3.2. Les « quartiers gays », des quartiers gentrifiés.

Une autre observation sous forme de corrélation renforce cette hypothèse. La présence des homosexuels en ville et l’existence de lieux de rencontre et de sociabilité gay n’est pas une nouveauté dans l’espace urbain : de tels lieux, plus ou moins légaux, plus ou moins formels, ont marqué l’espace urbain et ont même pu s’y développer avec une vivacité remarquable, à New York ou à Londres, comme à Paris ou Berlin (Barbadette, Carassou, 1981 ; Weeks, 1990 ; Tamagne, 2000 ; Chauncey, 2003). A partir des années 1960 cependant, cette présence de lieux spécifiquement destinés aux populations homosexuelles, majoritairement masculines, prend la forme d’une concentration spatiale spectaculaire et nouvelle dans plusieurs métropoles occidentales. Elle aboutit à l’émergence de « quartiers gays » dans le paysage urbain nord-américain puis européen, et dans les représentations sociales désignant par ce terme ce regroupement spatial. On reviendra précisément dans la suite du texte sur ces processus complexes d’apparition spatiale et sociale des quartiers gays, mais pour l’heure on se contentera de rappeler ce que sont ces quartiers et de souligner la spécificité de leur localisation dans l’espace urbain.

La notion même de quartier suscite des débats intenses chez les géographes, comme chez les sociologues urbains (Authier, Bacqué, Guérin-Pace, 2007). Renvoyant initialement à une portion plus ou moins étendue de l’espace urbain, elle ne se limite pas à un simple découpage géographique parce que le quartier recoupe d’autres spécificités en son sein. Les critères possibles de définition des quartiers gays en sont un exemple parmi d’autres : ils sont multiples, mais permettent d’identifier ces espaces dans la ville. Par « quartiers gay » on désignera donc, dans cette thèse, des espaces plus ou moins étendus de l’espace urbain dans lesquels se conjuguent théoriquement trois phénomènes. Pour le sociologue, les quartiers gays se présentent aujourd’hui avant tout comme des espaces commerciaux et c’est un critère économique et commercial qui permet en premier lieu de définir ces espaces. Ces quartiers regroupent la majorité des commerces spécifiquement destinés et orientés vers les populations homosexuelles : bars, restaurants, discothèques et boîtes de nuit, mais aussi, depuis quelques années, boutiques et services spécialisés, de l’agence de voyage au salon de coiffure en passant par la librairie labellisée homosexuelle ou le magasin de vêtements. Selon la trame urbaine locale, cette concentration commerciale peut s’étendre sur plusieurs centaines de mètres le long d’une rue centrale en Amérique du Nord par exemple (la rue Sainte-Catherine Est, dans le Village Gai de Montréal), se déployer dans des petites ruelles escarpées du centre historique (Bairro Alto à Lisbonne) ou occuper majoritairement quelques rues adjacentes d’un quartier central (Le Marais à Paris). Dans tous les cas, le quartier gay est le secteur de la ville où l’on constate une forte concentration des commerces et des établissements récréatifs fréquentés par et destinés aux homosexuels, principalement masculins, les lieux lesbiens y étant le plus souvent très minoritaires (Aldrich, 2004). Cette concentration colore donc les quartiers gays d’une centralité commerciale très attractive, quelques établissements se localisant à distance de ce centre névralgique (Redoutey, 2004). A ce critère commercial, s’ajoute un critère symbolique nourrissant l’image du quartier comme quartier gay. Le Castro District de San Francisco ou le Marais parisien offrent des traces concrètes et symboliques de la présence homosexuelle locale qui sont autant de signes et de symboles d’une identité spatiale et culturelle singulières. L’observation empirique permet d’y repérer des surreprésentations dans l’espace public : hommes ou femmes échangeant des signes d’affection4, images, posters, flyers mettant en scène des homosexuels, vitrines de commerces et, surtout, présence du rainbow-flag, le drapeau arc-en-ciel, symbole international de la communauté homosexuelle, sur les devantures ou dans la rue (drapeau ou autocollant). Ces éléments matériels, visibles ici plus qu’ailleurs, et parfois même spectaculaires, sont autant d’indicateurs empiriques d’un critère symbolique définissant également ce qu’est un quartier gay : c’est-à-dire un quartier où l’homosexualité occupe par ses mises en scène l’espace public de manière plus visible et plus explicite que dans d’autres quartiers de la ville. Cette visibilité symbolique, décrite et analysée dans plusieurs travaux de géographie nord-américains (Forest, 1995 ; Bouthillette, Ingram, Retter, 1997), est relayée et consolidée par les discours médiatiques et les représentations de sens commun. Le quartier est aussi le quartier gay de telle ou telle ville parce que les individus se le représentent ainsi et parce que les médias, les institutions éventuellement, le désignent ainsi et en construisent une image fonctionnant largement comme une évidence « naturelle » qui n’en a que l’apparence. Comme pour d’autres types de lieux, cette logique de la désignation symbolique peut avoir une puissance performative considérable et renforcer les conséquences sociologiques et spatiales du théorème de Thomas5. Le quartier est aussi, et peut être avant tout, un lieu de résidence : cette lapalissade est très souvent oubliée lorsqu’on s’intéresse aux quartiers gays. Or, malgré la surcharge commerciale et symbolique qui les caractérise, les quartiers gays disposent aussi d’un stock de logements. On peut établir un critère résidentiel de définition qui reposerait sur la surreprésentation résidentielle des homosexuels dans les logements du quartier gay. Ce critère résidentiel est évidemment plus fragile pour le moment puisque les données de recensement dans la plupart des pays occidentaux ne permettent pas d’obtenir cette information6. Plusieurs indicateurs secondaires sur lesquels nous reviendrons plus tard permettent de penser que, dans ces quartiers, les homosexuels sont également présents dans les logements, sans doute plus significativement qu’ailleurs (Giraud, 2007). Si la figure du ghetto résidentiel est évidemment caricaturale, on peut penser de manière prudente que les quartiers gays sont aussi des lieux de résidence privilégiés par les homosexuels (Castells, Murphy, 1982 ; Forest, 1995 ; Nash, 2006). Les quartiers gays sont donc à saisir à des échelles différentes comme des espaces urbains marqués par une présence homosexuelle s’incarnant dans les différentes composantes de la vie d’un quartier. Ces critères de définition permettent de rendre compte de l’originalité de ces quartiers au regard d’autres espaces urbains et, surtout pour l’heure, de les repérer dans leur contexte urbain immédiat. On trouve des quartiers gays essentiellement dans les grandes métropoles occidentales et ce, depuis une vingtaine d’années, mais on repère également des embryons de quartiers gays dans des contextes plus exotiques comme en Asie du Sud-Est (Aldrich, 2004 ; Sibalis, 2004).

Cette recension empirique de New York à Sydney, en passant par Londres, Paris, San Francisco, Madrid, ou même Hong Kong, se conjugue à une curieuse corrélation sociologique et historique. Les quartiers gays ont ainsi systématiquement émergé dans des espaces urbains marqués par un processus de gentrification avéré ou en cours (Sibalis, 2004). A l’image des artistes, cette distinction entre « avéré » et « en cours » renvoie au contexte dans lequel interviennent les acteurs, ce contexte étant variable selon les cas et important dans l’analyse de leur rôle dans le processus de gentrification. Ceci dit, ces quartiers se situent donc tous dans des quartiers historiques du centre ayant connu une phase de paupérisation, de dégradation du bâti et de délabrement urbanistique et économique, mais ayant connu par la suite une réhabilitation significative, une renaissance commerciale et symbolique, un embourgeoisement résidentiel passant par un retour en ville de classes moyennes et favorisées et une relative éviction des habitants modestes de ce quartier (Sibalis, 2004). Cette corrélation surprenante est plus ou moins synchrone du point de vue historique : l’installation des commerces et des populations gays dans le quartier peut précéder, accompagner ou succéder aux premières traces de la gentrification, mais à moyen et long terme, ces deux processus se rencontrent donc dans différents contextes urbains. On les retrouve dans plusieurs métropoles aux États-Unis et au Canada : à New York, dans le quartier de Chelsea et dans la célèbre rue Christopher Street, à San Francisco, dans le quartier emblématique de Castro, à Los Angeles dans West Hollywood, mais aussi à Chicago sur les rives de Lakeview, dans le quartier rebaptisé « Boystown », à Washington (entre la 17th Street et Dupont Circle), Montréal (quartier du Village Gai), Toronto (Cabbagetown, Church and Wellesley Street), Boston (South End) ou Vancouver (Davie Village). Ces quartiers n’ont pas la même histoire, ni la même physionomie mais constituent tous des quartiers gays plus ou moins complets7 et des quartiers ayant connu une gentrification, plus ou moins intense et plus ou moins précoce. On retrouve également cette configuration dans des paysages urbains plus anciens et moins rectilignes dans leur topographie, en Europe : à Madrid, dans l’ancien bastion ouvrier de Chueca, à Londres (Old Compton Street, dans le quartier de Soho), Paris (Le Marais), Lisbonne (dans les rues étroites du Bairro Alto), de même qu’à Manchester (Canal Street), Bruxelles (quartier Saint-Jacques) ou dans certaines portions gentrifiées et très fréquentées par les gays de l’ancien Berlin-Est (Prenzlauerberg, Friedrichshain). A l’échelle mondiale, ces configurations sont repérables également ailleurs : à Sydney (Oxford Street), Mexico (Zona Rosa de Coyocan) ou Buenos Aires. Ce qui est commun à ces espaces, c’est bien cette association cumulative de deux logiques urbaines : d’une part, un passé populaire et un processus de gentrification plus ou moins intense et prenant des formes variables dans le temps et dans l’espace, d’autre part, une présence homosexuelle significative dans le quartier et nourrissant un statut plus ou moins labellisé et affirmé de « quartier gay ». Des chercheurs ont donc déjà repéré cette corrélation et tenté d’en tirer des hypothèses sociologiques tout en soulignant le manque de données robustes à ce sujet (Lauria, Knopp, 1985 ; Sibalis, 2004). Ce constat est en grande partie à l’origine de cette recherche qui souhaite travailler ces intuitions et ces questions de départ en profondeur et combler un vide empirique et scientifique tout à fait patent dans la sociologie française.

Rappelons en effet, pour terminer, que cette question n’a pas bénéficié du même traitement en France et dans les recherches anglo-saxonnes. En France, le rôle des gays dans la gentrification n’est pas une question très investie et n’a pas, par exemple, mobilisé jusqu’ici d’enquête empirique en tant que telle. Le bilan anglo-saxon est plus riche et plus robuste. Depuis la fin des années 1970, on trouve donc dans la littérature dite des Urban Studies différentes contributions centrées sur l’implication des populations homosexuelles dans les processus typiques de gentrification. Ces travaux seront mobilisés plusieurs fois dans cette thèse, mais nous pouvons déjà en présenter trois aspects. La première occurrence est constituée par le célèbre travail de Manuel Castells sur le quartier de Castro, à San Francisco (Castells, Murphy, 1982 ; Castells, 1983). A partir du cas de San Francisco, Castells insiste d’abord sur les transformations sociales et spatiales à l’œuvre dans les grandes villes nord-américaines au tournant des années 1980, en montrant comment un certain nombre de quartiers centraux vétustes se réaniment avec la naissance et l’installation de groupes sociaux encore marginaux mais en quête de lieux d’expression et d’espaces de vie : jeunes, étudiants, populations immigrées, artistes de la mouvance beatnik et groupes hippies, mais aussi homosexuels (Castells, 1983). Plus encore, l’installation massive et la visibilité croissante des gays dans le Castro District constituent le premier exemple frappant de renaissance d’un quartier sous l’impulsion des gays. Au moment même où de nombreux gays s’installent dans les vieilles maisons victoriennes typiques du quartier et les restaurent, les espaces de consommation et de loisirs fréquentés par les homosexuels se développent aussi à travers certains commerces et de nombreux bars, tenus par des gays et/ou fortement fréquentés par les gays. Ceci traduit pour Castells l’assise croissante d’une communauté gay qui se rend visible dans les limites d’un quartier disponible de fait et qui offre alors la sécurité, la liberté, la tolérance et un certain confort social. En un sens, les gays s’emparent de ces espaces délaissés et surtout les transforment. Cette ré-appropriation se traduit à Castro par la rénovation du bâti dès le milieu des années 1970, par l’organisation et la ritualisation de fêtes de quartier à tonalité ouvertement gay, et enfin par la création, la structuration et l’entretien de réseaux de relations regroupant des commerçants, des associations, des représentants politiques et des habitants gays du quartier. L’originalité du travail de Castells est double, selon nous : d’abord, il identifie explicitement et spécifiquement les gays comme des acteurs essentiels du renouveau de Castro, mais aussi, de façon plus diffuse, des quartiers de Noe Valley et de Polk. Plus encore, il se donne les moyens méthodologiques de mesurer et d’illustrer ce rôle en mobilisant des données statistiques (sur le commerce, les comportements électoraux, les prix du logement, la taille des ménages, notamment) et en construisant des indicateurs, en particulier cartographiques, qui permettent de saisir comment les gays ont transformé Castro.

Ce texte est, en quelque sorte, « fondateur » pour nous. Il trouve, par la suite, un échodans plusieurs réflexions théoriques s’inspirant des pensées féministe et marxiste mais prenant pour objet l’affirmation spatiale des populations homosexuelles au centre de l’espace urbain (Lauria, Knopp, 1985). L’émergence de quartiers gays dans les grandes villes américaines constitue, pour ces auteurs, la réponse spatiale des gays face à l’oppression sociale dont ils ont été et dont ils sont encore victimes. Cette approche envisage l’homosexualité dans sa forme communautaire comme la mobilisation collective d’individus minoritaires, sortant du « placard » et affirmant leur existence collective spécifique au cœur de l’espace urbain : elle renvoie à ce que l’on peut désigner comme une « épistémologie du placard » dont les dimensions spatiales et visibles sont décisives (Kofosky Sedgwick, 1990 ; Chauncey, 1998). Ces réflexions théoriques n’ont pas pour objet central la gentrification mais, chemin faisant, les auteurs ne manquent pas de souligner certaines spécificités sociologiques de la population gay expliquant son caractère avant-gardiste dans l’espace urbain : faible contrainte familiale, engagement dans une sociabilité dense à l’extérieur du foyer, forte implication dans certains secteurs d’emploi8 de plus en plus concentrés en centre-ville (Knopp, 1990). Des auteurs comme Mickey Lauria ou Larry Knopp permettent de penser la spécificité sociologique des populations homosexuelles dans sa relation à la reconfiguration de l’espace urbain métropolitain dans l’Amérique du Nord des années 1980. Peu nombreux, ces travaux affirment dès lors la nécessité d’approfondir empiriquement ces hypothèses (Lauria, Knopp, 1985). On peut alors trouver quelques contributions empiriques plus récentes et qui consolident encore les acquis à travers plusieurs monographies anglo-saxonnes dans les années 1990. Il s’agit ici clairement de traiter de la question du rôle des homosexuels dans la réhabilitation d’un quartier abandonné et vétuste et d’observer empiriquement ce rôle à l’échelle d’un quartier investi comme terrain d’enquête. On citera ici les travaux d’Anne-Marie Bouthillette à propos du quartier de Cabbagetown à Toronto et ceux de Jon Binnie et Berverley Skeggs sur le cas de Canal Street à Manchester. Dans les deux cas, l’approche du quartier gay est d’emblée reliée à son histoire, au contexte urbain dans lequel il émerge et à sa sociologie résidentielle. Le lien entre gentrification et présence homosexuelle est donc mis en lumière, puis disséqué et explicité à différentes échelles et selon ses différentes dimensions : spécifiquement résidentielles et immobilières dans le cas de Cabbagetown (Bouthillette, 1994), plus commerciale, touristique et symbolique dans le cas de Canal Street (Binnie, Skeggs, 2002). Différentes monographies de ce type apparaissent donc dans le champ des études urbaines anglo-saxonnes depuis une quinzaine d’années (Forest, 1995 ; Bouthillette, Ingram, Retter, 1997 ; Hindle, 2001 ; Podmore, 2006). Mais leur diffusion en France n’a visiblement pas beaucoup inspiré les sociologues et n’a suscité aucune investigation empirique approfondie à ce sujet.

Notes
4.

Les mains tenues ou baisers échangés entre deux personnes du même sexe peuvent en être des exemples, même si le contrôle méthodologique sur ce type d’indicateurs reste très fragile pour le chercheur (Blidon, 2008b).

5.

Célèbre thèse sociologique donnant une place fondamentale à la subjectivité et aux représentations des acteurs dans la définition même des réalités sociales et résumée dans la formule «If men define situations as real, they are real in their consequences », in THOMAS W. I., THOMAS D. S., The Child in America, Knopf, New York, 1928, p.572.

6.

Même si des inflexions récentes sont apparues, le recensement canadien permet depuis quelques années d’identifier par exemple les couples de même sexe au sein d’un même ménage recensé, mais cet élément ne concerne évidemment que les couples.

7.

Au sens où les trois critères définis précédemment sont inégalement validés selon les cas.

8.

On peut évoquer ici les emplois du tertiaire avec quelques secteurs récurrents : secteurs culturels, presse et médias, publicité et communication, éducation et santé notamment.