L’absence des lesbiennes

Le premier choix concerne la restriction des « homosexualités » à leur composante masculine et le fait de ne travailler, dans cette thèse, que sur les gays et pas sur les lesbiennes. Le glissement du terme homosexuel au terme gay ne résulte évidemment pas d’une méconnaissance ou d’un oubli de l’existence des réalités lesbiennes. Si l’homosexualité se définit initialement comme le fait d’avoir du désir, des sentiments amoureux pour ou des relations sexuelles avec des personnes du même sexe que soi, elle renvoie de fait à deux situations différentes : l’homosexualité entre homme et l’homosexualité entre femmes. Une recherche travaillant sur les « homosexualités » ou sur les populations « homosexuelles » saisit a priori ensemble les gays et les lesbiennes. C’est d’ailleurs souvent de manière commune et indifférenciée que les récents travaux de certains géographes français traitent des lesbiennes et des gays, voire mobilisent eux-mêmes, une catégorie indigène produite par le monde associatif homosexuel pour décrire certains lieux et certaines populations à travers le sigle « LGBT » signifiant « Lesbiennes Gays Bisexuels et Transsexuels » (Blidon, 2007). Ce choix est rarement justifié et ne semble visiblement poser aucun problème aux auteurs et aux chercheurs. Il apporte néanmoins son lot d’informations et permet souvent d’illustrer le double statut de « dominée » des lesbiennes, dominée en tant qu’homosexuel mais aussi, et peut être surtout, en tant que femme (Wittig, 2001). De la même manière, la faible visibilité publique, médiatique et sociale des lesbiennes parmi les homosexuels renforce l’idée d’une stigmatisation supplémentaire à l’égard des lesbiennes par comparaison aux gays. Dès lors, le traitement conjoint des problématiques gays et des problématiques lesbiennes semble aller de soi puisqu’il ne mérite pas de commentaire. Plus encore, le fait de ne travailler que sur les gays et d’oublier les lesbiennes, en particulier lorsque l’on est soi même un homme, peut légitimement paraître suspect : ne serions nous pas nous-mêmes acteurs et agents d’une domination masculine venant renforcer et participer à l’invisibilité sociale de l’homosexualité féminine en la rendant invisible dans le champ des recherches sociologiques ?

On pourra évidemment mobiliser cette dernière hypothèse à l’infini. Les mécanismes de la domination masculine relevant largement de processus inconscients, on pourra nous objecter la force et l’efficacité du refoulement de cette domination intériorisée à la manière de la psychanalyse, non falsifiable, mobilisant systématiquement la théorie freudienne du refoulement devant telle ou telle conduite (Popper, 1979). Il est alors impossible de discuter cet argument « pseudo-scientifique » en langage poppérien. C’est plutôt sur des arguments sociologiques et des questions méthodologiques que nous souhaitons revenir à présent. Disons-le d’emblée, si les lesbiennes ne sont pas présentes dans cette thèse, ce n’est pas par oubli mais par choix. Une thèse oblige à définir des priorités et à renoncer à certaines pistes de recherches pour aboutir à des objectifs réalistes : multiplier les questions, les variables à prendre en compte, les terrains et les démarches d’enquête est aussi conditionné par des contraintes de temps et de faisabilité. De ce point de vue, envisager l’ensemble des homosexualités supposait l’ajout d’une variable d’analyse : celle du genre. L’attribut commun de l’homosexualité ne doit pas masquer les effets sociaux des différences sexuées et le poids sociologique de la variable « genre ». En tant que femmes, les lesbiennes sont exposées aux même inégalités que d’autres femmes par comparaison aux hommes, en particulier dans le domaine professionnel et du point de vue des revenus. Comparer les parcours gays et lesbiens suppose alors de prendre en compte la variable « genre », tâche exigeante dans toute analyse sociologique. Nous avons préféré clairement neutraliser les effets du genre plutôt que de maltraiter cette question ou de ne pas la traiter rigoureusement.

Par ailleurs, nous avons aussi constaté que les populations lesbiennes et gays n’étaient pas concernées de la même manière par la question de la gentrification. Là encore, il ne s’agissait donc pas de nier l’existence des lesbiennes en tant que telles et en tant que citadines mais de penser que leurs rapports à l’espace et aux espaces urbains n’étaient pas superposables aux comportements des gays. La richesse des travaux nord-américains au sujet des homosexualités a permis de mesurer aussi les écarts entre gays et lesbiennes en termes de styles de vie, de pratiques spatiales et de rapports à l’espace. Les travaux de Julie Podmore sont sans doute les plus convaincants parce qu’ils sont les mieux étayées empiriquement et qu’ils questionnent les parcours lesbiens sous l’angle des modes de vie concrets plutôt que sous l’angle d’identités lesbiennes plus abstraites et théoriques que réellement vécues par les individus concernés (Podmore, 2001). Ces recherches montrent que l’inscription spatiale des lesbiennes dans l’espace montréalais est bien différente de celle des lieux et des populations gays, fortement ancrés par exemple dans le Village Gai ou dans certains secteurs du plateau Mont-Royal (Podmore, 2006). Elle identifie ainsi un « espace lesbien » sur une partie et aux abords du Boulevard Saint-Laurent. Mais l’analyse ne s’arrête pas à une description géographique : Julie Podmore montre que ces variations spatiales sont aussi des différences sociales. L’inscription des lesbiennes interrogées en entretien dans la ville ne repose pas sur les mêmes processus que celles des gays : elle semble davantage centrée sur le logement que sur le quartier parce qu’elle renvoie à un autre rapport au foyer, au couple et à l’intimité chez les lesbiennes. De même, cet « espace lesbien » est surtout résidentiel : il ne se traduit ni par l’existence de lieux publics lesbiens à proximité (commerces, lieux associatifs), ni par un entre-soi fortement affichée et revendiquée dans le quartier et dans ses rues (Podmore, 2006). La présence locale lesbienne relève davantage de formes plus discrètes et individualisées d’inscriptions dans l’espace du quartier. Ce travail prolonge certaines connaissances sur la spécificité des parcours et des modes de vie lesbiens aux Etats-Unis et au Canada, récemment renforcées par des travaux français centrés sur le couple lesbien ou la parentalité lesbienne (Chetcuti, 2008 ; Descoutures, 2008 ; Descoutures, Digoix, Fassin, Rault, 2008). Surtout, il a confirmé pour nous l’idée que les rapports lesbiens à la ville et à l’espace constituaient une question de recherche spécifique qu’il était difficile de confondre avec celle des rapports gays à la ville au motif que gays et lesbiennes étaient homosexuels. Il est non seulement possible mais aussi souhaitable que de telles pistes de recherche soient investies, notamment en France. Une thèse portant sur la construction de la conjugalité au sein de l’habitat des couples lesbiens est en cours (Costechareire, 2008) et nous avons souvent échangé avec son auteure au sujet de ces questions. Pour notre part, nous ne traiterons ainsi que des « homosexualités masculines » dans cette thèse.