A.4.2.2. Combinaison

L'influence endogène semble permettre de faciliter le traitement de certains traits non-spatiaux, ou d'objets ou de stimuli présentant ces traits. Cependant, lorsqu'un item saillant est présent, il paraît avoir une influence prépondérante sur l'orientation de l'attention, particulièrement lorsqu'il est très saillant (Theeuwes, 1992). Theeuwes (1993, 2010a) a donc pu affirmer que l'orientation de l'attention dépendait essentiellement de la saillance, et que la computation de celle-ci était entièrement impénétrable aux influences endogènes non spatiales (voir section A.5.1.1.2).

Des données suggéraient pourtant que la pertinence d'un trait non-spatial pouvait améliorer le traitement des stimuli présentant ce trait. Treisman et Gormican (1988), comme Müller et al. (1995), ont ainsi montré que dans une tâche de discrimination, dans laquelle un item était présenté au sein d'un singleton de couleur ou de forme, les TR était plus courts lorsque la dimension du singleton ne variait pas au sein d'un bloc d'essais. Le fait que la dimension du singleton ne variait pas induisait qu'elle était connue des participants et qu'elle pouvait donc correspondre à une attente endogène. Cependant, comme le notent Müller, Reimann et Krummenacher (2003), cette façon de rendre une dimension ou un trait pertinent confondait vraisemblablement des effets endogènes et exogènes. Maljkovitch et Nakayama (1994) ont en effet mis en évidence un effet d'amorçage de "pop-out" (un trait qui saute aux yeux), autonome et passif. Dans une tâche de recherche visuelle, la cible était définie comme le singleton de couleur (vert parmi des items rouges, ou l'inverse). La répétition du trait de la cible permettait une amélioration des performances d'un essai au suivant. De plus, cette amélioration se cumulait avec la répétition des essais et pouvait induire des effets particulièrement durables (jusqu'à 30 s). Un point important est que cet effet ne paraissait pas dépendre des attentes des sujets ou d'influences cognitives descendantes. Au contraire, cet amorçage de pop-out semblait reposer sur des mécanismes de mémoire implicite à court terme3. Partant de ces constatations, Müller et al.(2003) ont donc utilisé un indiçage par essai plutôt que par bloc, afin d'évaluer l'influence endogène de l'indiçage sur l'orientation de l'attention. De plus, l'indice était un mot plutôt qu'une représentation iconique de la cible, afin d'éviter tout effet d'amorçage perceptif et de s'assurer que l'effet d'indiçage était strictement endogène. Par le biais de cette méthodologie, ils démontrèrent que la connaissance de la dimension dans laquelle la cible à venir devait être saillante permettait effectivement d'accélérer les réponses, cet effet dépendant bien de processus endogènes, et non exogènes. En revanche, les auteurs notent que la connaissance du trait spécifique (p. ex. "rouge", ou "penché vers la droite") ne permettait une accélération supplémentaire (par rapport à l'indiçage de la dimension) que lorsqu'il concernait la couleur, non l'orientation.

Theeuwes, Reimann et Mortier (2006) critiquèrent ces résultats en s'appuyant sur une série d'expériences. Ils répliquèrent l'étude de Müller et al. (2003), en utilisant la même tâche de détection de singleton, mais n'y parvinrent pas avec une tâche de discrimination. Theeuwes et al. (2006) conclurent de ces données que l'effet d'indiçage observé par Müller et al. (2003) influençait en réalité des processus "post-sélectifs", qui concerneraient la préparation de la réponse plutôt que la sélection attentionnelle en elle-même. Cependant, outre le fait qu'il est méthodologiquement critiquable de fonder une conclusion théorique sur une absence d'effet significatif, deux facteurs peuvent être mentionnés qui ont probablement concouru à masquer l'effet recherché : la faible propension des sujets à utiliser l'indice et le nombre réduit d'essais et de participants. Müller et Krummenacher (2006) répliquèrent à leur tour cette expérience, en incitant cette fois plus fortement les sujets à utiliser l'indice (alors que Theeuwes et al. se contentaient de vérifier que les participants l'avaient effectivement traité). De plus, ils augmentèrent largement le nombre d'essais par sujet (2800 contre 460 chez Theeuwes et al., 2006). Cette fois-ci, des effets d'indiçage apparaissaient clairement, bien qu'ils soient de faible amplitude, comme pouvait le laisser présager la forte saillance de la cible et la faible utilité objective de l'indice –qui est notamment une conséquence de la forte saillance de la cible. Theeuwes (2010a), bien qu'il réaffirme l'impénétrabilité cognitive de la computation de la saillance dans la ré-actualisation de son modèle, semble concéder ce résultat à Müller et Krummenacher (2006). Et ceci bien qu'il ait lui-même à nouveau échoué à objectiver cet effet (Theeuwes & Van Der Burg, 2007), en utilisant cette fois un critère de sensibilité (A') de la théorie de la détection du signal. Comme ils le remarquent eux-mêmes dans une note de bas de pages plutôt étonnante, même en combinant les données des trois expériences différentes de l'article en question, impliquant au total 40 sujets, "l'effet de la validité de l'indice n'atteint pas le seuil de significativité (F(1, 37) = 4.068; p = .051 (sic))" (p. 1343). On appréciera la soumission –quasiment rigoriste ! – aux canons scientifiques en vigueur.

Ludwig et Gilchrist (2003) utilisèrent une méthode différente pour soutenir l'hypothèse selon laquelle les influences descendantes pouvaient se combiner avec les influences ascendantes pour déterminer l'orientation du regard. Ils proposèrent une tâche de recherche visuelle, dans laquelle les participants devaient réaliser une saccade vers un item rouge, apparaissant à une position parmi quatre. Un distracteur pouvait apparaître soudainement (onset), à une localisation distincte. Ce distracteur induisait une capture oculomotrice dans un nombre important d'essais, essentiellement lorsqu'il présentait la couleur de la cible. Ils interprétèrent ces résultats en suggérant une intégration effective (plutôt qu'un simple mélange, ou addition, d'effets indépendants) entre des traitements exogènes et endogènes. On notera cependant que l'augmentation de probabilité des saccades erronées vers un distracteur présentant le trait de la cible peut tout à fait être imputée à une sommation statistique d'effets liés à des processus strictement indépendants (Miller, 1982 ; Raab, 1962). Les temps de latence des saccades erronées dirigées vers un distracteur de la couleur de la cible étaient plus rapides que celles dirigées correctement vers la cible, mais ne n'étaient pas plus rapides, en revanche, que les saccades dirigées vers un distracteur saillant non-coloré. Ce point suggère donc que les deux effets (de saillance et de pertinence) ne se sont pas nécessairement réellement combinés.

Les données les plus probantes concernant la combinaison de signaux endogènes et exogènes se placent essentiellement dans le cadre de la théorie de "pondération des dimensions" (Müller et al., 1995, Found et al., 1996), décrite plus bas (section A.5.1.3.2). C'est essentiellement l'indiçage de la dimension (parfois du trait : Müller et al., 2003) d'une cible saillante qui est étudié. L'interaction entre processus endogènes et exogènes est donc essentiellement vue comme une modulation endogène de la computation de la saillance, plutôt que comme une intégration de signaux indépendants. Ludwig et Gilchrist (2003), quant à eux, postulent mais sans apporter d'argument définitif, une telle combinaison entre processus endogènes et exogènes. Ceux-ci sont considérés comme impliquant deux systèmes cognitifs distincts, plus ou moins indépendants. Cette hypothèse d'une intégration effective reste encore relativement spéculative, bien qu'elle soit soutenue par certains modèles cognitifs de l'attention visuelle (p. ex. Michael et al., 2006 ; Desimone & Duncan, 1995 ; voir également chapitre B.3).

Notes
3.

Becker (2010) a cependant récemment suggéré que ces effets dépendraient entièrement du "vecteur relationnel" choisi par les sujets. Cette conclusion paraît toutefois exagérée, au vu des données que l'auteur présente, fort intéressantes au demeurant (voir chapitre , et en particulier la section , pour une approche critique de ces résultats).