Un mot, un objet, des enjeux

Le mot « gaytrification » résulte de la synthèse de deux termes d’origine anglophone, « gay » et « gentrification ». Le premier vise à qualifier d’abord des individus homosexuels, et surtout des homosexuels masculins. En anglais, ses origines sont relativement floues et oscillent entre le sens français de « gai » (qui manifeste la gaieté) et la contraction de l’expression « Good As You ». Le terme est plus ou moins passé dans la langue française est signifie « homosexuel ». Il peut qualifier initialement des individus, mais aussi par extension, des groupes sociaux (« les gays »), des mouvements collectifs (« les associations gays » ou « les militants gays »), des cultures et des supports culturels (« la culture gay » ou « les auteurs gays »), des sujets et des questions politiques (« le mariage gay » ou « les droits gays », des espaces et des ambiances (« les quartiers gays » ou « les bars gays »). Le terme « gentrification » est lui aussi anglophone et construit à partir de « gentry ». « Gentry » a plusieurs sens et désigne quelqu’un de « bien né », de « petite noblesse » ou de « petite bourgeoisie ». Pour les sociologues, il est rattaché aux travaux de Ruth Glass (Glass, 1963) qui l’utilise pour décrire l’installation d’une petite bourgeoisie britannique dans certains quartiers vétustes et populaires de Londres au début des années 1960 et ses effets sur les destinées de ces espaces. Par extension, le terme de gentrification a dépassé les frontières nationales pour décrire un processus du changement urbain des quartiers centraux des métropoles occidentales. Ce changement sera défini plus précisément dans le premier chapitre de la thèse, mais rappelons pour l’heure qu’il s’agit conjointement d’une transformation plurielle de ce type d’espaces, marquée surtout par la réhabilitation d’un bâti vétuste, la réanimation commerçante et symbolique de quartiers désaffectés et le « retour en ville », en l’occurrence au centre-ville, de catégories sociales moyennes et moyennes supérieures en lieu et place d’anciens habitants des catégories populaires (Bidou-Zachariasen, 2003).

Dès lors, le terme de « gaytrification » permet de présenter l’objet de recherche qui se situe précisément dans l’articulation entre homosexualité et gentrification. Cette thèse vise à étudier, décrire et analyser des processus de gentrification dans lesquels les gays1 sont, d’une manière ou d’une autre, spécifiquement et significativement impliqués. Par gay, on entendra ici les homosexuels masculins et l’on reviendra dans cette introduction sur la restriction au masculin. La thèse se propose d’analyser sociologiquement ces cas de gentrification impliquant significativement les gays pour en tirer des informations sur le rôle plus général des gays dans des cas plus « classiques » de gentrification. L’hypothèse sous-jacente est que les spécificités sociologiques de ces populations se traduisent par une place et un rôle singuliers dans ces processus du changement urbain. L’objet de recherche ainsi défini peut être traduit par une série de questions de départ : en quoi les gays sont-ils des acteurs spécifiques de la gentrification ? Par quels leviers sociologiques participent-ils à ce processus de transformations multiples d’un espace urbain ? Comment évaluer et qualifier cette participation ? Comment peut-on l’expliquer et quels en sont les effets ? Qu’est-ce que la gaytrification permet de saisir au sujet des transformations des villes occidentales contemporaines ? Que révèle-t-elle aussi des homosexualités pour le sociologue ? Ces deux dernières questions inscrivent clairement l’objet de recherche au croisement de deux objets plus vastes : la ville et les homosexualités.

Là est le premier enjeu de la recherche : articuler heuristiquement des traditions disciplinaires peu connexes pour les enrichir mutuellement. Le fait de s’intéresser à des phénomènes spatiaux, en l’occurrence urbains, contribue à « classer » cette thèse dans le champ de la sociologie urbaine telle qu’elle s’est développée et institutionnalisée en France (Authier, Grafmeyer, 2008). Si ses frontières sont parfois plus ou moins claires et étanches, la sociologie urbaine reste un domaine relativement institué de la sociologie française avec ses institutions, ses revues et publications, ses traditions intellectuelles et ses formations (cours, séminaires). Dans ce domaine, les travaux portant sur la gentrification se sont fortement développés depuis le milieu des années 1990 (Authier, 1993 ; Bidou-Zachariasen, 2003 ; Authier, Bidou-Zachariasen, 2008). Si la place de certains types de populations composant les « gentrifieurs » a mobilisé plusieurs travaux, celle des gays n’a pas suscité de réel programme de recherche en France. Cette thèse vise à combler ce vide en faisant le pari qu’une sociologie de la gaytrification enrichit la connaissance des processus de gentrification dans leur ensemble. L’entrée « homosexuelle » permettrait alors d’informer de manière plus générale la compréhension des logiques de la gentrification dans ses formes plus « classiques ». Parallèlement, le fait de s’intéresser spécifiquement aux populations homosexuelles inscrit notre recherche dans un ensemble de travaux bien différents, et surtout, moins développés et institutionnalisés en France, celui d’une sociologie des homosexualités. Son existence est beaucoup plus fragile et son développement beaucoup moins affirmé et unifié dans le contexte des sciences sociales françaises et l’on reviendra plus tard sur les causes de ce « retard français ». Pour l’heure, il faut insister aussi sur ce second ancrage : une sociologie de la gaytrification permettrait d’en savoir plus sur les populations gays, leurs parcours et leurs modes de vie. Plusieurs recherches travaillent de manière plus ou moins implicite cette question. En étudiant les « nouvelles formes d’union » ou de parentalité, certains travaux enrichissent autant la sociologie de la famille et du couple que la sociologie des homosexualités (Descoutures, Digoix, Fassin, Rault, 2008 ; Rault, 2007). Notre pari est similaire : en travaillant sur le rôle des gays dans la gentrification, on ambitionne aussi de mieux comprendre les spécificités (ou non) des parcours et des comportements sociaux des gays, au-delà des essais plus ou moins étayés empiriquement sur le sujet (Eribon, 1999). L’entrée par la gentrification urbaine produirait des connaissances sociologiques sur les rapports à l’espace des populations gays, mais aussi des connaissances plus générales sur les homosexualités masculines, voire même sur les homosexualités « tout court ». Cette double filiation a étroitement nourri les différentes étapes de cette recherche (construction des hypothèses, enquête de terrain et méthodologie, analyse des résultats) et peut apparaître, modestement, comme un enjeu disciplinaire pour la sociologie française.

Un deuxième enjeu concerne évidemment le traitement du sujet en tant que tel et la production de connaissances empiriques dépassant les représentations de sens commun. Comprendre pourquoi et comment les gays peuvent être impliqués dans les processus de gentrification à l’échelle d’un quartier et de l’espace urbain dans son ensemble, suppose alors de déconstruire et d’explorer cette notion d’implication dans ses différentes formes et à différentes échelles. Dans la mesure où la gentrification est un processus qui prend du temps, l’échelle historique peut constituer un premier regard sur la gaytrification et sur le rôle variable au cours du temps des populations gays dans les transformations d’un quartier. Au-delà d’une vision figée de la ville et du quartier, il s’agit de replacer l’espace et ses transformations dans leur histoire propre. Mais la gentrification engage aussi des dimensions multiples de la vie urbaine qui vont de la réhabilitation du bâti aux changements sociologiques de la population résidante, en passant par les images du quartier, les activités commerçantes et la fréquentation piétonnière de certaines rues (Bidou-Zachariasen, 2003). Là encore, les gays peuvent participer de manière variable et multiple à ces mutations puisqu’ils peuvent être présents dans un espace urbain à différents titres : du bar ou commerce gay à la présence individuelle dans un logement, en passant par la fréquentation de certaines rues, l’investissement des espaces publics ou la consommation de certains produits et services. Au-delà des images spectaculaires de la présence gay en ville, l’analyse sociologique requiert une attention à ces différents registres de convergence entre homosexualité et gentrification ainsi qu’à leur articulation. De plus, si la gentrification renvoie à un processus d’ensemble saisi à l’échelle du quartier, elle engage aussi des acteurs et des pratiques individuelles. Le regard porté sur la gaytrification peut alors se nourrir aussi de deux échelles distinctes et de leurs relations réciproques. Dès lors, il s’agit d’évaluer et de qualifier le rôle des gays, saisi comme processus collectif à l’échelle des destinées du quartier, mais il s’agit aussi de saisir la gaytrification à partir des parcours et des modes de vie des gaytrifieurs, de leurs pratiques quotidiennes des espaces et de leur rapport individuel à ces espaces. Qu’est-ce qui fait ou a fait qu’ici les gays ont participé à la gentrification locale et qu’est-ce qui fait que dans leurs rapports quotidiens au quartier et dans ce qu’ils sont sociologiquement, ils en sont des acteurs spécifiques ? L’implication des gays dans la gentrification pose enfin la question de ces effets tant sur la gentrification que sur les gays eux-mêmes. D’un côté, cela replace la gaytrification dans l’ensemble des processus de gentrification : la présence des gays accentue-t-elle ou infléchit-elle certaines logiques de la gentrification urbaine ? D’un autre côté, cela pose la question des effets de l’espace et des expériences spatiales sur les trajectoires gays. Là encore, les connaissances sociologiques à ce sujet restent limitées en France et la thèse a pour ambition d’en fournir à une échelle relativement fine. Ces différentes questions traduisent sociologiquement l’interrogation centrale de cette thèse : sur quoi repose réellement la corrélation soulignée par quelques auteurs pionniers (Castells, 1982 ; Knopp, Lauria, 1985) entre investissement d’un quartier par les gays et gentrification de ce dernier ? Le second enjeu de la thèse est bel et bien de produire des connaissances empiriques permettant de répondre à cette question.

Un dernier enjeu de la thèse concerne, selon nous, ses apports méthodologiques. On aura l’occasion de montrer que l’approche sociologique de la gaytrification suscite un certain nombre d’obstacles empiriques qui sont essentiellement liés au fait de travailler sur des populations gays, populations relativement résistantes à plusieurs outils d’analyse, en particulier à l’outil statistique (Lert, Plauzolles, 2003). Dès lors, plusieurs défis méthodologiques sont à relever dans cette thèse : ils concernent l’identification et l’objectivation des formes de présence gay dans un espace, mais aussi l’accès à ces gaytrifieurs dont on cherche à saisir les modes de vie, les pratiques et les parcours. Plusieurs auteurs pionniers ont montré l’intérêt de notre objet tout en soulignant les difficultés à enquêter à son sujet (Lauria, Knopp, 1985). De même, des recherches plus récentes ont relevé la présence des gays dans certains contextes gentrifiés ou en voie de gentrification sans explorer centralement ou empiriquement cette question (Clerval, 2008b). L’un des enjeux de cette thèse concerne l’objectivation de ces intuitions et la construction d’outils adéquats pour approcher et évaluer les formes d’implication des gays dans la gentrification. Ces questions méthodologiques retiendront donc notre attention et constitueront aussi l’un des enjeux importants de cette recherche : quels outils et quelles méthodes permettent d’étudier les processus de gaytrification ? Quels en sont les biais et les apports ? En quoi peuvent-ils nourrir les réflexions méthodologiques des chercheurs en sciences sociales, au-delà même de cet objet spécifique ? Ces interrogations seront abordées à l’échelle de deux quartiers constituant les deux terrains d’enquête de la recherche : le quartier montréalais du Village ou Village Gai, et le quartier parisien du Marais. Le terme de « gaytrification » n’est donc pas qu’un artifice de langage ou une « invention » conceptuelle. Dans cette thèse, il contient l’objet de recherche et met à jour un certain nombre d’enjeux épistémologiques, théoriques et méthodologiques. Mais d’autres objets de recherche auraient pu se révéler pertinents et auraient pu donner matière à « faire thèse ». Pourquoi avoir choisi de travailler sur celui-ci ?

Notes
1.

Le terme « gay » désignera dans cette thèse « homosexuel masculin », en tant que substantif comme en tant qu’adjectif. Nous avons choisi d’accorder « gay » au pluriel en « gays » mais de ne pas l’accorder au féminin en « gaye ». Cette règle arbitraire se justifie surtout par un principe de lecture et de prononciation évitant les confusions sur la prononciation de « gaye ». Elle adopte aussi une règle de la langue anglaise parce que le terme « gay » est un anglicisme dont nous avons d’ailleurs respecté l’orthographe anglo-saxonne en abandonnant de manière arbitraire une orthographe francophone en vigueur notamment au Québec qui utilise la forme « gai ».