2.1. De la ville mythique à l’espace politique : un espace ressource ?

Dans les recherches sur l’homosexualité, l’espace apparaît principalement dans sa forme urbaine, les recherches sur l’homosexualité en milieu rural étant très peu développées (Bell, Valentine, 1995 ; Forsyth, Kirkey, 2001). La ville est à la fois un refuge individuel permettant de vivre pleinement son homosexualité et une ressource collective mobilisée dans la construction progressive d’une identité homosexuelle collective depuis quelques décennies (Harry, 1974 ; Bech, 1997 ; Aldrich, 2004). Espace relativement abstrait ou métaphorique, la ville constituerait une « terre promise » vers laquelle migrent et convergent des populations homosexuelles, dont on ne connaît finalement ni les pratiques concrètes de l’espace, ni les rapports socialement différenciés à cet espace. L’espace correspond largement ici à un cadre donné des comportements sociaux, bien plus qu’à un ensemble de lieux construits, vécus et pratiqués par les individus.

Depuis longtemps, la ville constitue un lieu mythique et mythifié dans les représentations de l’homosexualité et dans les cultures homosexuelles (Bech, 1997 ; Aldrich, 2004). Les évocations littéraires et cinématographiques de cette thématique sont nombreuses (Eribon, 1999 ; Martel, 2000 ; Brassart, 2007). La ville y apparaît comme l’espace des possibles pour les homosexuels : elle est un moyen de fuite et de rupture avec un espace des origines où les normes familiales empêchent l’épanouissement et le vécu de son homosexualité. Contraintes au secret, à la dissimulation et au rejet lorsque cette identité secrète est dévoilée, les trajectoires homosexuelles seraient marquées par cette difficulté à se déployer dans un univers contraignant, oppressif et hostile. Les parcours des personnages littéraires et de fiction homosexuels sont marqués par la migration vers la ville, de préférence la grande ville, qui offre l’anonymat. Eldorado possible et désiré par les homosexuels, la ville permet de vivre son homosexualité (Weston, 1995). En langage foucaldien, la ville constituerait un exemple de ces « hétérotopies de crise », c’est-à-dire de ces « lieux privilégiés, ou sacrés, ou interdits, réservés aux individus qui se trouvent, par rapport à la société, et au milieu humain à l'intérieur duquel ils vivent, en état de crise » (Foucault, 1984, p. 1571). La ville, et plus généralement l’espace, occupe cette place particulière dans les représentations et les mythologies de l’homosexualité, celle d’un ailleurs, affranchi des normes sociales, où tout deviendrait possible. C’est pourquoi, pour de nombreux auteurs, « l’homosexualité a partie liée avec la ville » (Eribon, 1999, p.37).

A l’échelle individuelle, la ville apparaît donc comme un espace refuge en cours de biographies. La place de la sexualité semble importante de ce point de vue (Revenin, 2006). La ville permet concrètement la réalisation des pratiques sexuelles dans les bordels fréquentés par Charlus chez Proust, dans les toilettes des gares parisiennes filmées par Chéreau dans L’Homme Blessé, ou dans les jardins publics de Montréal chez Michel Tremblay (Proust, 2000 [1923] ; Chéreau, 1983 ; Tremblay, 2000 [1995]). Elle offre visiblement une probabilité plus grande de rencontres fortuites ou de sociabilités durables chez Jean Genet, André Téchiné ou Yves Navarre (Genet, 2000 [1951] ; Navarre, 1980 ; Téchiné, 2007). Ces représentations semblent avoir des effets sur les pratiques et les trajectoires homosexuelles réelles : on constate la sur-représentation des homosexuels en ville, en France comme ailleurs (Harry, 1974 ; Schiltz, 1997 ; Bech, 1997 ; Gates, Ost, 2004), et on découvre aussi de nombreuses trajectoires de rupture familiale et géographique chez certains homosexuels issus de milieux ruraux et/ou paysans (Risman, Schwartz, 1988 ; Nardi, Schneider, 1998). De ce point de vue, la trajectoire géographique et résidentielle apparaît spécifiquement liée à l’orientation sexuelle et à ce qu’elle engendre comme relations aux autres, à la famille, au voisinage et aux lieux de vie. Cependant, les données empiriques restent limitées, les trajectoires restent peu décrites et les conditions socio-biographiques de cette migration peu interrogées. Les sur-représentations statistiques sont robustes et relativement bien documentées aux Etats-Unis (Gates, Ost, 2004). Le récent travail de Marianne Blidon, procédant par « sondage », fournit, quant à lui, des résultats ambigus à ce sujet (Blidon, 2008b). Si la plupart des résultats statistiques montre un lien étroit entre la taille de la ville et les « facilités » à vivre son homosexualité de manière visible, l’auteure insiste d’une part sur les quelques résultats qui remettent en cause cette hiérarchie spatiale, et d’autre part, sur les mécanismes d’incorporation des représentations dominantes par les homosexuels qui expliqueraient leurs réponses :

« On peut donc faire l’hypothèse que les gays et les lesbiennes ont intériorisé les représentations dominantes concernant l’image la plus tolérante des métropoles ce qui conduit relativement à une plus grande liberté dans les pratiques de la part de ceux qui ne vivent pas dans ces métropoles lorsqu’ils s’y rendent » (Blidon, 2008b)

Plusieurs auteurs s’accordent sur le caractère contestable de cet argument et montrent que les résultats produits par Marianne Blidon tendent plutôt, au contraire, à valider le poids de la ville et de la grande ville dans les trajectoires individuelles, au-delà des lacunes méthodologiques du « sondage » lui-même (Leroy, 2009 ; Verdrager, 2009). La critique virulente de Pierre Verdrager pointe surtout l’absence de données qualitative venant éclairer ces résultats statistiques et la signification précise des choix de localisation chez les gays. Quelques recherches anglo-saxonnes s’y intéressent (Bell, Valentine, 1995), mais c’est souvent de manière caricaturale qu’est évoquée cette migration homosexuelle vers une terre promise, la ville, notamment chez les auteurs français (Eribon, 1999).

 l’échelle collective et historique, l’espace urbain est abondamment mobilisé au service des thèses de la libération et de l’émancipation des homosexuels dans les sociétés occidentales depuis une vingtaine d’années (Lauria, Knopp, 1985 ; Bouthillette, Ingram, Retter, 1997 ; Sibalis, 2004). Dès le début des années 1980, la présence homosexuelle en ville et l’identification de celle-ci ont focalisé l’attention de certains chercheurs, des géographes, puis des sociologues anglo-saxons, plus récemment des chercheurs français. L’espace urbain est saisi selon deux aspects qui traduisent des transformations sociales plus générales à l’égard des homosexualités. En premier lieu, la présence et la visibilité spatiale sont étroitement reliées à la question de la visibilité sociale : l’apparition des gays et des quartiers gays dans la ville traduit leur montée en force dans l’espace social et la visibilité nouvelle qu’ils y ont acquis historiquement (Sibalis, 2004). Selon un mouvement historique et métaphorique d’ouverture généralisée du placard, les homosexuels seraient amenés à « sortir de l’ombre » (Remiggi, 1998). Cette sortie serait à la fois sociale et spatiale. De nombreux travaux de géographie tendent ainsi à appliquer une « épistémologie du placard » à l’espace urbain. On en retrouve les traces dans de nombreuses recherches consacrées à la signification symbolique de l’apparition de certains lieux homosexuels ou quartiers gays, de Los Angeles (Forest, 1995) à Berlin (Grésillon, 2001). Si les homosexuels sont plus visibles matériellement et physiquement, c’est qu’ils sont plus visibles socialement et que leur place change dans la ville comme dans la société (Brown, 2000). Reflet ou miroir des transformations sociales, l’espace serait une surface d’enregistrement des structures sociales. La ville enregistrerait les modifications historiques de la condition homosexuelle, en l’occurrence une tolérance sociale accrue, voire une acceptation progressive de l’homosexualité, pour les traduire matériellement.

Cette manière de superposer logiques spatiales et logiques sociales occulte les trajectoires et les pratiques individuelles pour insister sur les dimensions collectives de la présence homosexuelle dans l’espace urbain (Redoutey, 2004). Si la ville offre anonymat et refuge, elle permettrait également la reconnaissance, le regroupement spatial (et social) et l’entre soi homosexuel. En écho à la « ville mosaïque » des sociologues de Chicago, la migration vers la ville commanderait la concentration d’homosexuels et leur rencontre dans des lieux spécifiques. De nombreux auteurs y voient aussi les ingrédients et les fondements de la construction d’une identité collective homosexuelle par regroupement dans la ville. Cette hypothèse marque profondément la sociologie et la géographie des homosexualités depuis le milieu des années 1980 et s’affirme dans les années 1990 (Whittle, 1994 ; Bouthillette, Ingram, Retter, 1997 ; Demczuk, Remiggi, 1998). A ce sujet, les chercheurs constatent plusieurs phénomènes depuis la fin des années 1970 : l’accroissement du nombre, de la concentration, et de la visibilité de lieux gays (commerces, lieux associatifs, « quartiers gays »), la mise en scène de symboles propres et d’images spécifiques dans ces lieux, la sur-représentation piétonnière et le développement d’institutions spécifiquement homosexuelles dans ces quartiers et ces lieux. Les défilés de la « Gay Pride » participerait aussi, par leur parcours urbain et leur audience croissante, à cette accès à la visibilité sociale et spatiale (Leroy, 2009). Ces phénomènes visibles dans l’espace urbain, essentiellement public, traduisent alors la constitution d’une identité homosexuelle collective, relativement exclusive et imperméable, qui aboutirait à l’émergence d’une « communauté homosexuelle ». Dans ces analyses, l’espace urbain constitue une ressource identitaire : il permettrait de construire un groupe social relativement clos et défini par le caractère commun d’une orientation sexuelle homosexuelle. Il traduirait une volonté collective d’entre soi, une ségrégation choisie et revendiquée comme appartenance collective à un groupe s’appropriant un territoire nouvellement conquis (Levine, 1979 ; Hindle, 1994). Si la question de l’appartenance communautaire et de l’existence d’un ghetto homosexuel a percé dans les débats publics français, les travaux nord-américains l’investissent également d’une dimension politique : l’investissement d’un espace urbain par les homosexuels serait porteur d’une contestation politique et d’une revendication collective cohérente, une forme de réponse spatiale à l’oppression sociale subie depuis des siècles (Lauria, Knopp, 1985 ; Grube, 1997). L’espace devient alors enjeu politique pour les homosexuels, saisis comme groupe contestataire d’un ordre social établi (Bailey, 1998).

Dans ces approches de la question homosexuelle par le biais de l’espace, un regard commun se dégage. L’espace, essentiellement urbain, y apparaît comme un moyen de réalisation des identités homosexuelles : réalisation de son identité homosexuelle individuelle mais surtout construction d’une identité homosexuelle collective qui trouverait dans un territoire les moyens d’une visibilité tout autant spatiale que sociale. Les dimensions matérielles et physiques de la vie sociale seraient donc un reflet fidèle, un indicateur pertinent, voire une métaphore et un symbole de processus sociaux complexes et non immédiatement accessibles à l’observation. Cette manière d’approcher l’espace, omniprésente en géographie, apparaît très problématique pour le sociologue : non seulement elle néglige les processus de construction sociale de l’espace physique et des rapports que les individus entretiennent à cet espace, mais elle occulte, de surcroît, les pratiques concrètes de ces espaces par les individus. L’analyse porte sur la « présence homosexuelle » dans l’espace, sa signification identitaire et symbolique, mais on ne sait concrètement pas « ce qui se passe » dans ces lieux, et quasiment rien sur ce que ces espaces font aux individus, sur la manière dont les homosexuels les fréquentent, les pratiquent et les occupent.