2.2. Les lieux homosexuels : un trompe-l’œil ?

Sous l’effet de la multiplication et de la visibilité croissante de certains « lieux homosexuels » en ville, des recherches ont investi plus concrètement ces lieux de la présence homosexuelle dans les métropoles occidentales. Au-delà du mythe de la ville libératrice, il s’agit alors d’explorer ces espaces singuliers où les homosexuels sont plus présents qu’ailleurs, en interrogeant les pratiques qui s’y déroulent et leur configuration (Levine, 1979 ; Castells, 1982 ; Demzcuk, Remiggi, 1998). La ville n’est ainsi plus seulement saisie dans sa globalité comme terre promise homosexuelle mais ce sont des espaces plus restreints et des lieux plus identifiés qui sont l’objet d’analyse. Les lieux commerciaux, les espaces publics (rue, quartier), les lieux de sexualité plus ou moins formels, ainsi que les lieux de sociabilité sont les principaux terrains explorés. Les résultats produits sont largement déterminés par le type de lieux pris en compte, à savoir essentiellement des lieux publics, collectifs, des lieux très visibles justement et/ou des lieux à fonction sexuelle. Les pratiques et les rapports à l’espace des homosexuels restent circonscrits à deux niveaux : à un niveau spatial, puisque leurs autres lieux de vie (travail, résidence, famille) sont méconnus, à un niveau « identitaire » ensuite, puisque l’entrée spatiale par les lieux homosexuels accentue le rôle du groupe et de l’identité collective dans les trajectoires homosexuelles individuelles (Adler, Brenner, 1992). On s’intéressera dans cette section à deux types de « lieux homosexuels » abordés par les chercheurs : les lieux institutionnels et commerciaux d’une part, les lieux de la sexualité anonyme d’autre part. Qu’apportent ces recherches à l’échelle du lieu homosexuel et quelles en sont les limites ?

Le premier type de travaux concerne les « institutions clés de la vie homosexuelle » (Pollak, 1982) que sont les bars, restaurants, commerces et lieux récréatifs où les homosexuels sont sur-représentés, voire hégémoniques, et qui leur sont plus ou moins spécifiquement destinés. Ce type de lieux existent depuis longtemps, mais leur statut et leur configuration spatiale ont évolué au cours du temps (Remiggi, 1998 ; Chauncey, 2003 ; Redoutey, 2002 ; Revenin, 2006). Interdits et clandestins dans le passé, ils ont bénéficié d’une légalisation progressive depuis les années 1970, ce contexte ayant favorisé leur accroissement numérique mais aussi leur plus grande visibilité (Jackson, 2009). Le développement de lieux ouverts sur l’espace public, de vitrines ayant pignon sur rue, de terrasses et d’enseignes affichant le caractère spécifiquement homosexuel de ces lieux est mis en lumière dans plusieurs contextes urbains (Forest, 1995 ; Grésillon, 2001). Souvent dévolus à la consommation (bars, restaurants, cafés), au loisir (discothèque, librairie), et à la sexualité (saunas, backrooms, sex-shops), ces lieux homosexuels sont analysés dans leur capacité à produire des ressources collectives spécifiquement homosexuelles : des ressources relationnelles, culturelles et économiques. La fonction de rencontre et de sociabilité semble ici primordiale, qu’il s’agisse d’une rencontre amoureuse ou sexuelle, la probabilité que l’autre soit homosexuel étant plus importante ici qu’ailleurs. Mais les motifs de leur fréquentation peuvent dépasser l’enjeu amoureux ou sexuel pour tendre vers une « politique de l’amitié » spécifiquement homosexuelle (Foucault, 1984). Théorisée par Foucault, elle occupe effectivement une place centrale dans les pratiques des homosexuels à l’échelle des bars gays de Newcastle en Angleterre (Lewis, 1994), de Montréal (Higgins, 1998), de Chicago (Lyke, 2004), ou de Paris (De Busscher, 2000). On peut trouver ici un partenaire sexuel, un conjoint durable, mais aussi une sociabilité amicale homosexuelle souvent nécessaire pour de nombreux homosexuels (Schiltz, 1997 ; Higgins, 2000). Plus généralement, les lieux homosexuels constituent des espaces effectivement importants dans les trajectoires homosexuelles, en particulier pour les jeunes : que cette expérience soit positive ou vécue de manière plus complexe, elle marque de nombreux parcours (Adam, 1999). Les lieux homosexuels ont donc cette fonction importante de rencontre, de sociabilité et de « découverte ». Ils permettent également la production de ressources culturelles et économiques spécifiques. L’âpre débat sur l’usage du terme « culture homosexuelle » tient notamment à la difficile définition de ce qu’est une culture. Les résultats ethnographiques montrent cependant que ces lieux sont des espaces de mise en scène d’une homosexualité visible se caractérisant par des codes (vestimentaires, corporels, langagiers), des comportements rituels (drague, humour, communication non verbale), des goûts dominants (musicaux, esthétiques). Ces éléments du décor matériel construisent en partie des références communes pouvant « faire office de culture », mais varient cependant en fonction des types de lieux (librairie homosexuelle ou bar gay par exemple), des contextes nationaux et culturels, comme du temps. Depuis quelques années, lieux homosexuels et sous-cultures gays tendraient ainsi à se diversifier selon une palette variée de manières d’être gay et de types d’ambiance (Giraud, 2009). De nombreux auteurs montrent enfin que ces lieux homosexuels possèdent également une fonction économique et commerciale évidente, et surtout grandissante depuis leur multiplication au cours des années 1990. Pour les propriétaires et les gérants, ils constituent d’abord une ressource économique, bien plus qu’un geste militant ou qu’une présence symbolique aux objectifs politiques (Sibalis, 2004 ; Blidon, 2007b). Plus généralement, si leur présence et leur ouverture sur l’espace public pouvaient par le passé constituer une initiative forcément symbolique (Castells, 1983 ; Higgins, 1998), elle reste largement aujourd’hui une activité lucrative obéissant à des motifs économiques et financiers. Elle correspond pour la plupart des auteurs à l’émergence d’un marché économique spécifique du commerce et du marketing gay qui composent la « pink economy » (Quilley, 1997 ; Sibalis, 2004). Ainsi, les lieux homosexuels sont saisis à une échelle plus fine que les relations générales entre la ville et les homosexualités. Ces lieux semblent effectivement avoir gagné historiquement en visibilité et en nombre, et constituent des espaces de production de ressources homosexuelles collectives. Leur fréquentation est l’occasion pour les individus de se confronter aux autres homosexuels, au groupe homosexuel et à une image publicisée et visible de l’homosexualité contemporaine et urbaine. Mais cette image publique, visible et socialement acceptable pour certains auteurs, occulte d’autres sentiers invisibles de l’homosexualité en ville.

Une littérature essentiellement ethnographique s’est dès lors intéressée à des lieux homosexuels beaucoup moins institutionnalisés et beaucoup moins visibles dans le paysage urbain d’aujourd’hui (Busscher, Mendès-Leite, Proth, 1999 ; Proth, 2002). Inaugurée par les travaux de Laud Humphreys sur la fréquentation des pissotières publiques new-yorkaises, cette littérature prend le parti de décaler son regard vers des espaces plus informels de la présence homosexuelle en ville (Humphreys, 2007). Ce sont des lieux publics où se pratique une sexualité anonyme entre hommes, sexualité dont le caractère « anormal », au sens où elle se réalise dans un espace public et de manière généralement expéditive, explique en partie la forte dimension spatiale. Les travaux d’Humphreys, comme ceux de ses successeurs français, mobilisent une ethnographie périlleuse du point de vue des conditions d’observation et de la relation entre sociologue et population observée, étant donné le contexte sexuel et anonyme dans lequel tous se situent. Ces travaux insistent sur le rituel des interactions complexes qui précèdent, traversent et succèdent les pratiques sexuelles en tant que telles, et montrent comment la configuration topographique des lieux nourrit et détermine en même temps les formes et les registres de la sexualité qui s’y déroule. La question des regards, des procédures de négociation de la sexualité, la gestion du risque social et du nombre de protagonistes décuplent la dimension spatiale de ces pratiques sexuelles (Proth, 2002). Ces enjeux micro-sociologiques sont articulés à des enjeux plus larges : ces lieux se caractérisent par leur distance géographique aux « institutions-clés », par leur faible visibilité dans le paysage urbain, par le caractère temporaire des pratiques. Ils constituent ainsi des marges d’invisibilité sociale et spatiale (Blidon, 2008a). On trouve également dans les recherches de Bruno Proth et Pierre-Olivier de Busscher un questionnement sur les relations entre espaces et identités homosexuelles. En mobilisant la distinction « lieu global » et « lieu local » (Geertz, 1986), ces recherches reformulent des questions identitaires dans leur dimension spatiale (Busscher, Mendès-Leite, Proth, 1999). Les lieux homosexuels se distingueraient donc ainsi entre des « lieux globaux, très populaires, très connus », où se rendent le plus grand nombre d’individus et qui attirent des personnes d’origines géographiques variées, et des lieux locaux « peu connus, davantage fréquentés par les habitants du quartier ou de ses environs », confinés aux « espaces les plus « sauvages » du tissu urbain : la rive d’un canal en contrebas d’un entrepôt, les alentours d’une sablière sur un quai de Seine, un tunnel reliant un terre-plein au RER, un fort militaire désaffecté, une forêt en banlieue parisienne » (Busscher, Mendès-Leite, Proth, 1999, p. 27). Les premiers sont investis dans les recherches précédemment évoquées : des « espaces urbains institutionnalisés de l’homosexualité », concentrés dans les quartiers gays et où l’homosexualité y est visible et régulée par les institutions propres à la communauté gay (commerces, associations, etc). Ils possèdent une « assise identitaire » : les individus y sont présents parce qu’ils sont homosexuels et se vivent comme tels, au delà de leur sexualité, ou bien parce qu’ils « visitent » un lieu qui correspond aux représentations qu’ils se font de l’homosexualité (cas des touristes). Ils correspondraient à la fois à une homosexualité visible, socialement acceptable (Redoutey, 2004) et susceptible de constituer un référent identitaire au delà d’une simple orientation sexuelle. Par contraste, les « lieux locaux » sont des espaces urbains marginaux et éloignés de la « vitrine » du quartier gay. Dans ces lieux peu exposés aux regards et investis principalement de nuit, se déploie « une forme d’économie du plaisir de la relation sexuelle », qui vise « l’obtention d’un plaisir sexuel maximal en contrepartie d’un investissement affectif et social minimum » (Busscher, Mendès-Leite, Proth, 1999, p. 27). Ils posséderaient, eux, une « assise territoriale » : les individus y sont présents parce qu’ils sont proches du lieu au sens géographique et physique. Et nous ajoutons : au sens sexuel. Mais l’identité homosexuelle reste ici purement sexuelle, éloignée de celle qui a cours dans et qui nourrit les lieux globaux. Elle n’engage a priori pas de définition sociale de soi comme homosexuel. La différenciation des espaces accompagne une différenciation des individus, acteurs de ces espaces. Les comportements considérés comme les plus « marginaux » (le rapport sexuel homosexuel, mais aussi anonyme et extérieur) investiraient ainsi les espaces urbains marginaux. Si le lieu global est l’occasion d’être homosexuel pas seulement sexuellement, le lieu local restreindrait l’homosexualité à une pratique, cachée et anonyme, où l’identité sociale serait peu engagée. Ainsi, « même s’ils ne sont pas uniquement fréquentés par des homosexuels identitaires, les établissements commerciaux restent des lieux marqués par une homosexualité affichée et déclarée. Le lieu extérieur permet, quant à lui, de renforcer l’idée, pour ses habitués, “qu’on baise avec des mecs” et non “qu’on baise entre pédés” » (Busscher, Mendès-Leite, Proth, 1999, p. 27).

Ces deux types de travaux rencontrent pourtant de nombreuses difficultés liées aux types de lieux investis, mais aussi au regard qui leur est porté. Ils sont tout d’abord centrés exclusivement sur des espaces publics et collectifs. Dans un cas, l’entrée spatiale sélectionne par définition des lieux publics, visibles et collectifs, pour montrer, presque par tautologie, qu’ils sont des lieux où se construisent des ressources et une identité collective homosexuelles. Si les seconds ont le mérite d’explorer des lieux moins visibles, ils s’intéressent finalement, eux aussi, à des espaces publics, provisoirement mais illusoirement privatisés, puisqu’ils restent des lieux publics à usage collectif. Dans un cas comme dans l’autre, des individus se confrontent à d’autres individus, à des normes, à des lieux, où des codes et des rituels plus ou moins stricts semblent en vigueur. Mais dans cette confrontation, on n’explore quasiment jamais la question des contextes sociaux et biographiques individuels de cette confrontation, ni les effets et les conséquences qu’elle peut avoir en termes de socialisation. Le silence est quasiment total sur ce que sont précisément et sociologiquement les individus présents dans ces lieux : s’il peut être lié aux conditions d’enquête, il constitue néanmoins un problème majeur pour le sociologue (Proth, 2002). Affirmer qu’en franchissant les portes d’un bar gay, les individus franchissent aussi les portes d’entrée d’un collectif homosexuel mériterait que l’on s’interroge sur la provenance de ces individus : d’où viennent-ils géographiquement ? et socialement ? Or rien n’est dit ici sur ce que sont ces individus, leur travail, leurs origines sociales, leurs conditions de vie. Rien n’est dit non plus sur les autres lieux investis dans leur quotidien et dans leur trajectoire biographique : lieux de résidence, lieux de travail, lieux d’origine, lieux de vacances et de loisirs, par exemple. Il ne reste que très peu de place pour l’ensemble des lieux de socialisation qui marquent une trajectoire sociale et, de manière plus générale, pour les autres composantes d’une identité sociale (travail, famille, origines sociales et géographiques par exemple). En focalisant leur regard sur des espaces publics et collectifs, où l’homosexualité est par définition fortement inscrite dans l’esprit des lieux, par la pratique ou par le type de lieux, les travaux portant sur les lieux homosexuels constituent un trompe-l’œil des dimensions spatiales de la construction des identités homosexuelles, qui se construisent en partie ici, mais aussi ailleurs. Or, cet ailleurs est rarement évoqué, voire totalement occulté.