Chapitre 1 : Les gays dans la sociologie de la gentrification

Popularisée par les sociologues de la ville et les géographes, la notion de gentrification est devenue en quelques années un concept classique des sciences sociales mais aussi un terme courant dans les discours politique, médiatique, voire même dans le sens commun (Authier, Bidou-Zachariasen, 2008). Objet de nombreuses recherches et publications scientifiques, ce processus du changement urbain a nourri une abondante littérature, d’abord anglo-saxonne, puis francophone depuis une vingtaine d’années. Si cette recherche s’inscrit en premier lieu dans ce vaste champ de recherche international et transdisciplinaire, ce chapitre vise à préciser les modalités de cette inscription. Plus encore, il permet de comprendre pourquoi la question homosexuelle fait irruption dans ce domaine de recherche : que viennent donc faire les populations homosexuelles dans une réflexion sur la gentrification ? En quoi l’orientation sexuelle des individus peut-elle être liée à des processus de réhabilitation des anciens quartiers de centre-ville dans les métropoles occidentales ? Quelles sont les raisons qui amènent le sociologue à interroger la place des gays dans les processus de gentrification ?

Pour répondre à ces questions, un retour minimal sur la définition même du terme « gentrification » et sur l’évolution de ses approches s’impose. On montrera, de ce point de vue, que la gentrification est un processus du changement urbain aux aspects multiples, multiplicité qui explique largement la diversité des approches recensées en sciences sociales. Malgré cette diversité, on peut constater cependant, depuis une quinzaine d’années, l’apparition de recherches saisissant la gentrification à l’échelle des acteurs de la gentrification, c'est-à-dire des individus et des groupes sociaux impliqués dans ce processus : en sociologie, on observe alors le passage d’une sociologie de la gentrification à une sociologie des gentrifieurs, dont les résultats et les apports sont aujourd’hui décisifs. Cette approche constitue en réalité un retour aux sources originelles des travaux de Ruth Glass (Glass, 1963) : elle apparaît dans la sociologie française dès le début des années 1980, même si le terme de gentrification n’est pas encore utilisé par les auteurs (Bensoussan, 1982 ; Bidou, 1984 ; Chalvon-Demersay, 1984). En décomposant la vaste catégorie des « gentrifieurs », de nombreux travaux ont récemment révélé le rôle et la place spécifique que prenaient et que jouaient certains sous-groupes aux caractéristiques sociales singulières, qu’il s’agisse de sous-groupes professionnels (les artistes, les employés de certains secteurs d’activité comme l’éducation, la culture et la santé), de certains sous-groupes de statut (indépendants, free-lance), mais aussi de certains types d’individus et de ménages (les femmes actives, les ménages solos, les jeunes couples sans enfants). Les modes de vie et les pratiques de la ville de ces acteurs spécifiques de la gentrification sont devenus l’objet d’étude privilégié. Leur analyse a permis de déceler certains ressorts des processus de gentrification, au-delà des descriptions et des effets observables de ces mutations urbaines. Le deuxième objectif de cette partie sera d’exposer les caractéristiques de cette approche à travers plusieurs exemples choisis dans cette littérature. Notre recherche s’inscrit en continuité avec ces résultats tout en procédant à un autre découpage du monde social en se focalisant sur une catégorie définie par son orientation sexuelle homosexuelle. Dans un troisième temps, différents arguments seront exposés pour justifier et légitimer notre questionnement relativement inédit : en quoi les homosexuels peuvent-ils constituer eux aussi des acteurs spécifiques de la gentrification ? On insistera enfin, pour terminer cette partie, sur le caractère exploratoire et pionnier de cette recherche dans la mesure où si les homosexuels ont pu apparaître ponctuellement, de manière éparse et presque anecdotique, dans des recherches sur la gentrification, il existe aujourd’hui très peu de données empiriques et de résultats robustes à ce sujet. Si la littérature nord-américaine est relativement fournie à ce sujet, elle n’a eu que peu d’échos en France et n’a pas non plus suscité de programmes de recherche empirique directement centrés sur cette question (Blidon, 2008a). Ces différents éléments constituent autant de raisons et d’arguments ayant initialement motivé cette recherche sociologique.