La comparaison

Un deuxième choix concerne la question du comparatisme adopté dans cette recherche. Nous avons enquêté sur deux terrains différents et dès lors cette thèse peut être qualifiée de « comparatiste ». Ce terme peut sembler artificiel car toute recherche sociologique passe par un travail de comparaison plus ou moins explicite : comparaison historique, comparaison entre groupes sociaux, entre parcours individuels ou entre contextes. Néanmoins, le fait de choisir deux terrains d’enquête rend explicite et centrale la dimension comparative de l’analyse sociologique. Dans cette recherche, le statut de cette comparaison a beaucoup évolué en cours de route et implique quelques précisions quant à ses modalités et sa raison d’être. C’est d’abord la généalogie et la géographie de l’objet de recherche qui l’ont motivé. Nous aurons l’occasion de décrire précisément le caractère très nord-américain de notre objet de recherche : le rôle des gays dans la gentrification a surtout et d’abord été abordé par des travaux anglo-saxons et nord-américains. Cette filiation est en partie intellectuelle, les traditions françaises et nord-américaines étant très différentes quant au choix et à la légitimité des objets d’étude, mais elle est aussi le produit de réalités sociales et urbaines différentes dans la mesure où l’implication des gays dans la réhabilitation de certains quartiers désaffectés s’est d’abord rendu visible dans des métropoles d’Amérique du Nord, telles que New York, San Francisco, Toronto ou Montréal (Castells, 1982 ; Bouthillette, 1994 ; Chauncey, 1996 ; Remiggi, 1998). Dès lors, la recension des travaux abordant n’a abouti quasiment qu’à des travaux en langue anglaise, ou des travaux en français au sujet de Montréal. Le choix d’un terrain parisien comme le quartier du Marais supposait alors d’emblée un travail implicite de comparaison en forme d’importation ou de transplantation. Ce qui se passe dans les métropoles américaines et qui est observé par les chercheurs en Urban Studies est-il comparable à ce qui se passe au centre de Paris ? Les modèles mis en lumière dans les travaux nord-américains sont-ils transposables dans le contexte parisien et dans le contexte français ? Avec quels effets et quelles variations ?

Ce décalage géographique a largement nourri le souhait de réaliser une recherche empirique comparative pendant l’année de master 2, en mobilisant un terrain parisien et un terrain nord-américain2. Pourtant, nous avions initialement envisagé une comparaison limitée reposant sur une hiérarchie entre les terrains : un terrain central et principal (celui du Marais) et un « contrepoint » nord-américain. Cette hiérarchie a été maintenue un temps et a organisé une première partie de notre recherche dans laquelle le terrain « proche » semblait nous rassurer. Or, la mise en place logistique et la réalisation du séjour de recherche à Montréal, au printemps 2007, a largement modifié cette conception minimale et restrictive de la comparaison. La découverte d’un nouveau terrain et l’investigation intense de ce dernier ont profondément transformé nos grilles de lecture et nos réflexes. Une annexe décrira ces effets, déjà bien connus par les anthropologues, de l’enquête par dépaysement. Une fois ce travail de terrain accompli à Montréal, l’analyse des données produites et l’écriture de la thèse ont confirmé le caractère souvent artificiel et peu pertinent de cette classification hiérarchique des terrains et des données. Le travail de construction du plan a notamment permis de dépasser une vision sans doute un peu scolaire de la démarche de comparaison. Le temps inégal passé dans chaque quartier n’est pas nécessairement le déterminant de la construction d’un plan de thèse comme nous l’avions implicitement décidé en début d’écriture. Le Village avait fourni beaucoup d’informations et il aurait été dommage de les passer sous silence au motif que nous n’avions pas passé autant de temps dans ce quartier que dans le Marais, en l’occurrence un mois et demi. La réévaluation de chaque terrain explique que l’on peut à présent parler de « comparaison réelle » née par le travail d’analyse et d’écriture. Elle explique aussi que nous n’avons pas souhaité organiser le manuscrit en fonction des terrains, d’autres dimensions de l’analyse rendant bien mieux compte des processus étudiés. Il est par ailleurs évident que la gestion de deux contextes différents dans l’analyse et la présentation des résultats oblige à jouer très souvent du couple différences/similitudes (Vigour, 2005). Dans le manuscrit, ce couple apparaît parfois formellement mais, plus souvent, dans le détail des analyses, qu’il s’agisse des transformations locales du commerce gay ou des trajectoires résidentielles individuelles saisies dans les deux contextes.

Nous espérons, avec modestie, que le pari du raisonnement comparatif a été tenu dans cette recherche : dégager des logiques de la gaytrification communes aux deux espaces investis et rendre compte des formes particulières et contextuelles que ce processus peut prendre dans des quartiers à l’histoire, à la morphologie et au profil sociologique différents. Nous espérons aussi que ce type de recherche localisée peut participer à l’enrichissement des connaissances sur le rôle des gays dans la gentrification par comparaison avec d’autres travaux, comme par exemple, les récents travaux de Sylvie Tissot sur la gentrification du quartier du South End à Boston mettant à jour le rôle important de certains anciens militants ou antiquaires gays dans les transformations du quartier (Tissot, 2010b).

Notes
2.

On reviendra plus précisément sur le choix du Village Gai de Montréal parmi les options possibles en termes de terrain (chapitre 3).