3.1. Un argument sociodémographique : profil des populations homosexuelles.

En premier lieu, la connaissance statistique des populations homosexuelles permet d’en comprendre les spécificités sociologiques. Cette approche par la statistique est délicate puisque les sources statistiques sont peu nombreuses et qu’elles comportent des biais importants en termes de recrutement et de déclaration (Messiah, Mouret-Fourme, 1993 ; Schiltz, 1997). L’homosexualité se révèle particulièrement résistante à l’outil statistique (Lert, Plauzolles, 2003). En France, les résultats de trois types d’enquête peuvent cependant être mobilisés : les Enquêtes Presse Gay (EPG) réalisées tous les 3-4 ans environ depuis le milieu des années 1980, les enquêtes Baromètre Gay réalisées en 2000, 2002 et 2005 et l’enquête Analyse des Comportements Sexuels des Français (ACSF) réalisée par l’I.N.S.E.E. en 1993 et en 2005 (Bajos, Spira, 1993 ; Bajos, Beltzer, Bozon, 2006). La première est réalisée auprès de lecteurs de la presse gay et la seconde sur les lieux de rencontre gay (bars, saunas, lieux extérieurs). Toutes deux reposent sur les réponses spontanées et volontaires des personnes qui fréquentent ces lieux, des lecteurs de presse gay ou des internautes lors des dernières campagnes : les répondants s’y déclarent très majoritairement homosexuels. L’enquête ACSF est réalisée auprès d’un échantillon représentatif de la population française et porte sur la sexualité de la population « générale »: les répondants ne sont pas spécifiquement homosexuels, et les personnes se déclarant homosexuelles sont de fait peu nombreuses dans les échantillons (Bajos, Beltzer, Bozon, 2006). Ces dispositifs méthodologiques variables ont un effet important sur les résultats produits.

On ne peut pas, en premier lieu, déterminer les effectifs de la population homosexuelle dans un pays : les différentes tentatives et discussions à ce sujet aboutissent à des indéterminations, entre surestimations probables et sous-estimations liées à de nombreux facteurs (Lert, Plauzolles, 2003). La proportion d’homosexuels dans une population donnée semble trop varier selon l’environnement social, géographique (métropole, petite ville, campagne) et les modalités d’enquête (conditions de passation, formulation des questions) pour que l’on puisse en proposer une évaluation robuste. Malgré cette incertitude de départ, on observe cependant des régularités sociologiques convergentes au sujet des caractéristiques sociologiques des populations qui se déclarent homosexuelles et il est possible de dresser un rapide portrait de ce groupe. Que peut-on en retenir ?

L’annexe 1 présente quelques résultats statistiques issus des différentes sources disponibles à ce sujet mais, par souci de concision, on peut en résumer rapidement la tendance globale. Les différentes enquêtes traduisent toutes des singularités en termes d’âge, de taille et de configuration du ménage, de profession et de niveaux de revenus mais aussi de parcours scolaire et de lieu de résidence. Parmi les populations se déclarant « homosexuelles », on constate d’abord la surreprésentation des hommes et l’on s’intéressera uniquement ici à leur cas. Globalement, la population gay se caractérise par sa jeunesse et par une surreprésentation récurrente des 25-44 ans et notamment parmi eux, celle des 30-39 ans. Dans la hiérarchie socioprofessionnelle, les gays occupent plus souvent que l’ensemble des emplois de « Professions intermédiaires » et de « Cadres supérieurs et professions intellectuelles ». Ils sont également surreprésentés parmi les employés, mais sous-représentés parmi les ouvriers, les agriculteurs et les chefs d’entreprise, artisans et commerçants. Les gays se situent donc majoritairement et plus souvent que les autres dans les classes moyennes et notamment dans leur frange supérieure. Ce résultat est confirmé systématiquement par deux autres aspects de leurs parcours et conditions de vie : ils sont beaucoup plus diplômés que les autres et disposent de revenus supérieurs à la moyenne. Comme dans de nombreux pays occidentaux, les gays français constituent ainsi une population favorisée socialement, marquée par un fort taux d’activité et par des ressources culturelles, économiques et professionnelles plus élevées que la moyenne (Pollak, 1982 ; Nardi, Schneider, 1998). On trouve selon certains auteurs des surreprésentations professionnelles plus précises encore parmi les gays (Pollak, 1982). Pour plusieurs auteurs, cette position sociale favorisée tranche souvent, et plus souvent que pour les autres hommes, avec des origines familiales modestes avec lesquelles les gays déclarent plus souvent que les autres avoir rompu (Adam, Schiltz, 1995). Les auteurs s’accordent à penser que les trajectoires sociales des gays se singularisent par une autonomie familiale et sociale précoce et un surinvestissement scolaire, vecteur d’une mobilité sociale plus forte que pour l’ensemble de la population. En suivant Michael Pollak et Marie-Ange Schiltz, on peut parler ici de trajectoires sociales de compensation : l’homosexualité, vécue comme un stigmate et un handicap plus ou moins forts selon les milieux d’origine, pousserait les jeunes gays à compenser cette dévalorisation sociale initiale par une valorisation scolaire, professionnelle et économique (Pollak, 1982 ; Schiltz, 1997 ; Adam, 1999). Elle passe par l’acquisition de diplômes élevés, par une carrière professionnelle dans des professions valorisées et valorisantes, par l’acquisition de ressources économiques, culturelles et symboliques considérables et souvent plus importantes que celles dont disposaient leurs parents. La comparaison de tables de mobilité intergénérationnelle chez les gays et chez les autres hommes montre cet écart (Schiltz, 1997). Cette mobilité sociale s’accompagne bien souvent d’une mobilité géographique vers l’urbain que confirme la surreprésentation des urbains parmi les gays, et notamment la surreprésentation des grandes agglomérations et de la région parisienne dans les lieux de résidence des gays interrogés :

‘« En comparaison avec les jeunes gens de leur âge, les trajectoires biographiques des jeunes homosexuels prennent des allures spécifiques : l’autonomie vis-à-vis de la famille est plus précoce, les investissements scolaires et professionnels acquièrent de l’importance, ces investissements favorisent sans doute les mobilités vers des milieux plus tolérants où les possibilités de rencontres avec des pairs sont plus nombreuses. » (Schiltz, 1997, p.1508). ’

De plus, les homosexuels vivent nettement plus souvent que les autres en ménage de petite taille, en particulier en ménage solo. Ils vivent moins souvent que les autres en couple cohabitant. De fait, ils vivent encore très peu souvent avec des enfants et développent également des configurations conjugales relativement atypiques : ils se déclarent plus souvent que les autres célibataires mais aussi plus fréquemment en couple non cohabitant. Si elle apparaît souvent plus variée et plus complexe que pour le reste de la population, la conjugalité gay a pour conséquence de réduire considérablement, et en moyenne, la taille du ménage, sans réduire d’ailleurs nécessairement la taille du logement (Bouthillette, 1994).

Malgré les biais importants et inhérents à ce type d’enquêtes, les conséquences de tels résultats sont importantes et devraient être soulignées par la sociologie urbaine. En effet, les gays seraient plutôt de jeunes adultes, appartenant souvent aux classes moyennes et supérieures, fortement diplômés, disposant de revenus supérieurs à la moyenne, vivant en ménage de petite taille, attirés par les métropoles. Ces caractéristiques sociologiques en font des candidats potentiels au groupe des gentrifieurs. Si l’on y ajoute l’allure idéal-typique de leurs trajectoires sociales et la signification de rupture ou de fuite que celles-ci peuvent avoir, on parvient facilement à imaginer des trajectoires résidentielles et biographiques orientées vers le centre-ville, au regard des travaux précédents consacrés aux gentrifieurs dans leur ensemble comme dans leurs singularités professionnelles et sociologiques. Les gays, homosexuels masculins, constituent donc un groupe social dont l’implication dans la gentrification paraît sociologiquement probable et mérite examen.