Introduction

L’engagement dans une thèse de sociologie amène à vivre des expériences extrêmement diversifiées ne se limitant pas au monde universitaire et académique. La vie de doctorant comporte évidemment certains passages obligés quelle que soit la discipline choisie : le choix d’un sujet, les rencontres avec un directeur de thèse, les échanges avec d’autres chercheurs et d’autres doctorants, la présentation de l’avancement de ses recherches dans un colloque ou un séminaire, le refus d’un article, les doutes, les incertitudes mais aussi les joies et les plaisirs de certains moments du travail de recherche. Néanmoins, les sciences sociales se confrontent souvent à l’empirie et à un terrain d’enquête appartenant au monde social. Elles amènent alors à vivre d’autres expériences fort éloignées du monde universitaire. Ces expériences sont fondamentalement sociales et peuvent susciter une gamme variée de sentiments de la gêne jusqu’au plaisir. Durant les cinq années consacrées à cette recherche de doctorat, j’ai été amené à vivre ces expériences variées et certaines d’entre elles me reviennent en mémoire au moment d’introduire mon propos : déguster une coupe de champagne sur une terrasse dominant Paris chez un enquêté suite à un entretien, organiser une soirée déguisée dans une association parisienne en tant que volontaire, tomber en panne dans la voiture d’un enquêté sous la neige à Montréal, mais aussi patienter deux heures à l’aéroport de Montréal dans le bureau des services de l’immigration au motif que je ne pouvais pas entrer au Canada, distribuer des « flyers » dans les rues du Marais, interroger un comédien pendant sept heures ou suivre la tournée française d’une chorale gay de Montréal. Ces rencontres et ces moments de l’enquête en font pleinement partie et illustrent la spécificité du travail de recherche en sociologie. Il constitue un travail scientifique mais aussi, sans doute davantage que dans d’autres disciplines, une activité sociale engageant des pratiques et des interactions qui entremêlent l’activité professionnelle et la vie personnelle.

Parmi ces interactions, j’ai aussi suscité parfois l’intérêt et la curiosité de certains journalistes. Trois d’entre eux m’ont contacté durant les dernières années de recherche pour m’interviewer dans le cadre d’articles qui abordaient d’une certaine manière certaines de mes questions de recherche. La dernière interview en date m’a un peu surpris par la manière dont la journaliste me désignait, mais permet d’introduire le processus de « gaytrification » dont ma thèse se propose de faire la sociologie. Cette interview téléphonique commence par un appel reçu un soir de Juillet 2010 vers une heure du matin, en provenance de Montréal. Marie-Claude Lortie, éditorialiste au quotidien montréalais La Presse, doit rédiger un article pour le lendemain au sujet du Village Gai de Montréal dans le cadre d’un dossier sur la communauté gay de Montréal, réalisé à l’occasion des dix ans du festival Divercités. Cette manifestation, née à l’été 2000, constitue un moment fort de la vie gay montréalaise et de l’animation estivale qui s’empare de la ville chaque année. Il s’agit d’un festival gay et lesbien proposant des concerts, des animations et des festivités se déroulant en grande partie dans le périmètre du Village, quartier gay de Montréal, durant une semaine. Á cette occasion, l’artère principale du quartier, la rue Sainte-Catherine Est, est rendue piétonnière pour quelques jours : les terrasses y sont prises d’assaut et les passants très nombreux. Dans son article, Marie-Claude Lortie souhaite plus précisément « faire le point » sur le rôle du Village dans la vie montréalaise et dans les vies homosexuelles. Elle me contacte car elle a trouvé mon nom dans un article paru quelques mois plus tôt dans le mensuel gay et lesbien français Têtu. Selon elle, je suis le « sociologue spécialiste du Village » et surtout « inventeur du concept de gaytrification ». La conversation dure vingt minutes et, quelques jours plus tard, un article paraît effectivement dans La Presse. Marie-Claude Lortie y mobilise le terme de « gaytrification » en rappelant, avec humour, la tendance française à reprendre des anglicismes, en utilisant notamment « gay » plutôt que « gai ». Mon travail de recherche apparaît donc rattaché à ce terme de « gaytrification » et le titre de cette thèse vient le confirmer. Mais quel est le sens de ce néologisme et en quoi permet-il de définir un objet de recherche ?