1.1. Un objet interdit, illégitime et peu visible.

L’homosexualité, définie comme le fait d’avoir du désir sexuel et/ou des pratiques sexuelles avec des individus du même sexe que soi, est quasiment absente de la sociologie française jusqu’au milieu des années 1990. Cette absence renvoie à différents problèmes : difficulté à rompre avec une conception pathologique et avec certaines représentations de l’homosexualité, illégitimité d’un objet support d’engagements personnels et politiques, de collusions entre recherche et militantisme, mais aussi difficultés méthodologiques spécifiques à un objet se laissant peu dire et peu voir dans l’espace social.

Dans des sociétés contemporaines occidentales marquées par la norme légitime d’une sexualité hétérosexuelle et du couple hétérosexuel monogame, l’homosexualité apparaît fondamentalement comme un écart aux normes. L’un des apports de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault est de montrer comment des institutions construisent et imposent ces normes étroites dans le domaine de l’intimité et de la sexualité, définissant simultanément les catégories de la sexualité normale, et par différence, celles qui deviennent anormales (Foucault, 1984). Foucault montre que l’homosexualité est saisie depuis l’époque moderne comme un objet relevant d’abord de la médecine, puis de la psychiatrie et de la psychanalyse à partir du XIXème siècle. L’apparition d’un discours médical sur la folie et la déviance au cours du XVIIIème siècle aboutit à penser l’homosexualité non plus seulement comme une pratique mais comme une « orientation » : la figure de l’homosexuel émerge au sein de la constellation des « fous » et des anormaux. La psychiatrie, en tant que discipline9 émergente au XIXème siècle, prend le relais de l’assignation médicale et biologique pour considérer l’homosexualité comme un défaut du psychisme et une anomalie pathologique à enrayer et réformer. Pour Foucault, la psychanalyse se saisit également de l’homosexualité sur ce mode normatif : l’homosexuel y apparaît comme un individu incapable de parvenir à la maturité psychique, n’ayant pas réglé son complexe oedipien. Ces différentes manières de traiter l’homosexualité ont en commun leur caractère normatif et leur puissante légitimité en tant que sciences de l’homme : elles interdisent pendant longtemps l’accès à l’objet « homosexualités » pour de nombreuses disciplines, dont la sociologie. Mais l’œuvre de Foucault contribue justement à disqualifier les conceptions médicales et psychiatriques de l’homosexualité. Refusant de penser l’homosexualité comme une donnée biologique ou psychique individuelle, Foucault montre précisément qu’en matière de sexualité, les variations historiques, sociales et culturelles sont la règle. Il n’existe pas une homosexualité atemporelle et invariable. Au contraire, chaque époque dessine des configurations singulières dans lesquelles la sexualité et ses formes varient, évoluent et se différencient. Si l’homosexualité prend des formes et des significations différentes en fonction de ces contextes, elle devient alors un objet légitime pour les sciences humaines, en particulier pour l’historien, mais aussi pour le sociologue (Olivier, 1994). L’homosexualité, construite comme catégorie médicale et psychiatrique, interdit les possibilités d’analyse sociologique au sens où les représentations socialement dominantes l’excluent a priori du périmètre légitime de la discipline. Mais à partir des hypothèses foucaldiennes, une histoire et une sociologie des homosexualités ne semblent plus interdites de droit et de fait. Les sociologues interactionnistes de la déviance et les premiers représentants américains des Gay Studies l’intègrent beaucoup plus tôt que les sociologues français (Weinberg, 1983 ; Olivier, 1994).

Mais, au-delà de l’interdiction, c’est également la question de la légitimité des travaux et des discours sur l’homosexualité qui reste posée et éminemment problématique en France. Depuis l’apparition des premières contestations spécifiquement homosexuelles dans la France des années 1970, comme dans la plupart des pays occidentaux, l’homosexualité a constitué une source intense de mobilisations collectives et de militantisme (Martel, 2000 ; Jackson, 2009). Ce « mouvement homosexuel » prend des formes variées et complexes mais correspond à une double préoccupation : la critique des conceptions médicales et pathologiques de l’homosexualité, puis progressivement la conquête de droits pour les homosexuels (droit à vivre dans la légalité, droit à la reconnaissance, droits sociaux et juridiques). Or, l’émergence de ce militantisme homosexuel a des effets ambigus, notamment en France. À l’image du mouvement féministe, les mobilisations collectives pour les droits homosexuels comportent l’implication d’intellectuels, souvent homosexuels eux-mêmes, et la production d’écrits de natures variées consacrés à l’homosexualité depuis la fin des années 1970. Des témoignages personnels sont publiés et ouvrent la voie à une réflexion sur la condition homosexuelle, sur les modes de vie et les parcours homosexuels (Hocquengheim, 1982). Des articles paraissent dans la presse pour dénoncer l’oppression dans laquelle vivent les homosexuels, et surtout pour alerter l’opinion publique au moment de l’apparition du sida, notamment dans Libération au milieu des années 1980. Depuis les années 1990, des ouvrages consacrés à la « question gay » paraissent et abordent les enjeux sociaux, juridiques et politiques de l’homosexualité (Borillo, 1998 ; Eribon, 1999). À bien des égards, ces publications traitent un certain nombre de questions potentiellement constitutives d’une sociologie des homosexualités : modes de vie et spécificités des parcours homosexuels, aspirations et comportements des couples homosexuels, attitudes et modes de sexualité des gays, nouvelles formes de conjugalité et de parentalité chez les gays et chez les lesbiennes. Ces discours à dimension parfois sociologique ne parviennent pourtant pas réellement à être convertis dans les règles et les normes reconnues de la démarche scientifique et sociologique. Cette difficulté traduit un problème de légitimité à deux niveaux.

D’abord, la nature de ces discours et leurs objectifs se concilient mal avec les traditions académiques et universitaires françaises. L’influence de l’épistémologie durkheimienne invite le sociologue à rompre avec ses convictions et ses propres opinions pour entrer dans le domaine de la science, objective, neutre et désintéressée. Depuis le début des années 1980, à quelques exceptions près, la plupart des ouvrages consacrés à la question homosexuelle révèlent au contraire des prises de positions personnelles ou politiques, l’expression d’opinions, qui accompagnent des revendications et des objectifs de nature militante. Cet accompagnement est plus ou moins explicite : il se traduit d’une part par l’engagement militant de la plupart des contributeurs (Hocquengheim, Eribon, Le Talec), et d’autre part par des formules et une écriture ne relevant pas du langage sociologique. Dans cette littérature de réflexion sur l’homosexualité, les généralisations et les réticences à se plier à une démarche d’objectivation renforcent ces effets. Ainsi, Didier Eribon écrit dès le premier chapitre de Réflexions sur la question gay, paru en 1998 : « Au commencement, il y a l’injure. Celle que tout gay peut entendre à un moment ou à un autre de sa vie, et qui est le signe de sa vulnérabilité psychologique et sociale. » Dans la mesure où cet ouvrage laisse peu de place à l’analyse de données empiriques ou à la confrontation à un terrain, cette généralisation du propos concernant « tout gay » et affectant une « vulnérabilité psychologique et sociale » aux homosexuels en général reste fondamentalement spéculative. Quelques entretiens auprès d’un échantillon sociologiquement varié d’hommes homosexuels suffiraient à nuancer fortement cet énoncé. Notre hypothèse est bien que cette production intellectuelle contemporaine au sujet des homosexualités possède peu de légitimité scientifique et académique parce qu’elle entremêle des analyses contrôlées et des préoccupations extra-scientifiques allant du vécu personnel à la dénonciation de l’oppression, en passant par toute une gamme de sentiments, de convictions et d’engagements plus ou moins passionnés. Loin de condamner ces positionnements, constatons simplement leurs effets ambigus : ils font advenir des questions sociales dans l’espace public, mais s’accordent difficilement avec le langage protocolaire et les procédures de contrôle scientifique que nécessite la formulation d’une question sociologique, plutôt que d’une question sociale.

D’autre part, et par conséquent, c’est le rapport même entre l’objet et le chercheur qui semble nuire à la légitimité de ces ouvrages, discours et travaux (Blidon, 2008a). Aujourd’hui encore, la légitimité en sociologie naît du caractère scientifique du discours, caractère largement déterminé par la prise de distance, l’extériorité et l’objectivation des pratiques et des comportements étudiés. Le soupçon d’illégitimité de nombreuses contributions à une sociologie des homosexualités viendrait en partie des positions extra-scientifiques de leurs auteurs. Dans ce cas précis, ces dimensions renvoient également à l’orientation sexuelle des auteurs eux-mêmes, qui pour la plupart, sont homosexuels. Ce constat de fait renvoie à une question cruciale : doit-on être nécessairement homosexuel pour faire une sociologie des homosexualités ? Cette question complexe d’épistémologie des sciences sociales mériterait des développements importants que nous évoquerons par la suite. Quelle que soit la réponse apportée, cette corrélation marque la plupart des travaux consacrés à l’homosexualité, comme on l’a souvent constaté dans les travaux d’histoire des femmes et de sociologie du genre. Si elle n’est pas à condamner en soi, elle produit, selon nous, des effets décisifs, dont la difficulté à constituer une sociologie des homosexualités en tant que telle en France. Les parcours personnels, et même intimes, militants, politiques des auteurs français qui ont écrit et réfléchi sur la question homosexuelle sont en majorité peu reconnus par la discipline sociologique en France : ils n’empruntent en général pas les sentiers de la légitimité académique et mobilisent, plus que d’autres, leurs opinions, leurs expériences vécues et leurs engagements sociaux et politiques (De Busscher, 1997). Certains auteurs semblent s’accommoder assez facilement de cette situation, voire revendiquer ces interférences en critiquant une hypocrisie ou un excès de pudeur typiquement français. Jean-Yves Le Talec introduit par exemple Folles de France par ces mots : « J’indiquerai donc que je suis homosexuel, militant et chercheur, dans cet ordre. » (Le Talec, 2008, p.16). La position du chercheur est explicitée clairement, le rapport à l’objet est posé, mais le « chercheur » est relégué derrière l’homosexuel et le militant, alors même que l’ouvrage prétend faire science. Une telle définition de soi est discutable dans ce contexte et reste, en tous cas, très problématique au regard des critères d’évaluation d’un travail scientifique en sociologie. En ce sens, l’ambiguïté des relations entre militantisme et sociologie est totale (Chamberland, 1997). Si la connaissance des homosexualités en France doit beaucoup à ce militantisme intellectuel, l’interférence entre intérêts de connaissance, positionnement des auteurs et objectivité du discours sociologique n’a pas permis une légitimation réelle de ces contributions. Si une sociologie des homosexualités n’apparaît donc pas réellement en France aujourd’hui, c’est bien en raison de l’histoire spécifique de ces collusions entre militantisme et connaissance et en raison d’une incompatibilité spécifiquement française entre discours scientifique et engagement personnel. Cette incompatibilité apparaît en effet beaucoup moins prononcée dans les traditions anglo-saxonnes et nord-américaines (Chauncey, 1998 ; Le Talec, 2008). En ce sens, l’objet « homosexualité » est longtemps resté marqué du sceau de l’illégitimité.

Enfin, si le faible intérêt de la sociologie française pour les homosexualités s’explique en partie par cet effet d’illégitimité, il renvoie également à des questions méthodologiques encore plus cruciales, celles posées par un « objet invisible ». Cet aspect est souvent et étonnamment passé sous silence, comme si l’homosexualité constituait du point de vue méthodologique un objet comme un autre. Or, il n’en est rien. Définie initialement par une référence incompressible à la sexualité, au désir et à l’intime, l’homosexualité engage une partie de la définition de soi et de la vie sociale faiblement visible pour le sociologue (Bozon, 1998). La stigmatisation et l’illégalité qui ont longtemps caractérisé la condition homosexuelle en Occident et qui subsistent encore aujourd’hui à des degrés divers rendent l’investigation sociologique complexe, car soumise à des problèmes d’identification, de déclaration et donc d’objectivation. Si les représentations sociales de l’homosexualité peuvent offrir des prises empiriques (presse, images, manifestations publiques), le fait d’être homosexuel reste quant à lui peu identifiable, en particulier peu mesurable et quantifiable. Comment savoir qui est homosexuel, qui ne l’est pas ? Comment accéder à cette sphère de l’intime en maintenant une position d’extériorité vis-à-vis d’un objet sociologique ? Comment faire parler un terrain qui n’a précisément pas le droit ou les possibilités sociales et légales de se dire tel qu’il est ou tel qu’il se vit ? On peut rapidement évoquer ici un exemple parmi d’autres : celui des difficultés que pose l’homosexualité aux méthodes statistiques. En premier lieu, il n’existe pas de données exhaustives permettant de connaître l’orientation sexuelle de chaque individu, dans le recensement par exemple. La question éthique sous-jacente est identique à celle posée lors du débat récent sur l’introduction de statistiques ethniques dans le recensement général de population en France (Félouzis, 2008 ; Schnapper, 2008 ; Simon, 2008) : une fois ces données disponibles, qui pourrait garantir la bienveillance de leurs usages ? Pour le sociologue, il est donc impossible de connaître les effectifs de la population se définissant comme homosexuelle. Différentes tentatives d’évaluation ont été proposées par des méthodes d’approximation par échantillon et selon différentes hypothèses de répartition des homosexuels dans une population d’ensemble, mais aucune ne donne réellement satisfaction : les écarts sont tels qu’ils ne permettent pas de répondre à la question « combien ? » avec assurance (Lert, Plauzolles, 2003). Au-delà de la question des effectifs, c’est plus généralement la connaissance des populations homosexuelles qui est limitée par cet obstacle méthodologique important : des notions et des questions méthodologiques fondamentales en sociologie voient dès lors leur sens infléchi, notamment celle de la représentativité d’un échantillon statistique ou d’un corpus d’entretiens. Ce flottement méthodologique ne concerne pas exclusivement les populations homosexuelles, mais il atteint un degré très fort dans ce cas précis. Selon nous, il explique largement les difficultés et les réticences de la sociologie devant l’objet « Homosexualités ».

Ces différents obstacles illustrent les contraintes ayant pesé et pesant encore aujourd’hui sur une éventuelle sociologie des homosexualités. Elles apparaissent de différentes natures mais renvoient largement à des représentations sociales et des questions de légitimité affectant le monde social mais aussi le champ de la sociologie lui-même. Elles apparaissent également très françaises au sens où elles sont déterminées par des traditions intellectuelles et sociologiques singulières : on pourrait montrer que ces contraintes sont nettement moins prononcées en Amérique du Nord par exemple et que s’y sont développés, beaucoup plus tôt et beaucoup plus solidement qu’en France, des travaux sociologiques reconnus abordant les questions homosexuelles.

Notes
9.

Au double sens du terme.