1.2. Diversité des approches et émergence des « acteurs de la gentrification » comme objet d’analyse.

Définie ainsi, la gentrification offre différentes entrées méthodologiques et différentes facettes aux sociologues qui tentent de la saisir. Cette pluralité explique souvent les débats et les controverses à ce sujet puisque les protagonistes n’abordent en général pas les choses de la même manière. Nous retiendrons ici deux lignes de clivage marquant le champ des recherches sur la gentrification depuis deux décennies. Ce rapide exposé permettra de situer l’approche adoptée dans cette recherche.

Le premier débat a surgi au cours des années 1980 et porte sur les causes de la gentrification. Il oppose schématiquement les tenants de la théorie du « rent gap » de Neil Smith aux approches héritées des travaux de David Ley. Chez Smith, le modèle du « rent gap » met au centre les causes économiques structurelles et a été interprété comme un modèle déterministe et « trop » économique (Smith, 1979). La gentrification y est la résultante de la rencontre entre une offre immobilière à bas prix et une demande rationnelle de la part d’investisseurs et d’acteurs bien informés. Les avantages économiques anticipés et les opportunités immobilières expliquent le retour des capitaux vers le centre-ville. Cette approche dessine un modèle à trois étapes dont le déroulement chronologique est systématisé et quasiment prédictif : il distingue des pionniers (gentrification sporadique), des suiveurs (gentrification consolidée) et des super gentrifieurs (gentrification généralisée). « Les groupes sociaux impliqués sont définis principalement en fonction de leur contribution à ce processus » (Collet, 2008, p.125), et leur connaissance sociologique apparaît pauvre parce que secondaire dans l’explication. A partir de la fin des années 1980, sous la conduite de David Ley, cette conception purement économique est critiquée pour ses aspects réductionnistes, déterministes et caricaturaux (Ley, 1987). Pour de nombreux sociologues français, canadiens et britanniques, la gentrification repose sur autre chose qu’un simple mécanisme de marché : elle renvoie également à des acteurs, à leurs stratégies, leurs comportements et leurs modes de vie (Ley, 1987). Elle n’est pas réductible à une question économique, elle véhicule aussi des ressources culturelles et symboliques, met en jeu des valeurs et des dispositions culturelles, des modes de vie nouveaux et des pratiques individuelles innovantes dans ces anciens quartiers populaires et/ou industriels. Pour Ley, la gentrification n’est pas qu’un rattrapage quantitatif du point de vue économique mais constitue plutôt une transformation qualitative des modes de vie des classes moyennes et supérieures passant par un réinvestissement des quartiers centraux. L’émergence de nouveaux modes de vie construit de nouveaux rapports à la ville et au quartier, trouvant leurs conditions de réalisation dans ces anciens quartiers désaffectés des centres-villes occidentaux. Parcourant la littérature sur la gentrification au début des années 1990, ce clivage semble s’estomper depuis : la prise en compte des différentes dimensions du processus de gentrification semble orienter de plus en plus de recherches et explique notamment notre définition pluraliste préalable. Sans être clos, le débat sur les causes générales de la gentrification n’est plus réellement d’actualité puisque les causes multiples et interdépendantes ne peuvent être réduites à un seul facteur ou un seul effet. Les différents traitements de la question de la gentrification ne nous semblent plus réellement relever d’oppositions théoriques, mais plus fondamentalement de choix méthodologiques et de contextes disciplinaires, voire épistémologiques. La question n’est plus tant de savoir à quoi est due la gentrification de manière générale mais de trouver les échelles pertinentes et les dispositifs méthodologiques pour en améliorer la compréhension. Les travaux qui interrogent la gentrification apparaissent variés et relativement différents les uns des autres parce qu’ils n’entrent pas de la même manière dans ce sujet.

On peut en premier lieu interroger la gentrification comme un processus de transformation urbaine parmi d’autres et tenter d’en délimiter l’extension géographique, le rythme historique et les articulations avec d’autres évolutions socio-économiques des villes d’aujourd’hui. En ce sens, la statistique et les méthodes quantitatives permettent de mesurer la gentrification, de la localiser et de l’identifier dans certaines portions de l’espace urbain, de la confronter également à d’autres processus du changement urbain (rénovation urbaine, éviction, ségrégation, exclusion, etc). Dans ce cadre, il est alors possible de dire si tel ou tel quartier se gentrifie, à quel rythme et rendre compte de l’étendue d’un tel processus à l’échelle de la ville, et au regard également d’autres villes dans d’autres pays. L’apparition des calculs de « ratio de gentrification » en géographie et en sociologie urbaine est un exemple typique de ce type d’approches dans lesquelles la gentrification est saisie à une échelle macrosociologique et en tant que processus global (Préteceille, 2007). Correspondant au nombre de cadres pour 100 employés et ouvriers, ce ratio et ses évolutions historiques permettent de localiser et de quantifier la gentrification à l’échelle d’un quartier et d’une ville (Clerval, 2008a). Ces travaux aboutissent très souvent à des propositions théoriques ou des thèses au sujet de la dynamique urbaine à l’échelle mondiale avec comme point de mire les débats sur l’émergence d’une « ville globale », d’un modèle urbain standardisé, débat largement nord-américain mais dans lequel des chercheurs français apportent également leur contribution (Préteceille, 1995).

Plus récemment encore sont apparus des travaux et des recherches portant sur la gentrification comme programme-clé des politiques de la ville dans le prolongement des travaux de Florida (Florida, 2002). La « politique de la gentrification » est alors saisie comme une volonté institutionnelle de promouvoir le centre-ville et ses quartiers, voire plus généralement des « villes perdantes » (Rousseau, 2008). Ces recherches ont enregistré l’idée selon laquelle la gentrification est une forme de valorisation et de développement de la ville qui génère des profits, des avantages et redorent le blason d’espaces urbains longtemps laissés à l’abandon (Florida, 2002). Promoteurs et décideurs politiques auraient donc intérêt ou pourraient au moins profiter des effets de la gentrification qu’ils soient directement financiers et économiques, ou qu’ils passent par un accroissement de fréquentation, d’activité commerciale, de potentiel touristique. De ce point de vue, l’étude des processus de gentrification passe donc par une analyse des politiques publiques, par une fine dissection des acteurs impliqués et surtout de leurs intérêts respectifs, concomitants, divergents, voire contradictoires (Rousseau, 2008). L’approche de la gentrification comme programme de revitalisation urbaine concerne par ailleurs tout autant des acteurs publics, en charge des opérations de politique de la ville, que des acteurs privés, impliqués dans la plupart de ces opérations ainsi que dans les processus de gentrification de consommation et de régénérescence économique des quartiers centraux : elle implique une attention à différentes dimensions du processus de gentrification mais se situe à une échelle singulière, celle des institutions, des réseaux et des acteurs. Elle traverse en réalité de nombreuses recherches portant sur la gentrification qu’il s’agisse de contextes urbains européens (Van Criekingen, 2001 ; Rousseau, 2008), nord-américains (Florida, 2002) ou de contextes urbains très différents, par exemple au Brésil (Scocuglia, 2005).

Plus fidèles aux travaux originels de Ruth Glass, de nombreux travaux prennent le parti de saisir la gentrification à une échelle beaucoup plus fine : celle du quartier d’une part et celle des « gentrifieurs » d’autre part. Depuis le milieu des années 1990, de nombreux travaux sociologiques se concentrent sur les groupes sociaux impliqués dans la gentrification d’un quartier, c’est-à-dire les acteurs qui investissent ou participent d’une manière ou d’une autre à son réinvestissement. D’une manière ou d’une autre, car ces acteurs sont multiples : architectes, agents immobiliers, élus, mais aussi commerçants, urbanistes, personnes fréquentant ou habitant le quartier, personnes qui y travaillent, familles qui le quittent aussi. Parmi eux, est progressivement apparue la catégorie des « gentrifieurs » ou « gentrificateurs », c’est-à-dire les individus, ménages ou groupes sociaux qui investissent concrètement le quartier et qui y sont des nouveaux venus. Les gentrifieurs sont, en premier lieu, de nouveaux habitants du quartier, mais on peut également y inclure d’autres « nouveaux venus », qu’ils y travaillent, y viennent, y consomment ou y tiennent un commerce. En l’absence de précision, « gentrifieur » désignera pour nous un nouvel habitant du quartier. Si l’objet d’étude reste formellement la gentrification, l’entrée choisie est spécifique, constituée par les comportements sociaux, les pratiques et les représentations de groupes sociaux spécifiques, « acteurs de la gentrification » et même « gentrifieurs » en tant que tel. Il s’agit d’une sociologie des gentrifieurs amenant à une compréhension sociologique des processus de gentrification. Ce type de recherches travaille donc la question de la gentrification à partir des modes de vie et des trajectoires des gentrifieurs et à l’échelle relativement fine du quartier, par définition en cours de gentrification. De ce point de vue, la démarche se rapproche de celle de Ley. Elle oriente les recherches pionnières sur la gentrification en France et semble aujourd’hui dominante dans les approches sociologiques de la gentrification (Chicoine, Rose, 1998 ; Capron, Lehman-Frisch, 2007 ; Collet, 2008 ; Charmes, Vivant, 2008). En France, ce type d’approches renvoie à deux questions plus générales qui peuvent expliquer son succès actuel. D’une part, les débats sur la définition, l’évolution et l’homogénéité des classes moyennes trouvent dans ces quartiers et à travers les modes de vie et les parcours des gentrifieurs des éléments de réponse importants. Le lien entre ces deux questions détermine une bonne partie des travaux et des approches récentes du processus (Bidou-Zachariasen, 2004 ; Oberti, Préteceille, 2004). D’autre part, l’approche sociologique de la gentrification offre un cas singulier de cohabitation de groupes socialement différenciés dans un même quartier à différentes phases du processus (Authier, 1995 ; Lehman-Frisch, 2008). La sociologie des gentrifieurs fournit ainsi une entrée originale et pertinente pour approcher des formes de cohabitation dans des quartiers où les vagues d’installation de populations sociologiquement différentes produisent des cohabitations souvent inédites dans le reste de l’espace urbain.

Dans cette recherche, nous adopterons de manière privilégiée cette dernière approche pour rendre compte de ce qui sociologiquement permet de comprendre ces pratiques de réinvestissement, ces représentations de la centralité urbaine et du quartier, ces trajectoires de « retour en ville ». Sans négliger les contextes plus larges et les dimensions politiques de la gentrification, l’analyse du rôle et de la place des gays dans les processus de gentrification suppose de se situer à l’échelle de ces pratiques et représentations individuelles afin de comprendre ce qui, chez eux, et d’un point de vue sociologique, amène et attire ici. Par ailleurs, nous ne chercherons pas à trancher dans le débat sur les causes explicatives de la gentrification, car celle-ci nous semble renvoyer non à une explication mono-causale mais à un faisceau d’effets cumulatifs renvoyant à des dimensions multiples de la vie urbaine, économiques et commerciales, culturelles et symboliques, collectives et individuelles. C’est donc à une sociologie des pratiques et des représentations que nous souhaitons nous livrer, en prenant comme entrée celle des acteurs de la gentrification. Reste à comprendre quels en sont les apports, les enjeux et les résultats importants.