B.3. Intégration entre saillance et pertinence au sein du système perceptif

B.3.1. Introduction

L'activité de perception visuelle se confronte au problème de la sélection de l'information pertinente pour l'action, parmi l'énorme quantité d'informations atteignant la rétine. La résolution théorique de ce problème se fait généralement par référence à la notion d'attention visuelle sélective, c'est-à-dire à la capacité de sélectionner d'un élément de la scène visuelle (objet, dimension, trait, localisation...) afin d'améliorer le traitement d'un objet au détriment des autres. Cette sélection permet à la fois de limiter la quantité d'information à traiter et d'accorder une place de choix à l'élément pertinent dans la détermination de l'action ou des actes cognitifs ultérieurs. Comme évoqué dans la partie théorique, l'attention peut être "orientée" selon deux modes principaux (Jonides, 1981 ; Klein & Shore, 2000 ; Müller & Rabbitt, 1989). D'une part elle peut être orientée de façon volontaire vers un élément pertinent de la scène : c'est l'orientation endogène, qui peut porter sur des traits spatiaux (p. ex. Posner, 1980) ou non-spatiaux (p. ex. Von Wright, 1968). Cette aptitude à orienter l'attention vers des traits non-spatiaux a depuis été amplement étudiée, aux niveaux psychologique et neurophysiologique (voir Maunsell & Treue, 2006, pour revue). D'autre part, l'attention semble pouvoir être "attirée", "capturée", indépendamment de la volonté du sujet, vers une localisation de l'espace (Yantis & Jonides, 1984) ou vers un objet (Yantis & Hillstrom, 1994) : c'est l'orientation exogène. L'élément déterminant de cette orientation exogène est la saillance des items (Nothdurft, 1993, 2006). Différentes caractéristiques perceptives, comme la différence de couleur ou de forme (Theeuwes, 1992), la supériorité de luminance ou de taille (Michael, Fernandez, & Vairet, 2007 ; Proulx & Egeth, 2006 ; Yantis & Egeth, 1999) semblent à même de déterminer la saillance d'un objet (voir Wolfe & Horowitz, 2004, pour revue). Jonides (1981) avait déjà souligné l'existence, et la distinction, de ces deux modes d'orientation de l'attention. Les conditions, et même la possibilité de leurs interactions, sont quant à elles plus âprement débattues (Ruz & Lupiáñez, 2002 ; Theeuwes, 2010a, 2010b ; Egeth et al., 2010 ; Müller et al., 2010), particulièrement en ce qui concerne l'orientation vers des traits non-spatiaux.

D'un côté, Theeuwes (1993 ; 2010a) affirme que l'attention ne peut être orientée de façon endogène que vers une localisation spatiale, non vers un trait non-spatial (tel que couleur, forme, etc.). Selon son modèle (Theeuwes, 1993 ; 2010a), l'orientation de l'attention ne pourrait être déterminée que par la saillance, à l'intérieur de la "fenêtre attentionnelle" d'un sujet. La recherche visuelle est alors censée se poursuivre dans l'ordre inverse des saillances des items présents. Les processus endogènes et exogènes étant strictement successifs, ils ne peuvent en aucun cas, dans ce modèle, s'intégrer, se combiner de façon effective. Cette position relativement singulière dans la littérature (quant à l'influence de l'attention endogène vers les traits non-spatiaux), semble en opposition avec des données psychophysiques et neurophysiologiques ainsi qu'avec les modélisations théoriques majeures.

Plus fréquemment en effet, les aspects endogènes et exogènes se voient tous deux attribuer un statut important dans l'orientation attentionnelle. La plupart des modèles classiques accordent toutefois une position privilégiée à la saillance, par le biais de la notion de carte de saillance (Koch & Ullman, 1985). L'influence endogène est alors prise en considération de façon variable, certains auteurs l'appréhendant comme un signal initialement indépendant se combinant avec la saillance pour déterminer l'orientation attentionnelle (p. ex. le modèle MAM de Michael et al., 2006), d'autres comme une modulation de la computation de la saillance (p. ex. Müller et al., 1995 ; Wolfe, 1994). De façon assez similaire, le modèle populaire initialement proposé par Itti et Koch (2000) a été développé de façon à modéliser les influences endogènes par le biais d'une modulation des pondérations des cartes de traits dans la computation de la saillance (Navalpakkam & Itti, 2005). Finalement, dans une perspective radicalement différente, le modèle de compétition biaisée (Desimone & Duncan, 1995 ; Duncan, Humphreys, & Ward, 1997 ; Duncan, 2006) considère également que les influences endogènes comme exogènes peuvent tout à la fois influencer la compétition pour la représentation perceptive (équivalant pour ces auteurs à la sélection attentionnelle). Cette perspective présente un point commun avec le modèle MAM, puisque les deux influences y agissent dans une indépendance relative. Cependant, ce sont les processus perceptifs eux-mêmes qui sont biaisés, dans la perspective de Desimone et Duncan, alors que c'est l'orientation attentionnelle qui se voit modulée dans le modèle proposé par Michael et collaborateurs, par le biais de la carte MAM (voir partie théorique, chapitre A.5).