B.3.5.3. Impénétrabilité cognitive

En effet, selon certains modèles, dont Theeuwes est un des plus fervents défenseurs actuellement (p. ex. Theeuwes, 1993 ; 2010a, 2010b), la computation de la saillance serait réalisée précocement et serait cognitivement "impénétrable". Cette étape de traitement, qu'il considère "pré-attentionnelle", se fonderait uniquement sur une combinaison des différences entre traits, dans les différentes dimensions (Treisman & Gelade, 1980). Cette saillance déterminerait alors seule l'orientation spatiale d'un focus attentionnel. L'hypothèse d'impénétrabilité cognitive stipule que ces traitements impliqués dans le calcul de la saillance ne peuvent être modulés de façon endogène en fonction des intentions ou connaissances du sujet. Ainsi, le fait de savoir que la cible serait rouge ne pourrait pas permettre de rehausser la "saillance" des items rouges. Par conséquent, puisque seule la saillance est censée déterminer l'orientation attentionnelle, cette information non-spatiale ne pourrait permettre de moduler la sélection attentionnelle. Hormis l'orientation spatiale de l'attention, les seuls effets de la pertinence sont supposés intervenir après l'étape de sélection attentionnelle, soit en permettant un désengagement accéléré lorsqu'un item ne présenterait pas le trait pertinent, soit en influençant la sélection de la réponse.

Cette hypothèse de l'impénétrabilité cognitive pourrait être falsifiée de deux façons distinctes. D'une part, certains auteurs ont soutenu qu'il était possible d'éviter, ou de résister à la capture attentionnelle induite par la saillance (p. ex. Lamy et al., 2004 ; Leber & Egeth, 2006). Parallèlement, démontrer un rehaussement des effets de saillance par la pertinence permet également de réfuter l'hypothèse d'impénétrabilité. C'est le cas des travaux de Müller et Krummenacher (2006), qui contredisent ceux de Theeuwes et al. (2006) ou de Theeuwes et Van Der Burg (2007), comme semble l'admettre à demi-mots Theeuwes (2010a).

On notera que dans l'expérience de Müller et Krummenacher (2006), la tâche proposée est une tâche "composée" (compound task), dans la mesure où le trait à reporter pour la réponse (l'orientation d'une ligne) est différent du trait définissant la cible (sa couleur ou forme). Ceci permettait de s'assurer que l'indice agisse bien à un niveau "pré-attentionnel" (selon les termes du modèle de Theeuwes, 1993, 2010a), et non sur la sélection de la réponse. Dans les présentes expériences, il ne s'agit pas à proprement parler de tâches composées, puisque c'est bien le trait qui définit la cible qui est à reporter. Néanmoins, ce trait n'est pas saillant, et l'indice comme la saillance renvoient à des dimensions perceptives distinctes de celle dans laquelle est définie la cible. Le même raisonnement peut donc tout à fait s'appliquer et l'on peut conclure que la pertinence influence bien la sélection attentionnelle, non la préparation de la réponse. Cette conclusion est supportée par au moins deux autres caractéristiques des résultats de ces trois expériences.

Tout d'abord, le fait d'observer des effets à la fois sur la rapidité des réponses et sur la sensibilité (Exp. 3) suggère qu'il s'agit bien d'effets de traitements descendants sur la représentation perceptive, ou sur la sélection attentionnelle, et non sur des processus intervenant plus tardivement. Theeuwes et Van Der Burg (2007) se basent en effet sur l'étude Prinzmetal, McCool, et Park (2005 ; voir aussi Hawkins et al., 1990 ; Handy, 1996), pour soutenir que, alors que les TR pourraient refléter des effets perceptifs comme des effet "post-sélectifs", liés par exemple à la sélection de la réponse, les indices de sensibilité (d' et A' de la théorie de la détection du signal, par exemple) reflèteraient plutôt des effets perceptifs précoces. Dans l'expérience que nous reportons, la méthodologie de la théorie du signal n'a pas été employée, parce que la tâche de discrimination utilisée n'est pas supposée induire de biais de réponse. La mise en évidence d'effets combinés de saillance et de pertinence en termes de taux de bonnes réponses (Exp. 3) constitue donc un argument supplémentaire pour suggérer que l'attention endogène sur les traits, agirait bien à un niveau que d'aucuns qualifient de "pré-attentionnel" (p. ex. Theeuwes, 1993, 2010a).

Dans les trois expériences, le bénéfice lié à la combinaison pertinence-saillance s'observe également sur les premiers quintiles des distributions de TR (dans l'expérience 2, ce bénéfice n'est significatif qu'à partir du second quintile). Cet élément constitue encore un argument supplémentaire à l'encontre de l'hypothèse d'impénétrabilité cognitive. En effet, le fait que l'indiçage facilite ou accélère les réponses pourrait éventuellement être dû à une accélération du désengagement attentionnel, comme le propose Theeuwes (2010a, 2010b). Dans la mesure où le caractère parallèle (ou du moins "efficient") de la recherche visuelle n'a pas été démontrée dans les présentes expériences, il est concevable que l'indiçage ait accéléré la recherche visuelle sans influencer la sélection attentionnelle pour autant. Cependant, la mise en évidence de cet effet pour les TR les plus rapides suggère qu'il intervient également lorsque la cible est détectée rapidement, condition dans laquelle le désengagement n'intervient vraisemblance pas. Ce résultat, que l'on observe dans les trois expériences, permet donc de confirmer que l'attention endogène portée sur les traits non-spatiaux permet bien de faciliter la sélection attentionnelle, remettant en cause l'hypothèse d'impénétrabilité cognitive de la computation de la saillance.