Une manière de faire de la sociologie ?

Enfin, un dernier « choix » peut être évoqué, il concerne de façon plus générale, la manière dont nous avons tenté de faire de la sociologie durant quelques années, en tant que doctorant. Ce rappel pourrait surprendre bon nombre de chercheurs, notamment dans le domaine des « sciences dures ». Mais dans la mesure où il existe des manières de faire relativement variées et disparates dans la sociologie française, il nous a paru nécessaire de rappeler quelques principes ayant guidé notre travail et nos démarches, même si leurs effets seront sans doute apparents et visibles dans les pages qui vont suivre.

Le premier d’entre eux est sans doute la volonté de ne pas se contraindre trop schématiquement dans la mobilisation et l’utilisation de références sociologiques variées et hétérogènes. Par conséquent, on pourra trouver dans cette thèse, des auteurs et des écoles relativement variés qu’il s’agisse des objets investis, des méthodes employées ou des ancrages théoriques de leur pensée. C’est souvent la confrontation au terrain, l’écoute d’un entretien, l’observation dans un bar ou la lecture des résultats d’une enquête qui nous a « fait penser » ou rappeler un texte, une théorie ou quelques pages de sociologie. Nous avons souvent relu des textes assez classiques pendant ces années, nous n’avons pas hésité non plus à replonger dans d’autres sociologies que celle que nous étions en train de construire parce qu’elles mobilisaient un langage, des outils ou un regard qui pouvaient enrichir l’interprétation. Cette manière de faire ne nous a pas semblé incompatible avec une analyse sociologique cohérente ou robuste, elle nous a plutôt paru laisser sa place à la complexité des processus sociaux. On pourra ainsi retrouver chemin faisant Max Weber, Emile Durkheim, Pierre Bourdieu, Erving Goffman, Marcel Mauss ou Howard S. Becker sans que ces références ne composent, nous l’espérons, une collection de sésames prestigieux en forme de bouclier protecteur. Ces références classiques ont ouvert la voie à des références et des travaux plus contemporains que nous avons également mobilisé de façon variée, qu’il s’agisse de travaux fondateurs ou plus récents en sociologie urbaine, de textes programmatiques et d’articles empiriques illustrant les approches sociologiques des homosexualités ou de travaux contemporains portant sur les relations entre espaces et homosexualités, en particulier en langue anglaise.

Un deuxième principe de notre démarche a consisté à accorder une grande place à l’enquête de terrain et à ses résultats. Il nous a semblé que l’un des fondements épistémologiques de la sociologie reposait sur son exigence empirique concernant l’administration de la preuve. Dans les débats sociologiques, cette exigence empirique motive souvent un certain nombre de critiques au motif que la validité d’un énoncé dépend de la qualité et de la robustesse des résultats empiriques venant le soutenir. C’est ce qui permet souvent de distinguer un travail sociologique d’un discours sur le monde social. La conduite d’une thèse de sociologie oblige évidemment au respect de ce principe d’argumentation, de démonstration et de preuve. En ce sens, nous avons modestement essayé d’appliquer cette exigence à notre travail en essayant de justifier autant que possible nos choix méthodologiques et nos interprétations, de prouver empiriquement nos résultats et d’accepter aussi, par moments, d’infléchir ou d’abandonner de beaux modèles pré-construits dans lesquels les données ne trouvaient pas d’intelligibilité. La multiplicité des biais et des effets d’enquête nous a conduit à affirmer nos résultats, mais aussi à les situer dans leur contexte et à ne pas passer non plus sous silence les difficultés, les impasses ou les lacunes de certaines parties de cette recherche. Nous n’avons pas la prétention par exemple d’avoir tout découvert, tout dit et tout montré au sujet de la gentrification, ni au sujet des modes de vie homosexuels. Nous avons plutôt saisi un certain nombre de processus dans le cas de nos terrains et de ces populations là : ces processus, comparés à d’autres résultats, peuvent en revanche contribuer à l’accroissement des connaissances sociologiques.

Enfin, un dernier principe concerne plutôt l’écriture du manuscrit et la manière dont nous avons rendu compte de cette recherche dans ce dernier. Dans les sciences humaines, l’écriture fait quasiment partie de la recherche elle-même tant le langage de ses disciplines est faiblement « protocolarisé » pour reprendre les termes de Jean-Claude Passeron (Passeron, 1992). Dès lors, une attention particulière doit être accordée aux termes utilisés ainsi qu’à leur pouvoir suggestif et descriptif. Nous avons écrit cette thèse en ayant conscience des nécessaires clarifications qu’exige un texte sociologique (définition des termes et des notions mobilisés, clarté de la syntaxe). De ce point de vue, nous espérons avoir réussi à écrire une sociologie précise et cohérente. Dans le manuscrit, nous avons également veillé à situer les données, les informations et les propos utilisés qu’il s’agisse des données quantitatives, des propos et des discours rapportés ou des extraits d’entretien attribués à leurs auteurs, situés sociologiquement. De ce point de vue, précisons aussi qu’un corpus d’entretien est nécessairement inégal et hétérogène du point de vue de la richesse et de l’intérêt des informations. Si nous avons pu exploiter l’ensemble du corpus, le lecteur constatera que certains enquêtés sont davantage présents que d’autres et que certains entretiens sont davantage mobilisés que d’autres dans l’argumentation. Cet élément nous semble inhérent à toute enquête par entretiens. Pour finir, nous n’avons pas cherché à surcharger ce manuscrit : sa longueur relative traduit plutôt le souci de faire varier les échelles d’analyse et les points de vue sur l’objet afin de contrôler un certain nombre de résultats. Nous espérons que ces quelques principes d’écriture amènent à un texte intelligible, rigoureux et convaincant. Il s’agit à présent de présenter la structure de ce texte et l’organisation du manuscrit.