Généalogie

Il est relativement difficile, au terme de plusieurs années de recherche, de s’interroger sur les raisons multiples ayant conduit au choix d’un objet. La question du choix d’un objet entremêle des motivations variées, notamment en sciences humaines : des motifs intimes et un parcours personnel, une curiosité de passant ou de simple observateur, un cheminement intellectuel et des expériences de lecteur, des opportunités logistiques et matérielles pour réaliser telle ou telle recherche, la rencontre et l’influence d’un directeur de recherche, le caractère inabouti de certains travaux et le faible traitement du sujet nourrissant l’idée qu’il y a là matière à « faire thèse ». Ces différents éléments restent souvent difficiles à dissocier et à analyser au moment de répondre à la question « pourquoi ce sujet ? ». Cette question peut intéresser un public universitaire mais, surtout, un certain nombre d’acteurs du terrain. Dans mon cas, la question a parfois été posée par des enquêtés eux-mêmes, de manière plus ou moins humoristique, avec l’idée que je faisais « une thèse sur le Marais pour draguer ». Or, la question de mon orientation sexuelle personnelle n’a en réalité pas posé de problème majeur aux enquêtés. Pour la grande majorité d’entre eux, il était évident que j’étais comme eux et cette supposition a sans doute eu un effet bénéfique sur le déroulement de l’enquête : elle instaurait, en entretien notamment, une forme de connivence implicite favorisant le déroulement des conversations et le partage d’informations parfois intimes. De fait, le choix de cet objet s’inscrit dans un cheminement intellectuel et personnel ayant fait progressivement apparaître l’idée d’une thèse sur le rôle des gays dans les processus de gentrification.

La première « étape » concerne le choix d’un sujet de maîtrise en Septembre 2002. Déjà dirigée par Jean-Yves Authier, cette maîtrise devait initialement porter sur « les représentations, les usages et les pratiques d’un quartier gay à Paris ». Ayant eu l’occasion de fréquenter personnellement le quartier du Marais, notamment parce qu’un membre de ma famille y habitait, j’avais été frappé par les formes spectaculaires qu’y prenait la présence homosexuelle qu’il s’agisse des attroupements devant certains bars ou de l’existence de nombreux « voisins gays » dans certains immeubles du quartier. Cette sur-représentation homosexuelle, largement médiatisée à l’époque par la presse ou certains reportages télévisés, donnait l’impression que se passait ici quelque chose de très particulier et de très circonscrit au quartier, n’ayant pas d’équivalent ailleurs dans Paris. C’était précisément ce « quelque chose » qui m’intriguait personnellement et me rendait curieux sociologiquement : que faisait-on vraiment ici ? Pourquoi l’homosexualité amenait-elle à venir s’installer ou fréquenter ce quartier ? Quels étaient les effets de cette présence sur cet ancien quartier historique de Paris ? Quels étaient aussi les effets de la fréquentation de ce quartier sur les parcours biographiques des gays ? Mais, pour des raisons logistiques et personnelles, j’ai été amené à déménager à Lyon rapidement et à renoncer à ce terrain d’enquête. Ce déménagement m’a amené à me demander s’il existait aussi un tel exemple de « quartier gay » à Lyon et si mon projet de maîtrise pouvait lui aussi « déménager » sur un autre terrain. Dès le début, la recherche de lieux gays et d’informations à ce sujet avait conduit à identifier un « secteur gay » sur le bas des pentes de la Croix-Rousse lyonnaise. Ce secteur présentait cependant un paradoxe très curieux : d’un côté, il était médiatisé comme « quartier gay de Lyon » et comportait effectivement une concentration en termes de commerces et de bars gays; d’un autre côté, il était visiblement beaucoup plus réduit et beaucoup moins investi par les gays que son homologue parisien du Marais. La présence homosexuelle sur le bas des pentes de la Croix-Rousse semblait dès lors ambiguë. Je voulais alors en savoir plus sur ce que signifiait un tel label et à quelles réalités sociologiques il pouvait renvoyer.

La seconde étape de ce cheminement renvoie aux résultats de cette enquête conduite en maîtrise (Giraud, 2003). Cette recherche avait notamment montré qu’il était difficile de penser l’émergence d’un embryon de quartier gay indépendamment du profil sociologique et historique du bas des pentes de la Croix-Rousse. Les habitants et commerçants gays des abords de la rue Royale, interrogés en entretien, insistaient tous sur l’identité croix-roussienne comme facteur de choix de localisation. Cette « identité » renvoyait à plusieurs attributs : l’authenticité d’un quartier populaire à l’esprit contestataire, l’aspect villageois et convivial des relations sociales locales, le cadre historique et animé du bas des pentes. En retour, les habitants hétérosexuels les plus enthousiastes à l’égard de la présence résidentielle et commerçante des gays dans le quartier appartenaient à certaines catégories de population peu anodines. Ils travaillaient dans certains secteurs professionnels spécifiques : communication, média, culture et arts, enseignement. Ils composaient une frange des classes moyennes et moyennes supérieures très attirée par la centralité urbaine, la vie de quartier et ses aménités en termes d’ambiance et de loisirs. Leur enthousiasme pouvait alors se traduire par des relations sociales et des pratiques qui dépassaient la frontière homo/hétéro : fréquentation de lieux a priori gays et relations amicales avec des gays et des lesbiennes du quartier. Ces catégories d’habitants, les valeurs qu’ils mobilisaient et les modes de vie qu’ils développaient étaient tout à fait spécifiques au type de quartier concerné, à savoir un quartier historique et central de Lyon ayant connu depuis les années 1980 un processus de gentrification avéré (Authier, Bensoussan, Grafmeyer, Lévy, Lévy-Vroëlant, 2002). En entrant sur ce terrain du bas des pentes de la Croix-Rousse par le biais du « quartier gay », je rencontrais, pour la première fois, la notion de gentrification, qui traduisait bien les transformations des pentes de la Croix-Rousse depuis les années 1980. Le terme rendait ainsi compte des transformations concernant le cadre bâti (réhabilitation d’un bâti vétuste et dégradé, valorisation du stock de logements et élévation des prix), des changements d’activités et d’images du quartier (transformation des activités commerçantes, réanimation piétonnière, valorisation de l’image du quartier) et de l’inversion de la sociologie résidentielle du quartier (effacement progressif des catégories populaires et retour au centre des catégories moyennes et moyennes supérieures).

L’articulation entre gentrification d’un quartier et investissement de celui-ci par les populations homosexuelles constituait non seulement un résultat final de cette enquête mais aussi une piste de recherche possible pour des travaux ultérieurs. Or, la troisième « étape » a justement concerné la réalisation d’un master 2 de sociologie en 2004-2005, à nouveau dirigé par Jean-Yves Authier (Giraud, 2005). Le choix du sujet s’est nourri des résultats de maîtrise mais aussi d’un retour à Paris puisque j’ai alors déménagé dans le sens inverse cette fois-ci, de Lyon vers Paris. Ce déplacement a permis de passer à nouveau du temps personnellement dans le quartier du Marais. Il a aussi confirmé le choix d’un sujet de recherche dans la mesure où l’histoire contemporaine du Marais offrait aussi un cas de gentrification différente mais avérée depuis les années 1960 (Djirkian, 2004). Surtout, cette troisième étape a permis d’explorer la littérature nord-américaine disponible sur le sujet afin de faire le point sur les résultats qu’elle avait produits chez des auteurs pionniers sur le sujet (Castells, 1982 ; Knopp, Lauria, 1985). Le travail réalisé à cette époque a nourri bon nombre d’hypothèses de recherche présentes dans cette thèse et certains arbitrages entre les différentes options qu’un tel programme de recherche pouvait adopter. Il a aussi confirmé l’intérêt personnel pour le sujet et la possibilité d’en faire un objet de recherche sociologique. Il a, enfin, suscité trois choix importants qui déterminent certaines options de recherche et qu’il faut maintenant présenter.