2.2. Des groupes sociaux au rôle spécifique.

Parmi les groupes dont le rôle a pu apparaître spécifique et singulier dans les processus de gentrification, nous retiendrons donc trois contributions importantes qui reposent sur des facteurs et des variables sociologiques différents.

Le premier exemple est celui du groupe des artistes dont le rôle de pionnier apparaît régulièrement dans la littérature anglo-saxonne. Leur installation dans des quartiers centraux abandonnés et désaffectés des grandes villes américaines a constitué un levier de la renaissance de ces espaces à Chicago, San Francisco, New York ou dans les grandes villes canadiennes (Ley, 2003). En premier lieu, les artistes s’installent volontiers et massivement dans des quartiers typiques des débuts de la gentrification où le faible coût des logements, l’ambiance populaire et le décor urbain rencontrent chez eux des dispositions spécifiques (Ley, 2003 ; Charmes, Vivant, 2008). Des résultats qualitatifs permettent de comprendre le sens de ces choix résidentiels façonnés par des représentations du monde, de la société et de la ville propres aux artistes. Marqués par une disposition à la critique, sociale et politique, par une attirance pour ce qui est différent et ce qui remet en cause un modèle de consommation standardisée, contestant les normes économiques et marchandes, les artistes interrogés par Ley cherchent donc des quartiers où ce qui fait la valeur du lieu n’est plus le capital économique ou les ressources financières. Il s’agit alors de trouver des quartiers dans lesquels d’autres valeurs peuvent inverser les hiérarchies dominantes et un quartier populaire peut donc être idéal pour un artiste : un bâti vétuste et une rue restée « dans son jus » peuvent prendre une valeur esthétique importante à ses yeux. Ley inscrit son analyse dans une filiation bourdieusienne : dans le champ artistique, il existe des valeurs et des normes spécifiques, qui se trouvent en relative opposition à des normes marchandes et purement économiques (Bourdieu, 1979). Le capital culturel possédé par la plupart des artistes agit en contrepoint à la prégnance du capital économique dans l’espace social. De ce fait, les artistes procèdent à des choix résidentiels structurés par des motifs propres les conduisant à rechercher des formes d’authenticité, d’alternative et de différenciation des normes dominantes dans des quartiers désaffectés et peu attrayants pour les « dominants ». Par ailleurs, le travail des artistes peut nécessiter ou favoriser le choix d’un type de lieux de résidence, parce que l’espace résidentiel peut souvent être pour ces individus étroitement liés au lieu de travail. Cela peut apparaître à l’échelle du logement, pour le photographe, le vidéaste et leur studio, ou le peintre, le sculpteur et leur atelier : de tels volumes et de tels aménagements sont davantage possibles lorsqu’un ancien bâti relativement peu coûteux est disponible et accessible. Cela peut également apparaître à l’échelle de la ville dans la mesure où la proximité des lieux et des réseaux culturels et artistiques incite à venir s’installer au centre : le cas du quartier de Soho le montrait bien, même si Jean-Samuel Bordreuil critique l’usage généralisé de la notion de gentrification (Bordreuil, 1994). Dans le cas des professions artistiques, l’articulation entre espace résidentiel et espace professionnel renforce donc certains motifs de localisation résidentielle. Dans le cas du Bas-Montreuil par exemple, l’existence de vastes entrepôts industriels abandonnés peut expliquer l’attrait des professions artistiques pour ce quartier et constitue in fine un facteur important de gentrification liée à la spécificité du bâti et aux contraintes du métier d’artiste (Collet, 2008). Enfin, la présence d’artistes dans un quartier constitue également indirectement un catalyseur de la gentrification : les artistes sont des acteurs de la gentrification eux-mêmes mais aussi un élément du décor urbain valorisé et recherché par les autres gentrifieurs. Leurs modes de vie et leur simple présence correspondent en effet à des ambiances urbaines et un voisinage recherché par de nombreux ménages des classes moyennes, culturellement favorisés (Authier, 2008). L’installation des artistes dans un quartier constitue donc, pour eux, un « signal » : les ménages diplômés et issus des classes moyennes et supérieures investissent alors ces quartiers devenus attrayants voire branchés. Vecteur d’un processus d’ « esthéticisation »3 de l’espace, les artistes convertissent les caractéristiques socio-économiques peu attractives du quartier en valeurs positives, voire esthétiques. On retrouve ici le rôle de l’artiste avant-gardiste à travers cette capacité à investir des lieux abandonnés par les autres et cette disposition à agir en décalage ou en contradiction avec les normes dominantes, normes qui valorisent paradoxalement par la suite cette démarche avant-gardiste.

Dans leur diversité, les artistes constituent donc des gentrifieurs au rôle spécifique à ces différents niveaux : leur démarche intellectuelle et esthétique, leurs contraintes professionnelles et l’image qu’ils suscitent chez les autres expliquent pourquoi ils participent activement aux processus de gentrification. Leur rôle de pionnier traverse différents contextes urbains : on le retrouve à Berlin, dans les quartiers de Prenzlauer Berg ou Friedriechshain au cours des années 1990 (Lebreton, Mougel, 2008), mais aussi dès les années 1970 sur les pentes de la Croix-Rousse lyonnaise (Bensoussan, 1982), dans les rues de Castro à San Francisco (Castells, 1983), sur le plateau Mont-Royal à Montréal (Rose, 1984 ; Ley, 1986) et plus spectaculairement encore à New York, dans l’East End. Cependant, ce rôle de pionnier est également discuté dans plusieurs contextes urbains où les artistes ne sont plus des pionniers mais apparaissent aussi comme des suiveurs et des accompagnateurs d’un processus déjà impulsé. Cette thèse est développée dans le cas du quartier parisien de Belleville où Elsa Vivant et Eric Charmes qualifient les « artistes off » de suiveurs plus que de pionniers (Charmes, Vivant, 2008). Le débat existant sur ce rôle au cours du processus montre deux choses : d’une part, il confirme malgré tout le rôle particulier de certains artistes dans la gentrification, d’autre part, il invite à considérer le rôle des différents acteurs de la gentrification en lien avec le moment où ils interviennent effectivement dans les transformations locales, c’est-à-dire à relier espace, acteurs et temps.

Un deuxième exemple renvoie au rôle des jeunes actifs « marginaux » du tertiaire avancé et des services dans les métropoles occidentales. Souvent plus diplômés que la moyenne, ils sont « marginaux » au sens où ils connaissent une forme de précarité et de marginalisation sur le marché du travail en raison de leurs statuts instables et incertains du fait du développement des formes particulières d’emploi : temps partiel, piges, free-lance, « petits contrats », missions, etc. Qu’ils soient employés ou travailleurs indépendants (pigistes, free-lance, « petits-contrats »), ces jeunes adultes travaillent et vivent majoritairement dans des grandes villes (Rose, 1987). En explorant leurs modes de vie, leurs usages et leurs représentations de la ville, des travaux montrent que cette catégorie de travailleurs, qui prend une importance croissante parmi la population active des métropoles occidentales, entretient une proximité au centre-ville (Roy, 1992). Les travaux de Damaris Rose et Nathalie Chicoine à ce sujet fournissent des résultats empiriques importants (Chicoine, Rose, 1998). Dans une enquête portant précisément sur cette question, ces deux sociologues ont interrogé deux groupes de jeunes adultes résidant au centre-ville de Montréal : des travailleurs plus ou moins précaires des secteurs de la communication, de l’environnement et des affaires sociales d’un côté, des employés de service de soutien au tertiaire avancé (entretien, restauration, hôtellerie et messagerie) de l’autre. Tous vivent dans des quartiers centraux de Montréal mais tous n’entretiennent pas le même attachement ni le même rapport à leur quartier et à sa localisation centrale. Trois types de rapport à la centralité apparaissent alors : l’un repose sur l’aspect utilitaire du centre-ville, le second sur l’attachement à un mode de vie, le dernier étant une forme de rapport indifférent. Pour une partie de ces jeunes montréalais, le centre-ville est d’abord envisagé dans ses aspects pratiques du point de vue professionnel : il concentre les lieux de travail, les réseaux et ressources professionnels et fournit donc des opportunités d’emploi dans des trajectoires instables où la localisation résidentielle est parfois décisive pour décrocher une mission, obtenir un temps partiel ou pouvoir rapidement venir travailler ponctuellement. On retrouve principalement cette relation au quartier central chez les indépendants pour qui réseau professionnel et réseau personnel se superposent souvent : du point de vue professionnel, mais aussi personnel, en vivant ici, ils ont l’impression d’être au « cœur de l’action » et de se situer à proximité de là où tout se passe pour eux, le travail, mais aussi les relations de sociabilité. La « marginalité » professionnelle incite donc à résider au centre et son développement dans les sociétés occidentales accentue l’attractivité des quartiers centraux. De plus, la centralité permet aussi pour de nombreux jeunes adultes le développement et l’entretien d’un mode de vie spécifique construit en termes de mode de consommation, de pratiques et de représentation de la ville. Ils attachent beaucoup d’importance aux petits commerces du centre-ville, à la proximité des petits magasins d’alimentation et des lieux culturels, au fait de pouvoir s’y rendre à pied par exemple. Ces jeunes citadins sont également attachés à l’image de leur quartier comme espace de mixité sociale, où la sociabilité et la convivialité entre populations métissées tranchent avec l’anonymat et le conformisme des banlieues résidentielles montréalaises. On retrouve majoritairement ici des travailleurs « marginaux » et quelques employés de l’hôtellerie aspirant à se stabiliser professionnellement. Dans leur cas, le quartier central permet un mode de vie qui correspond à leurs agendas professionnels irréguliers, une proximité vis-à-vis des lieux de travail et des lieux de loisir, et possède une image sociale qui correspond également à leurs souhaits en matière d’environnement social. Enfin, la majorité du groupe des employés de service semble moins attachée à la localisation résidentielle au centre-ville : pour ces enquêtés, le centre-ville est souvent un choix par défaut. A posteriori, ils sont nombreux à apprécier la proximité résidence-emploi mais ils investissent peu dans le quartier ou dans leur logement parce qu’ils envisagent le plus souvent de les quitter bientôt, soit qu’ils ne sont pas originaires de Montréal, soit qu’ils envisagent de s’installer en banlieue par la suite.

Ces trois types de rapport à la centralité ne sont ni exclusifs, ni contradictoires : ils permettent surtout d’observer comment les transformations du marché du travail et les fragilisations professionnelles qui affectent une partie des jeunes citadins modifient leurs rapports à la centralité urbaine. Celle-ci permet de consolider certains statuts professionnels marginaux, d’associer plus aisément vie professionnelle et vie hors travail tout en offrant des opportunités et des ressources multiples qu’une grande partie de ces nouveaux groupes socioprofessionnels investissent. Elle offre au minimum une accessibilité plus grande en termes d’emplois et des facilités de déplacement que tous ces jeunes adultes apprécient. Cette enquête souligne donc comment certaines franges des travailleurs du tertiaire investissent les quartiers centraux et donc comment des groupes professionnels participent au « retour en ville » que décrit précisément la littérature centrée sur la gentrification. En filigrane, la présence de ce groupe de travailleurs « marginaux » modifie également la vie d’un quartier central qu’il s’agisse des relations sociales à l’échelle du quartier, de son image, de ses rythmes et de ses transformations démographiques et professionnelles (Ley, 1996). Cette importante contribution à la compréhension des processus de gentrification trouve d’ailleurs des échos dans d’autres contextes urbains où les transformations considérables des classes moyennes ont donné naissance à ce groupe de professionnels marginaux, installés au centre-ville des métropoles européennes et nord-américaines (Van Criekingen, 2003 ; Bidou-Zachariasen, 2008).

Ces analyses par découpages socioprofessionnels ne sont pas les seules possibles. D’autres recherches interrogent le rôle de catégories sociales singulières mais dont la singularité ne repose plus essentiellement sur le type d’activité ou de travail exercé. La spécificité de certaines populations repose alors sur d’autres caractéristiques sociales et, pour commencer, sur la question du genre. D’inspiration souvent féministe, il existe ainsi une importante littérature anglo-saxonne consacrée au croisement des questions de genre et de gentrification (Rose, 1987 ; Caulfield, 1989 ; Knopp, 1992 ; Bondi, 1999). Cette littérature peu connue en France interroge fondamentalement le rôle des femmes dans la gentrification : ces travaux proposent des résultats convergents mais des interprétations variables selon les orientations intellectuelles de leurs auteurs. Sous l’effet de la participation croissante des femmes au marché du travail, en particulier dans certaines activités de services, et de l’évolution du rôle de la femme au sein du ménage, les femmes sont de plus en plus confrontées à la contrainte d’un double rôle qui conjugue le travail domestique non rémunéré et le travail rémunéré en tant que tel dans leur activité professionnelle. C’est cet arbitrage qui explique pour la plupart des auteurs la surreprésentation des femmes actives dans la population résidant dans les quartiers centraux. La centralité permet de conjuguer plus facilement ces contraintes spécifiquement féminines parce qu’une localisation centrale permet la réduction des déplacements, la proximité avec les emplois auxquelles les femmes peuvent accéder et la proximité des services de soutien aux mères de famille (garde d’enfants, écoles, crèches et institutions éducatives ou de la petite enfance). C’est donc l’articulation nouvelle entre carrières professionnelles et rôles familiaux féminins qui explique l’attractivité qu’exercent les quartiers centraux et en voie de gentrification auprès d’un nombre croissant de femmes des classes moyennes et supérieures (Rose, 1987 ; Caulfield, 1994). Certains auteurs y voient donc une condition spatiale d’émancipation féminine et de résolution des tensions auxquelles les femmes occidentales actives sont exposées, alors que d’autres y repèrent précisément de nouvelles formes d’asservissement des femmes, dans la mesure où la gentrification constitue une pérennisation de l’exploitation économique des femmes dont l’activité professionnelle s’ajoute au travail domestique non payé au sein du foyer domestique (Knopp, 1992 ; Bondi, 1999). Au-delà de ces interprétations variables, les femmes peuvent ainsi apparaître comme des populations particulièrement investies dans les processus de retour au centre à travers deux de leurs composantes. Une première population féminine, relativement nouvelle, serait constituée de femmes actives vivant seules ou avec leurs enfants au sein de ménages monoparentaux : ces femmes seules sont particulièrement nombreuses au sein des quartiers gentrifiés, elles sont diplômées, exercent des métiers bien rémunérés mais ont rompu d’une certaine manière avec une structure domestique patriarcale (Markusen, 1981). Elles vivent seules ou élèvent seules leurs enfants : le centre-ville leur permet de mieux disposer de leur temps, de bénéficier de services de soutien lorsqu’elles ont des enfants et de conjuguer avec efficacité travail et vie personnelle ou familiale. Cette composante de la population féminine est souvent la plus investie dans le quartier et la plus attachée au centre-ville, à ses nombreux services, ses lieux de loisir et ses facilités en termes de transport et de déplacement. Un autre groupe de femmes est constitué par celles qui vivent en couple sans enfants ou avec peu d’enfants : elles sont également souvent actives et très diplômées, mais pour elle, le quartier central est surtout pratique et utile puisqu’il permet d’assumer un emploi extérieur rémunéré et un travail domestique non payé mais important. Les tâches dévolues au rôle d’épouse ou de mère sont plus importantes dans ce cas et les facilités offertes par le quartier central apparaissent déterminantes dans les choix résidentiels. Dans les deux cas, la spécificité de la condition féminine reste décisive dans la compréhension de cette attirance des femmes pour des quartiers centraux offrant des conditions de vie propices à ces modes de vie singuliers. Certains auteurs soulignent, enfin, que le quartier gentrifié possède une « ambiance tolérante » selon les termes de Damaris Rose, particulièrement valorisée par ces femmes actives qui cherchent à conjuguer épanouissement personnel (professionnel, amoureux, conjugal) et responsabilités multiples (professionnelles, familiales, parentales) (Rose, 1994). L’introduction de cette variable du genre n’est pas anecdotique. Pour certains chercheurs, elle constitue même un rouage central dans la compréhension des logiques de la gentrification. Parce que les approches en termes de classes sociales ou de groupes définis socio-économiquement se trouvent aujourd’hui confrontées à la diversité croissante des classes moyennes et des gentrifieurs, le raisonnement en termes de configurations sociologiques à l’échelle du ménage ou de l’individu peut paraître plus fécond. De ce point de vue, les conclusions d’Alan Warde sont suggestives et exemplaires : « Gentrification is a process of the displacement of one class by another, but its dynamics are better understood as originating in changes in the labour-market position of women » (Warde, 1991, p. 231).

Ce type d’analyses peut être élargi à des approches qui mettent l’accent non plus sur les positions socioprofessionnelles des individus et des ménages impliqués dans la gentrification mais plutôt sur les configurations domestiques et les types de ménages présents dans les quartiers en cours de gentrification. Sans en faire le détail exhaustif, on évoquera rapidement et pour conclure le cas des ménages « solos », c’est-à-dire des ménages d’une seule personne. Là encore, le fait de vivre seul constitue à la fois une caractéristique surreprésentée parmi les habitants des quartiers centraux connaissant ou ayant connu un processus de gentrification et un facteur favorisant l’installation dans ce type de quartiers. De récents travaux sur les ménages solos du Plateau Mont-Royal à Montréal montrent que les ménages solos président à un arbitrage subtil entre ancrage et mobilité (Charbonneau, Germain, Molgat 2009) : ils investissent plus que les autres le quartier résidentiel (sorties, fréquentation des bars, restaurants, associations de quartier) et investissent matériellement et affectivement leur logement, mais passent en même temps moins de temps chez eux que les autres et sont plus mobiles que les autres dans la ville. Ils trouvent donc dans le quartier gentrifié un lieu d’ancrage confortable et agréable qui permet facilement cet attachement et cette mobilité à partir du centre (Germain, 2009). Ils y trouvent généralement aussi une ambiance urbaine de tolérance et d’ouverture qui supporte, voire valorise, des modes de vie différents des normes sociales traditionnelles : celles du couple cohabitant, comme celles du ménage familial ou de la superposition entre famille et espace domestique du logement. Ces dernières remarques permettent de comprendre comment des hommes et des femmes vivant plus souvent que les autres seuls ou sans enfants, et recherchant des environnements sociaux tolérants, peuvent être attirés par des quartiers gentrifiés ou en cours de gentrification. Or, parmi eux, ne trouve-t-on précisément un groupe singulier : celui des homosexuels ?

Notes
3.

Traduction littérale du terme utilisé par Ley, « aestheticisation » (Ley, 2003)