2.1 Les gentrifieurs : une nébuleuse sociologique.

Qui sont les gentrifieurs d’un point de vue sociologique ? Généralement décrits comme appartenant aux « classes moyennes », leur position sociale est des plus floues dans la mesure où les « classes moyennes » se caractérisent aujourd’hui par leur diversité et leur hétérogénéité (Chauvel, 2006). La notion même de classe moyenne a historiquement changé et son contenu reste variable d’une enquête à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un auteur à l’autre (Bidou-Zachariasen, 2004). Le débat sociologique sur la définition et les contours des classes moyennes est sans doute l’un des plus denses et les plus fournis de la sociologie française contemporaine. Nous nous contenterons donc de renvoyer aux publications principales sur le sujet (Mendras, 1994 ; Butler, Savage, 1995 ; Bouffartigue, 2004 ; Bidou-Zachariasen, 2004 ; Chauvel, 2006). Il faut cependant souligner que dans ce débat, la question de l’espace apparaît de plus en plus décisive. En particulier, le lieu de résidence et le rapport à l’espace urbain peuvent constituer des éléments de définition des classes moyennes, des critères de différenciation interne également aux classes moyennes dans leur ensemble (Cartier, Coutant, Masclet, Siblot, 2008). C’est manifeste au sujet des choix résidentiels effectués par ces ménages de type « moyens », mais également dans des choix et des stratégies connexes : l’exemple le plus étudié et le plus net est celui du choix de l’établissement scolaire pour ses enfants, choix dans lequel s’articulent positions sociales des ménages, inégalités d’accès aux établissements prestigieux et inégalités des positions socio-spatiales dans la ville ou l’agglomération (Van Zanten, 2001). La notion même de gentrification renvoie donc au débat sur la définition et la transformation des classes moyennes, mais en retour, les débats sur les classes moyennes ont progressivement pris en compte la dimension spatiale de la définition de ces catégories sociales.

Pour ce qui nous concerne, on peut simplement proposer une approche des catégories sociales composant majoritairement ce que peuvent être les gentrifieurs, en particulier dans le cas français. Les gentrifieurs ne correspondent pas aujourd’hui à l’ensemble des « classes moyennes », ils en composent la frange supérieure le plus souvent, la distinction entre classes moyennes supérieures et classes supérieures pouvant dès lors sembler infime dans certains contextes (Oberti, Préteceille, 2004). La catégorie des gentrifieurs peut être définie par des critères professionnels (type d’activité, statut professionnel, niveau de qualification), économiques (niveau de revenus) et culturels (niveau de diplôme, capital culturel incorporé sous une autre forme).

En France, elle est d’abord composée d’un groupe d’enseignants et de professions intellectuelles, au capital culturel important et aux revenus suffisamment élevés pour se distinguer des revenus moyens. Nous y trouvons les instituteurs, les professeurs et chercheurs, les journalistes et artistes aux revenus très hétérogènes, les employés exerçant dans le secteur culturel, éducatif et artistique. Ensuite, nous incluons ici un groupe de cadres des secteurs privé et public à capital culturel, scolaire et économique relativement élevés. Exerçant des professions à responsabilité et ayant fait des études supérieures, ils peuvent être cadres moyens ou cadres supérieurs, mais n’ont pas le niveau de rémunération de cadres dirigeants. La distinction entre cadres est souvent fragile : dans plusieurs travaux, une partie des cadres supérieurs est intégrée au groupe des « super gentrifieurs », impliqués tardivement dans le processus de gentrification. On y retrouve les « Yuppies » anglo-saxons (Lehman-Frisch, 2001 ; Florida, 2002) ou « gentrifieurs fortunés » français (Authier, 2008). Un vaste groupe d’employés et de salariés des « nouveaux services » fait également partie de ce groupe, traduisant la montée en puissance de certains secteurs d’activité dans la population active depuis les années 1970. Ces salariés occupent des emplois très différents mais travaillent dans les nouveaux secteurs tertiaires en expansion (informatique, multimédia, communication, médias, services directs aux personnes) qui leur offrent des revenus conséquents et qui concernent, là aussi, des individus ayant fait des études supérieures. Enfin, nous y ajoutons aussi un autre groupe socioprofessionnel composé d’indépendants, de commerçants et de chefs d’entreprise se distinguant des classes supérieures par des revenus souvent moins élevés, même s’ils restent relativement importants. Surtout, ils ne sont pas salariés : ils peuvent être chefs d’entreprise, indépendants ou travailler en free lance ou à la pige, dans les secteurs de la culture, de l’art, de la mode, de la communication, du design, de la presse ou de la publicité. On trouve ici les journalistes pigistes, les designers ou graphistes, les artistes et les publicitaires indépendants. Ce groupe, difficilement identifiable dans la nomenclature socioprofessionnelle de l’I.N.S.E.E., constitue pourtant une population cible dans plusieurs enquêtes qualitatives consacrées aux gentrifieurs (Chicoine, Rose, 1998 ; Collet, 2008).

Cette vaste constellation repose, on le voit, sur la mobilisation de différents critères sociologiques pour définir un groupe social : critères professionnels et économiques, mais aussi dimensions culturelles et scolaires des parcours sociaux. Ceci amène à considérer comme gentrifieurs des populations distinctes qui vont, par exemple, de certains cadres supérieurs de la communication ou de certains universitaires reconnus, potentiels gentrifieurs de haut rang, à des franges moins favorisées de la « new urban gentry » où se rencontrent des attachés de presse, des pigistes, des stylistes en free lance ou des artistes intermittents. Cette diversité peut paraître problématique pour le sociologue mais elle est fondamentale dans la compréhension des processus de gentrification. Elle l’était déjà dans les travaux pionniers du début des années 1980 (Bidou, 1984) et le reste aujourd’hui. Dans le cas de Montréal, cette diversité apparaît sous la plume de Damaris Rose et Nathalie Chicoine pour qui « les nouvelles couches moyennes attirées par les quartiers centraux sont loin de constituer un groupe homogène au plan des revenus et des cheminements professionnels », et pour qui « on a négligé l’étude des rapports à la centralité d’un autre segment de la main-d'oeuvre qui est beaucoup moins favorisé que les professionnels : les petits cols blancs et les employés de service de soutien au tertiaire avancé, œuvrant dans les domaines de l’entretien des édifices à bureau, de la restauration, de l’hôtellerie, de la messagerie etc. » (Chicoine, Rose, 1998, p. 316-317). Dans ce cas précis, les auteures montrent bien qu’au-delà du niveau de revenus, c’est surtout un rapport à la centralité urbaine et des modes de vie peu stables nécessitant une accessibilité au centre-ville qui font de ces individus des gentrifieurs à part entière. Mais ce qui caractérise davantage peut être la sociologie des gentrifieurs depuis une dizaine d’années, c’est qu’elle s’est focalisée sur certaines franges spécifiques de ce vaste groupe afin de décomposer et de décliner ses différents rôles dans la transformation de l’espace urbain. Autrement dit, devant cette hétérogénéité, les sociologues ont procédé par dissection en analysant le rôle de certaines catégories de gentrifieurs définies selon différents découpages de ce groupe social hétérogène. Prolongeant l’idée d’une approche par les acteurs de la gentrification, les recherches ont donc voulu saisir en quoi telle ou telle catégorie pouvait être actrice, impliquée ou mobilisée dans la gentrification d’un espace urbain. Pour mieux comprendre l’orientation de ces travaux et de notre recherche, nous évoquerons ici trois exemples de ces importantes contributions.