1.1. La gentrification : une transformation plurielle affectant l’espace urbain.

Qu’est-ce que la gentrification ? Nous présenterons les cinq dimensions fondamentales de ce processus de transformations affectant les anciens quartiers du centre-ville dans les villes occidentales, ce qui permettra de proposer une définition synthétique et opératoire de la gentrification. Précisons que cette mutation ne concernera ici que les villes occidentales, même si des processus similaires peuvent émerger dans d’autres types de configurations urbaines (Carpenter, Lees, 1995).

En premier lieu, la gentrification est un processus affectant le bâti et la ville comme cadre physique et matériel. Initialement, elle correspond à une transformation architecturale et urbanistique des quartiers centraux historiques des villes occidentales, mais s’est aussi diffusée dans d’autres espaces que les quartiers centraux. Elle concerne en réalité des quartiers ayant souvent connu une phase de rayonnement et d’attractivité sous l’effet du développement urbain, mais ayant surtout connu par la suite une phase de dégradation importante du bâti, la plupart du temps depuis le XIXème siècle et jusqu’au milieu du XXèmesiècle. Les quartiers historiques du centre connaissent en effet une vétusté croissante durant la première moitié du XXème siècle, en particulier en Europe : elle affecte le stock de logements mais aussi bien souvent les espaces publics. Dans la plupart des grandes villes européennes, cette dévalorisation des centres amène, dans les années 1950 et 1960, à une prise de conscience et à des interventions diverses, publiques et/ou privées. L’amélioration du bâti passe spécifiquement et quasiment exclusivement par des opérations de réhabilitation, sans destructions. Cette réhabilitation peut et a pu prendre des formes variées : plus ou moins planifiée et impulsée par les pouvoirs publics, plus ou moins organisée et encadrée, elle peut également apparaître comme spontanée et localisée, à l’initiative de certains ménages, ou de certains décideurs privés. Pour Neil Smith, la gentrification commence le plus souvent sous sa forme « sporadique » ou « spontanée » avant d’être consolidée par des opérations programmées par les pouvoirs publics. Dans le cas de plusieurs quartiers de New York, Smith montre que les politiques publiques ne font que relayer, dans les années 1990, des microprocessus privés déjà en cours depuis plusieurs années (Smith, 1987). En France, on observe ces décalages chronologiques entre transformation d’un quartier et programme de réhabilitation planifié dans le quartier lyonnais de Saint-Georges au cours des années 1980 (Authier, 1993). La réhabilitation du bâti s’accompagne généralement d’une volonté de préserver un patrimoine historique : limitation des destructions, réhabilitation d’anciens édifices, plans de sauvegarde du patrimoine. Le premier critère de définition de la gentrification repose sur l’existence, dans un quartier historique et central vétuste, d’une phase de réhabilitation du bâti passant par la réfection des édifices, l’amélioration de la qualité des logements, la modernisation des voies d’accès et des équipements publics dégradés. Concernant par définition des quartiers vétustes, où la qualité des logements et du bâti est initialement faible, on la retrouve, en France, dans le quartier parisien du Marais (Djirikian, 2004) au cours des années 1960, dans celui de Saint-Georges à Lyon quelques années plus tard (Authier, 1993). A la même époque, mais dans des paysages urbains différents, c’est aussi le cas de Greenwich et de Soho à New York (Smith, 1979) et de certains quartiers populaires de San Francisco comme Castro ou Eureka Valley (Castells, 1983 ; Lehman-Frisch, 2001).

L’amélioration du cadre bâti a évidemment un impact sur l’immobilier local : l’offre de logements gagne en qualité, sa valeur économique s’en trouve accrue. La gentrification se caractérise alors par la reprise du dynamisme sur le marché de l’immobilier dans le quartier. Les prix de l’achat et de la location, restés faibles pendant longtemps, connaissent une hausse souvent spectaculaire en quelques années, sous l’effet de la valorisation du stock de logement : un tel quartier offre en effet des perspectives de profit et de rentabilité pour les investisseurs et pour les acteurs du marché immobilier. Ce phénomène, connu sous le nom de « rent gap » dans la terminologie anglo-saxonne, désigne précisément un « rattrapage » économique et immobilier par rapport au passé et par rapports aux autres quartiers de la ville (Smith, 1987). Cette reprise immobilière n’est ni régulière, ni continue, elle n’a pas la même ampleur selon le contexte urbain, mais cette tendance lourde à la hausse reste une caractéristique du processus de gentrification, résultant souvent d’une combinaison entre logiques de marché et promotion publique de la réhabilitation (Claver, 2003). Elle s’accompagne le plus souvent d’une modification de la structure d’occupation des logements : le rapport propriétaires / locataires s’inverse progressivement au profit des propriétaires, phénomène déjà repéré par Ruth Glass, et constaté dans d’autres contextes depuis (Hamnett, 1997). Cette « dimension immobilière », retenue comme deuxième caractéristique du processus de gentrification, a été largement mise en avant et disséquée dans les travaux de Neil Smith concernant plusieurs quartiers des grandes villes américaines au cours des années 1970 et 1980, travaux dans lesquels New York joue le rôle d’idéal-type.

L’aspect sans doute le plus spectaculaire de la gentrification et le plus exploré par les sociologues, souvent désigné maladroitement comme processus d’embourgeoisement, est celui qui affecte la composition sociale des populations résidentes dans ce type de quartiers. Parallèlement à leur dégradation physique, les quartiers historiques de centre-ville ont le plus souvent été abandonnés par les catégories moyennes et surtout supérieures et investis par les catégories les plus modestes (Dansereau, 1985). Cette affirmation n’est pas valable dans tous les contextes urbains et n’a pas non plus la même ampleur en fonction des situations nationales (Bidou-Zachariasen, 2003 ; Préteceille, 2006). Malgré ces variations nationales, de nombreux quartiers du centre historique ont donc connu, de la fin du XIXème siècle au milieu du XXème siècle, un appauvrissement relatif de leur population et regroupent majoritairement des ménages populaires. La gentrification prend alors la forme d’une inversion sociologique relativement rapide reposant sur deux leviers schématiques : le « retour en ville » des classes moyennes, notamment de leur frange supérieure, et l’éviction des anciens habitants issus des catégories populaires. Il y a « gentrification résidentielle » lorsqu’un ancien quartier historique habité par des catégories populaires (ouvriers, petits employés, petits artisans et petits commerçants) est progressivement investi ou réinvesti par de nouveaux habitants plus riches, plus diplômés, appartenant aux classes moyennes et moyennes supérieures. La gentrification est donc une forme d’embourgeoisement, mais qui ne concerne que les quartiers qui constituaient à la période précédente des quartiers populaires : c’est le cas des quartiers londoniens étudiés par Ruth Glass, ou de certains quartiers parisiens au début des années 1980 (Bidou, 1984 ; Chalvon-Demersay, 1984). Cette remarque permet d’éclaircir les confusions récurrentes entre le terme de gentrification et celui d’embourgeoisement (Préteceille, 2006 ; Bourdin, 2008). Ainsi, dans le cas de Paris, les données de recensement de 1982 à 2006 permettent de distinguer les deux notions : si la part des cadres supérieurs et des professions intellectuelles augmente à peu près partout dans Paris, elle correspond dans certains cas à la gentrification d’anciens quartiers majoritairement populaires de l’Est (Belleville, Bastille ou Ménilmontant) et dans d’autres cas à un embourgeoisement, dans des quartiers de la rive gauche ou de l’Ouest parisien, déjà peuplées par les catégories supérieures au début des années 1980. Ces quartiers traditionnellement favorisés ne se gentrifient donc pas. La gentrification désigne alors le retour vers les centres anciens de couches de populations aisées ayant longtemps délaissé ces espaces au profit de zones périphériques avec le processus précédent de suburbanisation (Lévy, 2003). Prenant des formes variées selon le rythme et l’ampleur qui la caractérisent, cette « inversion sociale » bouleverse la vie d’un quartier en modifiant localement le rapport de force entre des groupes sociaux, aux trajectoires, aux intérêts et aux ressources bien spécifiques (Lehman-Frisch, 2008). Plus encore, elle valorise des groupes sociaux porteurs de nouveaux modes de vie, qu’il s’agisse des pratiques de consommation, des modes de sociabilité ou des valeurs mises en avant : la montée en force de ces nouveaux venus et de leurs modes de vie à l’échelle locale a des effets multiples et durables sur le quartier. Elle constitue la troisième caractéristique du processus de gentrification, c'est-à-dire sa « dimension résidentielle ».

Ces processus accompagnent généralement mais non nécessairement une autre dimension du processus, la transformation du tissu économique et commercial local. Celle-ci bouleverse les structures économiques du quartier (notamment celles de l’emploi) mais aussi l’espace public, la physionomie et la fréquentation des rues (Van Criekingen, 1997 ; Charmes, 2005 ; Fleury, Van Criekingen, 2006). La gentrification se manifeste par une substitution de nouveaux types de commerces aux activités traditionnelles des quartiers centraux (production, manufacture, artisanat) qui s’effacent progressivement, et par un retour au centre de certaines activités tertiaires, bien différentes des ateliers textiles ou de l’artisanat d’antan. Le paysage commercial de la gentrification est composé de restaurants, de bars, de cafés mais aussi de magasins de design, de boutiques de décoration et d’ameublement plus ou moins exotiques, d’agences immobilières, de commerces spécialisés de luxe (fromagers, vendeurs de vin ou de thé, bijoutiers, fleuristes), de boutiques de soin et d’entretien du corps (coiffure, cosmétiques). Cette transformation renvoie à une nouvelle demande locale, à des modes de vie et de consommation bien différents de ceux des anciennes populations du quartier (Ley, 1996). De ce point de vue, elle s’articule souvent à la gentrification résidentielle. Elle affecte le quartier en tant que cadre physique et matériel : ces nouvelles activités occupent l’espace d’une nouvelle manière, qui peut rompre ou composer avec les locaux disponibles. De nouvelles activités investissent par exemple un bâti ancien mais réhabilité : un vieil atelier de confection textile peut devenir une galerie d’art ou un bar, une ancienne boulangerie peut accueillir aujourd’hui une boutique de vêtements ou de design (Djirikian, 2004 ; Charmes, 2005). L’importance de ces mutations a amené certains chercheurs à parler de « gentrification de consommation » ou de « gentrification de fréquentation » pour désigner ces dimensions du processus (Beauregard, 1986 ; Van Criekingen, 2003). Qu’ils utilisent ou non ces expressions, des géographes et des sociologues étudient précisément ce processus à l’échelle d’une ville (Van Criekingen, 1997), d’un quartier (Authier, 1989 ; Lehman-Frisch, 2002 ; Zukin, 2007) ou d’une rue (Lehman-Frisch, 2001 ; Fleury, 2009). Cette mutation constitue la quatrième dimension du processus de gentrification, la « dimension commerce » ou « commerçante » : des boutiques de vêtements « branchées » investissent des friches industrielles dans le quartier de Brooklyn, à New York (Zukin, 2007), un café remplace des anciens ateliers de métallurgie en prenant le nom Les Métallos à Oberkampf (Fleury, 2004). Ce paysage constitue l’un des traits communs des quartiers gentrifiés de la rue Polk à San Francisco (Lehman-Frisch, 2001) à la rue Oberkampf à Paris (Fleury, Van Criekingen, 2006), en passant par les ruelles étroites du quartier Gothic de Barcelone (Ter Minassian, 2007), les rues du quartier Saint-Jacques à Bruxelles (Van Criekingen, 2001), les étroites rues de la Croix-Rousse lyonnaise (Bordet, 2001), ou l’avenue Mont-Royal à Montréal (Sénécal, Teufel, Tremblay, 1990 ; Rose, 2006).

Ces changements vont de pair avec un changement d’image du quartier. Le quartier passe du statut de quartier « populaire », voire « ouvrier » ou « immigré », à celui de quartier « aisé », voire « bourgeois » ou « huppé », de l’image d’un quartier insalubre, peu agréable, voire dangereux à un quartier vivant, embelli et « convivial » ou « branché » (Bidou-Zachariasen, 2003 ; Fleury, Van Criekingen, 2006). Ce changement infiltre progressivement les mises en scène du quartier produites par les médias, les acteurs politiques locaux (Fijalkow, 2007), les habitants eux-mêmes lorsqu’ils se regroupent en associations de quartier ou qu’ils décrivent leur quartier (Authier, 2008 ; Tissot, 2010a). La revalorisation de l’image du quartier se nourrit cependant très souvent de l’histoire du quartier, de la mémoire locale et de l’esprit des lieux : la gentrification n’est pas une rupture symbolique complète mais bien souvent une revalorisation de composantes anciennes des images du quartier, notamment celles de quartier populaire par exemple (Remy, 1983). Le privilège accordé à la réhabilitation, dans ce type de quartiers, traduit à merveille cette recomposition symbolique à partir des lieux d’antan et accompagne ce que de nombreux nouveaux habitants se représentent comme un retour aux sources porteur d’authenticité. Cette réappropriation de la mémoire locale alimente l’image du « quartier-village », central et convivial, authentique et solidaire, par opposition à l’anonymat des banlieues métropolitaines, des grands ensembles ou même des grands boulevards (Bidou, 1984 ; Chicoine, Rose, 1998 ; Fijalkow, 2007). Ces qualités du quartier peuvent être mobilisées, mises en avant, voire mises en scène, de diverses manières : mobilisation des habitants pour préserver un passé authentique, utilisation du décor urbain ancien par les commerçants, organisation d’événements « localistes » centrés sur l’identité ou l’histoire du quartier, discours politique sur la préservation d’un patrimoine (Capron, Lehman-Frisch, 2007). Ce lien symbolique entre passé et présent est paradoxal : les nouveaux habitants investissent un passé populaire local mais surtout en détournent largement le sens et les usages. Le cas du quartier lyonnais de la Croix-Rousse est emblématique de la valorisation d’un passé ouvrier et contestataire par une nouvelle élite culturelle et intellectuelle, composée de cadres, d’enseignants et d’artistes aujourd’hui fortement représentés parmi les habitants (Bensoussan, 1982). Plusieurs enquêtes portant sur la Croix-Rousse ont montré l’importance de cette mythologie contestataire dans les représentations de leur quartier chez des habitants n’ayant pas forcément les mêmes origines et positions sociales (Authier, 2001a). À Belleville aussi, derrière les vestiges d’une culture ouvrière du café de quartier, la rue devient le théâtre d’une appropriation symbolique et concrète du quartier par les nouveaux habitants, traduisant leur « capacité de manipuler des codes culturels et sociaux variés […], d’utiliser et de s’approprier des espaces à ambiance populaire » (Simon, 1997, p.62). L’une des caractéristiques du processus de gentrification est donc la revalorisation de l’image du quartier, longtemps restée négative et stigmatisante : la gentrification se traduit par la construction progressive d’une image de quartier valorisée et valorisante, c’est la « dimension image » ou « dimension symbolique » du processus.

Processus de réhabilitation du bâti, de revitalisation immobilière et commerciale, d’inversion sociale résidentielle et de revalorisation symbolique d’anciens quartiers populaires et centraux des grandes villes occidentales, la gentrification articule étroitement ces différentes transformations dans le temps et dans l’espace. Affectant le bâti, les modes de vie et les structures sociales locales, elle « est un phénomène à la fois physique, économique, social et culturel. Elle implique non seulement un changement social mais aussi un changement physique du stock de logements, à l’échelle du quartier, enfin un changement économique sur les marchés foncier et immobilier […] C’est cette combinaison de changements sociaux, physiques et économiques qui distinguent la gentrification comme processus ou ensemble de processus spécifiques. » (Hamnett, 1997)