction apparente entre les résultats de Theeuwes et les données en faveur de la capture attentionnelle contingente produites par Folk et collaborateurs (1992 ; 1994).

Plus récemment, Theeuwes (2004) a tenté de critiquer les expériences de Bacon et Egeth (1994) et de réfuter leurs conclusions. Leber et Egeth (2006) ont cependant argué que Theeuwes (2004) avait alors négligé certains aspects des expériences de Bacon et Egeth, et que sa propre expérience présentait de surcroît des défauts, notamment parce qu'elle diminuait à nouveau la motivation des participants à ne pas se baser sur la saillance pour réaliser leur recherche visuelle. Leber et Egeth ont donc incité les participants à utiliser un set attentionnel basé sur la recherche d'un trait spécifique avant de leur proposer une tâche tout à fait similaire à celle de Theeuwes (1992). Pour ce faire, il ont fait précéder la tâche du singleton non-pertinent de Theeuwes (phase de test) par la tâche proposée par Bacon et Egeth. Il est apparu, que durant les 480 essais de la phase de test, le singleton distracteur n'induisait pas de ralentissement significatif des TR. Dans la mesure où il s'agit d'une absence d'effet, il est difficile de conclure à l'impossibilité absolue d'une capture attentionnelle (qui d'ailleurs semble peu vraisemblable, pour autant que la saillance considérée soit suffisamment forte). Il faut cependant remarquer que la capture attentionnelle diminuait fortement avec l'intention des sujets à rechercher un trait perceptif spécifique. Ce résultat fournit en lui-même un argument fort contre l'idée que l'attention ne pourrait être contrôlée que de façon exogène. Reste cependant que les influences endogènes pourraient avoir agi à niveau "post-attentionnel" (selon les termes de Theeuwes, 1993, 2010a). En effet, il n'est pas logiquement impossible que les processus endogènes n'aient affecté que des processus intervenant après la sélection de l'item, par exemple en facilitant le désengagement attentionnel de cet item.

Une étude de Ansorge, Horstman et Carbone (2005) est instructive à ce sujet. Ces auteurs ont également cherché à confirmer l'hypothèse de capture attentionnelle contingente. Dans une tâche de recherche visuelle, deux items apparaissaient simultanément, une cible et un distracteur, ce dernier pouvant être concordant ou non avec la cible. Cette concordance induisait une différence de TR, même pour les réponses les plus rapides, du premier quintile. Or, pour ces réponses, l'effet spatial de la capture attentionelle était statistiquement absent (et en tout état de cause très faible, de l'ordre de 10 ms). Une interprétation de ces données basée sur une vitesse de désengagement variable avec la pertinence du distracteur (Theeuwes, 2010a, 2010b ; voir Lamy, 2010, pour un point de vue critique), paraît fort peu plausible au vu de cette absence (au moins statistique) de capture attentionnelle. Il semble plutôt que la sélection attentionnelle ait été modulée par la pertinence de l'item saillant. On remarquera, en passant, que l'existence d'un effet de pertinence en l'absence de capture spatiale de l'attention suggère que la sélection attentionnelle ne devrait pas être appréhendée uniquement comme orientation sérielle d'un faisceau dans l'espace visuel. L'hypothèse de compétition biaisée (Desimone & Duncan, 1995) permet, par exemple, de rendre compte de tels effets attentionnels non-spatiaux, par le simple fait de l'augmentation de l'âpreté de la compétition (Chelazzi, 1999). En lien avec les études citées précédemment (not. Leber & Egeth, 2006), ces résultats suggèrent que le set attentionnel module bien l'orientation de l'attention elle-même, et non des processus post-sélectifs comme le suggérait Theeuwes (2004).

Pour résumer ces données, il semble que l'influence exogène d'un stimulus saillant puisse bien être atténuée de façon endogène par le biais d'une caractéristique perceptive non-spatiale. La résistance à la capture attentionnelle ne semble pas devoir reposer nécessairement sur l'orientation spatiale de l'attention. Il est probable que l'atténuation induite ne soit pas absolue, mais soit dépendante, entre autres facteurs, des saillances respectives de la cible et du distracteur, de la quantité d'information portée par les connaissances disponibles et de la propension des sujets à les utiliser.

De nombreuses données supportent l'idée que pertinence et saillance peuvent entrer en opposition dans le contrôle de l'orientation de l'attention, et notamment que l'attention endogène, qu'elle soit portée sur des traits spatiaux ou non-spatiaux, peut empêcher des effets exogènes de s'exprimer. Ces données, même si elles continuent parfois à faire l'objet de critiques ad hoc (p. ex. Theeuwes, 2004 ; 2010a ; mais voir Eimer & Kiss, 2010), semblent contredire l'hypothèse d'impénétrabilité cognitive proposée par Theeuwes (1993 ; 2010a, voir section A.5.1.1.2). Cependant, le fait que les processus ascendants et descendants puissent avoir des effets opposés n'informe pas sur la possibilité de leur intégration véritable, de leur combinaison. L'hypothèse de traitements compétitifs, dans un modèle de type "course de chevaux" par exemple, reste tout à fait compatible avec ces données. Dans ce type de modèles, des processus indépendants se déroulent simultanément, le premier achevé déterminant la réponse du système sans que les traitements n'aient interagi à aucun moment. La capacité de résistance à la capture attentionnelle ‒et l'opposition entre processus endogènes et exogènes, ne fournit qu'une vue très partielle du problème des interactions entre ces processus, dans le domaine non-spatial. De nombreuses données s'accumulent qui soulignent que ces deux processus peuvent également se combiner pour guider l'orientation de l'attention.