L’organisation du manuscrit

Le manuscrit est construit autour de quatre grandes parties, elles-mêmes divisées en dix chapitres dont nous avons tenté d’assurer l’équilibre et la cohérence.

La première partie rassemble les trois premiers chapitres de cette thèse. Elle présente les procédures théoriques et méthodologiques de construction de la recherche en répondant à la question : comment aborder sociologiquement les processus de gaytrification ? La réponse à cette question se décline à deux niveaux : un niveau théorique et un niveau méthodologique. Les deux premiers chapitres insistent sur le double ancrage théorique de la recherche. Le premier chapitre revient sur l’irruption de la « question gay » dans le champ des recherches sur la gentrification : pourquoi aborder la gentrification à partir des populations gays ? Le second chapitre examine la place de l’espace dans une approche sociologique des homosexualités : pourquoi l’espace est-il un analyseur pertinent des parcours et des comportements sociaux des gays ? Le troisième chapitre articule alors les deux cheminements théoriques précédents pour définir un programme de recherche, c’est-à-dire des axes et des hypothèses de recherche, des échelles d’analyse, mais aussi des procédures d’enquête et des démarches empiriques. Ce chapitre présente alors les terrains choisis, les méthodes d’enquête retenues et les données produites au cours de la thèse.

La seconde partie engage une première échelle d’analyse, celle de la gaytrification comme processus dynamique et multiforme du changement urbain à l’échelle d’un quartier et d’une ville. Cette échelle plutôt macrosociologique structure les trois chapitres composant cette partie, les chapitres 4, 5 et 6. Consacrée à l’analyse des formes et des dynamiques de la gaytrification du Marais et du Village depuis la fin des années 1970, cette partie insiste sur l’articulation historique de deux processus centraux sur la période : la gentrification du quartier et sa constitution progressive en « quartier gay ». Le chapitre 4 s’intéresse au rôle des commerces gays dans la renaissance et la réanimation commerçante des deux quartiers depuis trois décennies. Le développement d’un secteur commercial spécifiquement labellisé comme « gay » est-il un levier actif ou plutôt un effet et une conséquence des transformations commerçantes et commerciales typiques des processus de gentrification ? Quel est le rôle du « commerce gay » et de ses évolutions dans les transformations des modes de consommation et de fréquentation du quartier ? Le chapitre 5 reformule une question similaire sur un autre registre : celui de la construction et de l’évolution des images du quartier. Quel est le rôle des gays dans la valorisation nouvelle des images et des ambiances du quartier ? Que produisent-ils eux-mêmes comme image du quartier et que suscitent-ils également comme représentations ? Les discours et les images produites au sujet du quartier traduisent-elles un pouvoir symbolique des gays dans le retour en grâce d’anciens quartiers désaffectés ? Le chapitre 6 s’interroge enfin sur les aspects résidentiels du processus de gaytrification. Les gays sont-ils des acteurs importants et singuliers dans les transformations résidentielles et sociologiques du Marais et du Village ? Ont-ils investi, depuis une trentaine d’années, ces quartiers comme lieu de résidence privilégié ? Quels sont les indicateurs qui le montrent ? Quels en ont été les effets sur le profil sociologique de ces anciens quartiers populaires ? Les trois chapitres permettent ainsi d’analyser les formes et les dynamiques de la gaytrification selon trois registres de la vie urbaine.

La troisième partie se situe à une échelle plus microsociologique, celle des rapports au quartier des gaytrifieurs, c’est-à-dire des gays acteurs de la gentrification du quartier. On se propose de construire ici une « sociologie des gaytrifieurs » durant les chapitres 7 et 8. Elle vise à répondre à la question suivante : pourquoi et comment des gays installés dans ces quartiers peuvent-ils par leurs parcours et leurs pratiques participer quotidiennement aux transformations du quartier ? Cette participation a-t-elle à voir spécifiquement avec le fait d’être gay ? Le chapitre 7 est consacré à l’étude des trajectoires des gays venus habiter à un moment de leur vie dans l’un des deux quartiers et revient notamment sur les conditions d’entrée dans le quartier. Quels sont les parcours de ces individus ? Qu’ont-ils de particulier et quels sont les effets de ces parcours sur le quartier ? Quelle est la place du quartier dans leurs trajectoires résidentielles, mais aussi socioprofessionnelles, affectives et biographiques ? L’articulation des trajectoires et des transformations du quartier permet-elle de distinguer des types ou des vagues de gaytrifieurs ? Le chapitre 8 étudie les modes de vie des gaytrifieurs à partir du triptyque « logement, quartier, sociabilités ». Ces modes de vie sont-ils spécifiques ? Cette spécificité renvoie-t-elle au fait d’être gay, d’être gentrifieur, au fait de vivre précisément dans ce quartier là ? Quel est l’effet des pratiques du logement et du quartier sur l’évolution du Marais et du Village ? Quelles sont les formes de sociabilité locale observées dans un tel contexte et quels sont également leurs effets sur la vie du quartier ? Ces questions trouvent essentiellement des réponses dans l’analyse des entretiens conduits auprès d’habitants gays, actuels ou anciens, des deux quartiers qui permettent de saisir les liens entre homosexualité et gentrification à l’échelle microsociologique des rapports résidentiels au quartier (Authier, 1993).

La quatrième partie décline une dernière échelle d’analyse mobilisée dans les chapitres 9 et 10. Après avoir insisté sur ce que les individus font au quartier, on peut renverser la perspective et s’interroger à présent sur ce que le quartier fait aux individus. A la suite de plusieurs travaux (Authier, 2001 ; Beaud, 2002 ; Cartier, Coutant, Masclet, Siblot, 2008), on peut se demander si le quartier constitue une instance de socialisation spécifique. Le chapitre 9 s’interroge sur la place de l’espace dans les parcours et les biographies gays. En particulier, quelle place y occupent le Marais et le Village ? Un quartier gay a-t-il des effets socialisant singuliers ? Quels sont leurs formes et leurs effets ? Quelle est la place des « lieux gays » dans ce rapport biographique au quartier ? Ces questions saisissent surtout la notion de socialisation dans un premier versant qui insiste sur la capacité d’un contexte, en l’occurrence le quartier, à transformer les individus en les soumettant à certaines injonctions et certaines incorporations. Le chapitre 10 élargit la perspective en posant la question de l’efficacité durable et de l’homogénéité des transmissions : les transformations du Marais et du Village ne modifient-elles pas elles-même les formes de socialisation produites par le quartier ? Le quartier gay et les lieux gays du quartier constituent-ils des instances de socialisation homogènes et stables dans le temps ? D’autre part, quel est l’effet des socialisations individuelles alternatives, celles du passé mais aussi celles qui sont expérimentées ailleurs, dans d’autres contextes et d’autres espaces, y compris au moment où l’on est présent dans le quartier ? En quoi ce que vivent et ont vécu ailleurs les enquêtés interrogés infléchit et informe sur ce qu’ils vivent ici ?

L’ensemble des questions posées dans cette introduction permettra, nous l’espérons, de comprendre ce qui fait l’intérêt et l’originalité de cette recherche. Nous avons souvent eu l’impression, chemin faisant, de défricher des contrées sociologiques peu explorées par la sociologie française et, par conséquent, d’expérimenter des outils et des méthodes nécessairement imparfaites. Si l’objet lui-même supposait des tâtonnements, des hésitations et des retours en arrière, les imperfections de la démarche renvoient aussi sans doute à l’apprentissage progressif et exigeant du « métier de sociologue ». Il fait pleinement partie, selon nous, de l’expérience du travail de thèse que nous avons vécue durant ces cinq dernières années. Souhaitons, avec modestie et humilité, qu’il convaincra le lecteur de l’intérêt du travail réalisé et présenté dans les pages qui suivent.