A.5.2. Modèles sans carte de saillance

A.5.2.1. Hypothèses de compétition biaisée (Desimone & Duncan, 1995) et intégrée (Duncan, 1996, 2006)

C'est dans une telle perspective, assez radicalement différente des modèles à carte de saillance, que Desimone et Duncan (1995) ont développé un modèle de l'attention visuelle sélective. Celui-ci s'écarte de l'hypothèse d'un système cognitif-cérébral indépendant responsable de l'orientation attentionnelle (Posner & Petersen, 1990). Desimone et Duncan (1995) ne conçoivent pas l'attention comme un système cognitif indépendant chargé de moduler le fonctionnement d'un système perceptif considéré comme distinct. L'attention est de prime abord conçue comme un effet émergeant du traitement perceptif (Fernandez-Duque & Johnson, 2002). Le système cognitif de façon générale, et le système perceptif en particulier, seraient organisés d'une façon induisant fondamentalement une compétition entre les différents objets en cours de traitement. La perception (ou plutôt l'aperception) d'un objet serait liée à son intégration en mémoire de travail et correspondrait à l'avantage de cet item dans la compétition. Desimone et Duncan (1995) admettent également une influence causale de l'attention sélective, en ce qu'elle permettrait, via la mémoire de travail, de biaiser cette compétition en faveur de certains traits perceptifs pertinents. Néanmoins, l'orientation de l'attention n'est pas considérée comme le résultat du fonctionnement d'un système spécifiquement attentionnel. C'est bien l'activation en mémoire de travail qui biaiserait le fonctionnement du système perceptif. L'implication de la mémoire de travail a été confirmée notamment par Woodman et Luck (2007 ; voir Soto, Hodsoll, Rotshtein & Humphreys, 2008, pour revue). Cette perspective est tout à fait en accord avec les données montrant que l'attention endogène induit une modification du traitement perceptif (Carrasco, 2006) et module l'activation des structures perceptives (Maunsell & Treue, 2006 ; voir chapitre A.2). Elle est également concordante avec les données d'imagerie qui soulignent le recouvrement entre les réseaux impliqués dans la mémoire de travail et dans l'orientation de l'attention (Corbetta et al., 2002 ; Funahashi, 2006 ; Kastner & Ungerleider, 2000 ; Labar et al., 1999 ; Lebedev et al., 2007 ; Postle, 2006).

Dans cette perspective de "compétition biaisée", la référence à la notion de carte de saillance est évitée, considérée comme superflue. En effet, ces auteurs envisagent bien des effets de saillance, mais ces derniers émergent au sein même du système visuel, du fait de leur plus ou moins grande intensité, de la compétition qui oppose les différents items entre eux, et de la configuration dans laquelle ils se trouvent. Des données ont été présentées plus haut (voir chapitre A.2) qui soutiennent l'idée que la saillance émergerait bien au sein du système perceptif (Burrows & Moore, 2009 ; Jones et al., 2002 ; Knierim & Van Essen, 1992 ; Kastner & Beck 2005 ; Kastner et al., 1997 ; Nothdurft et al., 1999). Ces données sont cohérentes avec des résultats classiques concernant l'hétérogénéité des distracteurs et la similarité cible-distracteurs (p. ex. Duncan & Humphreys, 1989 ; Nothdurft, 1993, 2006).

Cette théorie de la compétition biaisée a été par la suite développée par Duncan et ses collègues (Duncan, Humphreys & Ward, 1997 ; Duncan, 1996, 2006), dans une théorie de la compétition intégrée. Celle-ci reprend les mêmes postulats de base, et suppose de plus que les effets de cette compétition se propagent entre les différents systèmes cognitifs par le biais d'une diffusion passive d'activité. Ainsi, elle fournit un cadre théorique susceptible de s'adapter à de nombreux processus cognitifs, comme par exemple les fonctions exécutives (Kane & Engle, 2003 ; Duncan et al., 1996, 2008 ; Sala & Courtney, 2007) ou la résistance à l'interférence (voir sections A.3.2.1, et B.2.7.3.2).