B.3.5.5. Pondération des traits

L'interprétation des présents résultats dans le cadre d'une modélisation avec carte de saillance semble complexe et indirecte. Si l'effet de saillance peut évidemment être expliqué par ce biais, l'influence d'un indice concernant une dimension dans laquelle la cible n'est pas saillante est plus problématique. Il reste possible de considérer que cette pertinence puisse moduler les pondérations des traits de façon extrêmement spécifique, comme semblent le suggérer Navalpakkam et Itti (2005). Ainsi, le trait "bleu" pourrait voir son influence augmenter spécifiquement dans le calcul de la saillance lorsque celui-ci est pertinent et ainsi éventuellement rendre compte d'un effet de pertinence sur un item non saillant. Néanmoins, ce modèle comme celui de Müller et al. (1995) ou de Wolfe (1994) pose également la contrainte que la somme des gains de chaque carte (équivalant aux pondérations) doit demeurer constante. On attendrait donc une diminution de l'effet de saillance issu d'une dimension X lorsque c'est un trait de la dimension Y qui est indicé. Or ce n'est le cas dans aucune des trois expériences. Il paraît prudent d'attendre une modélisation effective de ces résultats pour se prononcer sur l'aptitude de ces modèles à en rendre compte (du fait notamment de la forte dimension empirique de ces modèles).

Par opposition, la théorie de la compétition biaisée prédit que des influences endogènes comme exogènes puissent moduler (biaiser) la compétition survenant dans le système perceptif. Leurs influences peuvent donc naturellement se combiner pour déterminer la "sélection attentionnelle". Contrairement aux modèles basés sur des cartes de saillance, il n'est pas nécessaire d'y poser des hypothèses spécifiques à l'intégration entre les deux signaux, puisque leurs influences respectives sont posées d'emblée. De plus, cette théorie fait l'économie du concept problématique de carte de saillance qui, bien qu'il puisse être utile ou confortable pour rendre compte de certains phénomènes, pourrait présenter d'importants défauts (voir partie théorique, section A.5.2).

Selon l'hypothèse de la compétition biaisée, la "saillance" émergerait simplement au sein du système perceptif, en fonction de l'intensité de la compétition induite par les distracteurs. Comme le démontrent à la fois des données psychophysiques (Duncan & Humphreys, 1989) et neurophysiologiques (Beck & Kastner, 2007 ; Kastner et al., 1997 ; Knierim & Van Essen, 1992 ; Nothdurft et al., 1999), la similarité entre distracteurs et la dissimilarité entre cible et distracteurs, déterminant ensemble la "saillance", facilitent la sélection et le traitement de la cible au sein même du système perceptif.

De même, la pertinence correspondrait également à une modulation du traitement perceptif, par le biais de représentations en mémoire de travail. Différents travaux ont clairement mis en évidence que l'attention endogène portée sur les traits modifiait les réponses neuronales au sein du système perceptif et cela même avant la présentation des items (Anlle-Vento et al., 1998) ou leur sélection attentionnelle (Bichot et al., 2005). Partant de ce constat que l'attention endogène non-spatiale pourrait moduler directement les traitements perceptifs, on comprend difficilement ce qui pourrait justifier de modéliser cette influence comme une modulation de la computation de la saillance (Müller et al., 2003 ; Navalpakkam & Itti, 2005 ; Wolfe, 1994), qui ne déterminerait que l'orientation de la saillance et seulement ensuite le traitement perceptif. En effet, la saillance est supposée déterminer l'orientation d'un focus attentionnel et ce focus attentionnel aurait pour fonction et conséquence d'améliorer le traitement perceptif des objets sélectionnés. Ces processus, nécessairement coûteux en temps (VanRullen, 2003), paraissent inutiles dans les conditions où l'attention pourrait moduler cl traitement perceptif plus directement. La carte de saillance, si elle existe, pourrait ne pas intervenir dans un certain nombre de tâches (p. ex. les tâches de catégorisation rapide présentées par Thorpe et al., 1996). De même, il est possible que les tâches étudiées dans ce chapitre ne nécessitent pas l'intervention d'une carte de saillance, ce qui permettrait de rendre compte du pattern général des résultats, dans le cadre de la théorie de la compétition intégrée (Duncan, 2006). Pour autant, l'hypothèse générale de carte de saillance n'est en aucun cas réfutée par les expériences présentées ici. Tout au plus peut-on suggérer que cette hypothèse n'y apparaît pas nécessaire, au vu d'une interprétation alternative plus parcimonieuse. Ceci appelle à une justification théorique et une démonstration empirique qui font encore défaut à ce concept pourtant central.

Enfin, il est clair à ce point que l'intégration entre saillance et pertinence peut être expliquée de façon très directe par cette théorie. En effet, ces deux influences peuvent en toute logique se combiner, comme deux facteurs distincts favorisant chacun la cible qu'il concerne. Ces deux effets sont supposés se combiner au même locus cognitif, c'est à dire au niveau du système perceptif correspondant au trait qu'ils favorisent. Leurs modes d'action peuvent bien évidemment être distincts, comme le suggèrent les données neurophysiologiques (p. ex. Bichot et al., 2005 et Nothdurft et al., 1999), mais leur cible est supposée similaire. Ainsi, la pertinence pourrait-elle donner un avantage compétitif à un item en rehaussant l'activation liée à cet item par la pré-activation de certains traits perceptifs qui le composent. La saillance pourrait par ailleurs favoriser cet item dans la compétition pour la représentation perceptive en diminuant les influences inhibitrices provenant des autres objets en compétition. Cette interprétation renvoie aux contrastes de traits étudiés par Nothdurft (1993 ; Nothdurft et al., 1999).