2.3. Les quartiers gays.

Par extension géographique et sous l’effet du changement social et urbain, on doit également évoquer l’abondante littérature qui s’est développée au sujet des quartiers gays, principalement dans les champs anglo-saxons des Urban Studies et des Gay Studies. Ce constat vient en partie du fait que ces quartiers gays sont de fait plus nombreux et plus étendus sur le continent nord-américain. On a déjà montré comment la définition même de ce type de quartiers posait problème et comment l’interprétation historique de leur apparition semblait discutable. Par ces apports et ces lacunes, cette littérature pose la question transversale de l’existence d’espaces urbains exceptionnels où une vie homosexuelle se développerait indépendamment du reste du monde social, et illustre la nécessité de prendre en compte des porosités socio-spatiales auxquelles sont soumis, comme d’autres quartiers, ces espaces urbains. L’hypothèse explorée de manière générale consiste à penser les quartiers gays comme des espaces urbains très spécifiques constituant l’assise territoriale d’une population partageant des modes de vie, des valeurs et des conditions de vie communes. En renvoyant au modèle du quartier communautaire ou de type villageois et à la puissance supposée de l’expérience collective dans le cas des homosexuels, elle amène donc à poser très tôt la question du « ghetto gay », dans sa séparation avec l’extérieur et dans son unité interne. En relisant Wirth, Levine propose dès la fin des années 1970 d’étudier la pertinence de la définition du ghetto de Wirth dans le cas des enclaves gays des métropoles américaines (Levine, 1979). D’autres auteurs participent par la suite implicitement à ce programme de recherche où les quatre critères proposés par Wirth sont examinés : la concentration d’institutions spécifiques à la population concernée, la concentration résidentielle de cette population, l’existence d’une « aire culturelle » localisée et l’isolement social de cette aire spatio-culturelle vis-à-vis du reste de la ville et du monde social. Difficiles à évaluer, ces quatre critères sont bien souvent non simultanément vérifiés.

Les quartiers gays se distinguent des autres espaces avoisinant par plusieurs éléments. La concentration institutionnelle est la plus souvent vérifiée et renvoie surtout à la concentration commerciale déjà évoquée et à sa structuration institutionnelle souvent observée sous la forme de regroupement syndicaux ou associatifs de commerçants gays (Castells, Murphy,1983 ; Ray, 2004 ; Blidon, 2007b). Les lieux associatifs homosexuels sont pour leur part moins concernés par cet ancrage spatial local, voire peuvent être franchement exclus de cette enclave gay, notamment en raison de conflits récurrents entre logiques commerciales et logiques militantes, maintes fois évoqués (Nash, 2006). Le développement d’un réseau institutionnel local et spécifiquement homosexuel est plus important en Amérique du Nord et, par conséquent, beaucoup plus exploré par les chercheurs qui en font l’un des fondements de la puissance des mouvements homosexuels depuis les années 1990 (Remiggi, 1998). Son impact politique et électoral peut être important dans ce type de quartiers (Castells, Murphy 1983). Si ces institutions au sens large sont concentrées dans ces espaces urbains, elles n’en dictent pourtant pas à elles seules l’organisation et le fonctionnement. Elles peuvent rentrer en conflit avec d’autres instances locales (Redoutey, 2004), semblent soumises à des nécessaires cohabitations (Nash, 2006), et ne constituent, une fois encore, qu’une surface institutionnelle émergée des homosexualités. L’existence d’une aire culturelle spécifiquement homosexuelle est partiellement vérifiée dans certains cas par l’observation de symboles culturels présents dans l’espace public, par l’existence de codes langagiers, corporels et culturels marquant le paysage urbain local, par la construction d’une mémoire locale spécifiquement homosexuelle. Ces éléments du décor urbain seraient créateurs d’une familiarité avec le lieu pour les homosexuels, le sentiment d’un chez soi sans équivalent dans la ville (Levine, 1979). En même temps, ces éléments matériels et symboliques restent l’objet de questions multiples dans la mesure où ils ne sont pas les seules composantes de la vie de quartiers qui ont existé avant cet investissement spectaculaire et dans la mesure où, une fois de plus, leur réception par les individus est difficile à saisir à partir d’une entrée proprement spatiale. Les gays se reconnaissent-ils réellement dans ces codes ? Les ont-ils tous incorporés en venant ici ? Ce quartier constitue-t-il une aire culturelle de référence pour tous les homosexuels ? Quelles sont les conditions sociales qui favorisent l’investissement culturel dans ce genre de quartiers ? De telles questions semblent décisives mais restent sans réponse dans les recherches disponibles. Les difficultés augmentent encore lorsqu’on aborde les deux autres critères évoqués par Wirth et Levine (Levine, 1979). La question de la concentration résidentielle a été évoquée dans son extrême difficulté méthodologique (Redoutey, 2004). La plupart des auteurs relèvent cette difficulté et se contentent alors de discussions informelles ou d’impressions non objectivées pour conclure à une forte concentration résidentielle des gays dans les limites du quartier (Levine, 1979 ; Sibalis, 2004). Non démontrée, cette sur-représentation résidentielle est discutable et illustre surtout le parti pris du regard porté aux quartiers gays. Ils sont pensés et définis principalement à partir de dimensions publiques, symboliques et visibles de la vie urbaine : ce regard empêche la prise en compte des espaces privés, individuels, peu visibles et par conséquent des espaces résidentiels du logement. En sociologie urbaine, la confrontation du public et du privé, du visible et de l’invisible, a pourtant montré les limites d’une conception homogène, cohérente, voire essentialiste du quartier (Rosental, 1997 ; Simon, 1997) : ce qui est visible dans l’espace public n’est pas nécessairement en continuité avec une vie résidentielle moins visible et bien différente. Enfin, le critère de l’isolement socio-spatial est le produit cumulé des critères précédents et donc de leurs insuffisances. Si les quartiers gays peuvent mettre en scène leurs frontières matérielles par des symboles homosexuels et par l’effervescence qui caractérise les vitrines commerçantes et l’espace public de la rue homosexuelle, on parvient très mal à relier ces frontières symboliques et construites artificiellement à des frontières sociales réelles. Le statut d’enclave isolée supposerait l’absence de liens entre cet espace et les autres espaces urbains et sociaux, mais faudrait-il encore se doter des moyens méthodologiques et théoriques de saisir ces liens, ce qui est rarement le cas. Or, ces liens sont manifestes à deux niveaux. Les quartiers gays ne sont pas des espaces exclusivement fréquentés par des homosexuels : leur caractère attractif dépasse bien souvent les clivages d’orientation sexuelle et ce résultat semble s’affirmer de plus en plus avec le temps (Binnie, Skeggs, 2004). Par ailleurs, les homosexuels ne semblent pas non plus n’investir que ces quartiers-là et sont, comme tous les citadins, capables de mobilité en dehors des quartiers gays et les rapports qu’ils entretiennent à ces espaces et ces lieux homosexuels semblent variables (Adam, 1999). La prise en compte des liens entre d’une part le quartier et son environnement socio-spatial et d’autre part, les individus et leur environnement social, permet de dégager de nouvelles orientations de recherche suggérées par quelques monographies (Bouthillette, 1994 ; Binnie, Skeggs, 2004).

Ainsi, les travaux portant sur les quartiers gays amènent à repenser leur approche. Si ces espaces urbains sont le théâtre d’un investissement symbolique et collectif relativement exceptionnel (pas sure) au regard d’autres quartiers, cette mise en scène de l’homosexualité dans l’espace public occulte souvent des processus sociaux plus complexes. Trois d’entre eux nous paraissent décisifs .En premier lieu, le contexte historique et urbain dans lequel s’est construite cette mise en scène et les relations entre ces espaces urbains et leur environnement proche méritent un examen plus approfondi. Deuxièmement, la prise en compte des rapports socialement construits à ces espaces chez les homosexuels et dans l’ensemble de la population citadine permettrait d’éclairer la manière dont ils sont vécus, pratiqués, investis ou évités par les individus. En dernier lieu, l’articulation entre les différentes formes de présence homosexuelle dans ce type de quartiers n’a pas été résolue, notamment l’articulation entre présence résidentielle et fréquentation des espaces publics du quartier ; de la même manière, la question des cohabitations avec d’autres personnes habitant ou fréquentant ces quartiers est faiblement exploitée, alors même que ces cohabitations existent nécessairement ici comme dans tout espace urbain. Dès lors, l’hypothèse d’un quartier gay pensé uniquement à partir de cette caractéristique se fissure si l’on envisage le quartier, non plus comme un symbole ou un pur cadre matériel et physique, mais comme un espace pratiqué par des individus qui peuvent certes y venir pour profiter de ses aménités, mais aussi y habiter, y passer, y travailler ou y entretenir des sociabilités. Cette image d’Epinal se fragmente également si l’on replace ce quartier dans son contexte urbain, historique et socio-économique, si l’on admet de rompre avec les lectures symbolistes de l’espace public et que l’on commence par s’intéresser à la manière dont les individus homosexuels pratiquent et se représentent ce quartier à la lumière de l’économie générale de leurs pratiques de l’espace et de leurs trajectoires dans un espace social différencié. C’est précisément ainsi que la présente recherche explore les relations entre espaces vécus et pratiqués et construction des identités homosexuelles masculines.