Chapitre 3 : Pour une sociologie de la gaytrification.

Dans les études portant sur la gentrification, comme dans les travaux consacrés aux dimensions spatiales des conduites homosexuelles, la relation entre gentrification et présence homosexuelle apparaît comme une piste de recherche encore peu explorée. Cette recherche se propose d’en faire son objet central et de mener une sociologie de la gaytrification, définie comme processus de gentrification impliquant de manière significative les populations homosexuelles masculines, c’est-à-dire les gays. Cette thèse cherche à établir et évaluer la pertinence sociologique de cette notion. La notion de gaytrification a-t-elle un sens sociologique ? Peut-on faire une sociologie de la gaytrification et qu’apporte-t-elle ? Dans quels contextes, sous quelles formes, de quelles manières et avec quelles limites, les gays peuvent-ils constituer des acteurs spécifiques de la gentrification ? Quels sont leur place et leur rôle dans les transformations typiques de la gentrification urbaine ? Qu’apporte cette entrée spécifique à la connaissance plus générale des transformations des espaces urbains et des homosexualités ? Une première restriction s’impose dans la définition de l’objet. A priori l’implication des gays dans les processus de gentrification peut s’observer empiriquement dans bon nombre de quartiers gentrifiés ou en cours de gentrification (Chicoine, Rose, 1998 ; Hiernaux-Nicolas, 2003 ; Clerval, 2008b) : la gaytrification peut donc être étudiée dans différents contextes marqués par la gentrification. Nous avons pourtant choisi de l’aborder à partir du cas des quartiers gays parce qu’ici plus qu’ailleurs les phénomènes d’implication et de convergence entre présence homosexuelle et gentrification nous semblaient visibles et accessibles du point de vue empirique. Les quartiers gays, et gentrifiés, constituent une sorte de figure typique ou de modèle emblématique de logiques sociales et spatiales sans doute valables ailleurs, mais concentrées et réunies dans un périmètre restreint. Cette restriction ne doit pas être perçue comme un écueil de visibilité : décrire, analyser et interpréter ce qui se joue ici doit être resitué au regard de ce qui se joue aussi ailleurs, pour d’autres individus et dans d’autres espaces. Prêter attention aux trajectoires sociales et résidentielles comme à l’ensemble des pratiques et des modes de vie des individus, notamment en dehors de cet espace, constitue des garde-fous contre la tentation d’une focalisation excessive sur le quartier en tant qu’unité imperméable, cohérente et cloisonnée. Dans ce chapitre, on se propose de construire un dispositif de recherche adapté à cet objet par la définition d’axes de recherche, le choix de terrains d’enquête et la définition d’outils méthodologiques opératoires.

Dans une première section, on présentera les axes de recherche retenus et régis par différentes échelles d’analyse. On envisagera d’abord la gaytrification comme un processus socio-historique relevant d’une échelle largement macro-sociologique. À cette échelle, on cherche à interroger la nature, le rythme et les formes de la relation entre deux processus du changement urbain observables à l’échelle locale : la gentrification d’un quartier et son investissement par les gays. Evaluer et qualifier le rôle des gays dans la gentrification amène à convoquer aussi une focale micro-sociologique centrée sur les rapports au quartier et les pratiques de celui-ci. Si l’on en vient alors aux acteurs concernés, qu’est-ce qui chez des individus homosexuels et dans leurs manières de vivre peut nourrir la gentrification des quartiers qu’ils investissent ? On passe, en filigrane, d’une sociologie de la gaytrification à une sociologie des gaytrifieurs. Enfin, on mobilisera une échelle d’analyse intermédiaire : celle des processus de socialisation propres aux gays et de leurs relations avec le quartier et ses transformations. La question de la gaytrification amène à une analyse des relations entre espaces et identités homosexuelles dans le cadre du changement urbain et social.

Ces directions de recherche ont largement déterminé les modalités empiriques et méthodologiques de l’enquête de terrain conduite pendant près de quatre ans et présentées dans la deuxième section. On commencera par présenter et justifier le choix des terrains mis en perspective en confrontant le quartier parisien du Marais et le quartier montréalais du Village. Aux vues des nombreuses difficultés méthodologiques posées par la « question homosexuelle », on insistera ensuite sur la construction des données empiriques, la définition des indicateurs, la nature et la portée des matériaux construits. Sur ces terrains et face à ces difficultés, on a cherché à faire varier la nature des données en diversifiant aussi les pratiques d’enquête. Sur les conditions de l’enquête, son déroulement et le vécu du chercheur, la plupart des informations et des analyses sont présentées dans l’annexe 4. Le récit et l’analyse des difficultés et des tournants de l’enquête informe souvent l’objet lui-même. Pour faciliter la lecture du chapitre, nous avons choisi de placer cet appendice dans les annexes bien qu’il soit étroitement lié aux développements méthodologiques présentés dans cette seconde section.