1.1. La gaytrification d’un quartier : sociologie d’un processus.

On peut entamer cette sociologie de la gaytrification par une analyse du processus et de ses effets à l’échelle du quartier. La gaytrification est saisie ici comme processus inscrit dans le temps long du tissu urbain et de l’espace social et composé de dimensions multiples (résidentielles, commerciales, symboliques notamment) affectant les structures locales de la vie urbaine. On raisonne alors à une échelle macro-sociologique cherchant à décrire et analyser des transformations d’ensemble dont les logiques, les raisons et les effets sont avant tout d’ordre structurel. À cette échelle, la gaytrification se définit par la rencontre et l’articulation entre deux processus socio-spatiaux affectant un même espace, le quartier : la gentrification d’une part, et l’investissement de l’espace par les gays, d’autre part. Ces deux processus se rencontrent à des moments historiques particuliers, dans des lieux et des espaces du quartier et selon des formes sociales et spatiales variées. Ce lien a pu être présenté comme une relation quasi-mécanique par certains (Knopp, Lauria, 1985). Au contraire, nous ferons l’hypothèse que les modalités spatiales, temporelles et sociales de la gaytrification sont variées, différenciées et plus complexes qu’il n’y paraît. La relation entre gentrification et présence homosexuelle prendrait des formes et des significations différentes en fonction du temps, des lieux du quartier, des populations concernées et des contextes urbains (Bouthillette, 1994 ; Ray, 2004).

La première dimension explorée renvoie à l’articulation des processus au cours du temps et à la prise en compte des effets dynamiques et historiques. Dans les quartiers étudiés, on constate une corrélation chronologique et historique : depuis les années 1970, la plupart des quartiers concernés ont donc connu des processus de gentrification et ont, en parallèle, été investis par les gays et progressivement qualifiés de « quartiers gays ». Quelques travaux ont décrit ce double-mouvement général avec l’idée d’un modèle historique de déploiement conjoint des deux processus (Knopp, Lauria, 1985), d’autres recherches l’ont évoqué comme élément de contexte sans en faire l’objet central d’analyse (Remiggi, 1998 ; Redoutey, 2004 ; Forest, 1995) tandis que des recherches anglo-saxonnes l’abordaient dans des monographies de quartier (Castells, Murphy 1982 ; Bouthillette, 1994 ; Binnie, Skeggs, 2004). Mais cette relation reste mal connue par les sociologues, en particulier en France. On reste peu informé sur la temporalité exacte de cette « conjonction » de transformations ancrées dans des quartiers historiques des métropoles. On peut se demander « qui a commencé ? » : autrement dit, le quartier a-t-il d’abord été investi par les gays ou d’abord marqué par des processus de gentrification ? Cette formulation pose en réalité la question de la causalité : est-ce parce qu’un quartier se gentrifie qu’il attire les gays ou est-ce parce que des gays investissent un espace que celui-ci se gentrifie ? D’un côté, on suppose que la gentrification produit un contexte socio-spatial favorable à la présence homosexuelle qu’elle précède, de l’autre, on suppose que la présence des gays engendre la revalorisation d’un quartier désaffecté, l’embourgeoisement de la population des habitants, la valorisation de l’image du quartier, bref la gentrification. Cette alternative a déjà été évoquée au sujet des artistes, entre un rôle pionnier et un rôle de simple « suiveur » (Ley, 2003 ; Charmes, Vivant, 2008). Mais ce débat semble réducteur et quelque peu naïf car il envisage les relations entre deux processus complexes sur le modèle de la causalité univoque. Notre hypothèse est que la chronologie comparée des phénomènes met à jour des processus d’entraînements réciproques, des effets cumulatifs et des articulations ponctuelles dont la signification n’est pas nécessairement causale. La « conjonction » serait à penser sur le modèle de la catalyse chimique dans laquelle le catalyseur n’est pas essentiel ou indispensable à la réaction mais l’accélère, la facilite, en accentue l’intensité et les effets. Cette hypothèse amène à traiter de la temporalité, des étapes et du rythme des transformations à l’échelle du quartier : il s’agira donc d’analyser en premier lieu les moments où gentrification et présence homosexuelle se conjuguent et s’alimentent en supposant que ce processus n’est pas linéaire dans le temps. On insistera alors sur deux effets de contexte historique : celui du déploiement de la gentrification et celui des effets générationnels chez les gays. Investir un quartier en début de gentrification ou ultérieurement n’a pas la même signification sociologique, être homosexuel dans les années 1970 ou à la fin des années 1990 n’a pas non plus les mêmes effets sur une identité sociale et sur un rapport à l’espace et au quartier gay. On testera donc la pertinence empirique d’un modèle à étapes qui met à jour des convergences potentielles entre les deux dimensions de la gaytrification.

Tableau 1 : Modélisation de la gaytrification d’un quartier.
Tableau 1 : Modélisation de la gaytrification d’un quartier.

Ce modèle a vocation d’outil méthodologique pour interpréter la chronologie des processus dans les quartiers investis. Dans les analyses portant sur la gentrification d’un côté, sur le développement des quartiers gays de l’autre, on repère des logiques relativement similaires régissant ces processus au cours du temps, comme le montre les trois étapes du tableau 1. Une première préoccupation sera donc l’analyse croisée des deux processus au cours du temps, visant à illustrer leurs effets conjoints, cumulatifs et réciproques, en tenant compte des divergences possibles lorsque celles-ci apparaissent sur le terrain.

Au-delà du temps, la deuxième question traitée concerne l’espace ou plutôt les espaces à l’intérieur même du quartier. Les effets d’entraînement et les effets cumulatifs doivent être décomposés selon différentes formes de présence homosexuelle dans les quartiers gays et différents volets de la gentrification. Plusieurs aspects de la vie du quartier peuvent être marqués par ces processus : l’espace public et la fréquentation des rues, les activités commerçantes et les modes de consommation, la vie résidentielle et la transformation du stock de logement, les images du quartier et les formes de présence symbolique, la vie politique et associative locale. Si les travaux anglo-saxons ont décliné ces différents registres, ce sont principalement l’espace public, les modes de consommation et les dimensions symboliques de la présence homosexuelle qui ont retenu l’attention. Quelques travaux isolés ont investi la question proprement résidentielle ou les enjeux politiques et électoraux locaux. C’est surtout le cas du travail de Manuel Castells sur San Francisco (Castells, Murphy 1982 ; Castells, 1983). Son caractère monographique l’amène à décliner les différentes formes d’implication des gays dans la gentrification de Castro. Il y est à la fois question de réhabilitation du bâti, de commerces et de bars gays, de manifestations et de festivités locales, d’aménagement des lieux publics, de résultats électoraux et de fréquentation piétonnière.

On abordera ainsi les dimensions commerciales et commerçantes du processus. Les quartiers gays constituent aujourd’hui, on l’a vu, des espaces de concentration et de visibilité du commerce gay. L’une des dimensions de la gentrification concerne la transformation du paysage commercial local : l’effacement des activités artisanales et des anciens petits commerces de quartier et l’apparition de nouveaux commerces dont les bars, cafés, restaurants, les boutiques de vêtements ou de design, les lieux culturels polyvalents. On se demandera quelle est la place du « commerce gay » dans ce renouveau des espaces publics et dans la construction d’un nouveau paysage commercial local. Cette question renvoie d’abord à celles de l’implantation historique de ces commerces, de leur développement quantitatif et de leur localisation dans le quartier. Elle mérite aussi un examen « qualitatif » sur ce que sont précisément ces commerces gays et ce qu’ils sont devenus depuis leur apparition. On prêtera attention aux types d’activités, de produits et de services proposés, à l’aménagement intérieur des lieux de ce commerce, aux transformations de ce secteur. Il s’agit surtout de penser ces commerces dans leur contexte, c’est-à-dire en relation avec des modifications locales de la « gentrification de consommation » (Lehman-Frisch, 2002 ; Van Criekingen, 2003 ; Bidou-Zachariasen, 2003). Si le rôle des commerces gays, notamment des bars, semble souvent décisif dans l’émergence et l’image des quartiers gays (Redoutey, 2004), il est rarement articulé au tissu commercial local dans son ensemble. Plusieurs géographes français ont décrit des formes et des logiques spatiales du commerce homosexuel, sans les insérer cependant dans la sociologie et l’histoire locale (Leroy, 2005 ; Blidon, 2007b). Notre hypothèse se veut plus précise : l’apparition et l’évolution des commerces gays dans les quartiers gays ne seraient pas imperméables aux transformations commerciales qui affectent les lieux non spécifiquement gays. Selon les types de lieux gays et la période concernée, ceux-ci seraient au contraire indissociables du contexte commerçant et sociologique local.

Ce volet consacré aux commerces amène deux questions connexes : celle de la fréquentation et celle de l’image du quartier. L’évolution des activités dans les quartiers gentrifiés est indissociable de l’évolution des représentations produites au sujet du quartier, notamment du fait de l’enjeu de la fréquentation des espaces publics. Les images et les représentations des quartiers gentrifiés de San Francisco, Paris ou Montréal se nourrissent largement des espaces du visible, des populations et des vitrines occupant l’espace public (Simon, 1997 ; Chicoine, Rose, 1998 ; Capron, Lehman-Frisch, 2007). Les représentations des habitants du quartier et de l’ensemble des citadins sont façonnées par ces images (Authier, 2008). La place des gays doit être interrogée à deux niveaux. D’une part, la fréquentation du quartier par les gays, visible dans l’espace public, est-elle reliée aux changements de fréquentation et d’image du quartier spécifiquement liés à la gentrification ? Si la gentrification amène de nouveaux venus, issus des classes moyennes et moyennes supérieures, y compris pour leurs achats et leurs balades, quel est l’effet réciproque du commerce gay et de la présence piétonnière d’homosexuels sur la fréquentation globale de ce quartier ? On peut alors s’interroger sur l’effet de la fréquentation gay du quartier dans le regain d’attractivité de tels espaces. On sait aussi que ce regain d’attractivité peut aboutir à une muséification de l’espace urbain : la mobilisation d’un patrimoine architectural ou culturel, d’un passé populaire mythifié ou d’un tissu industriel revalorisé peuvent participer à un engouement général pour le quartier comme lieu de tourisme, de mémoire et de visite (Remy, 1983 ; Hiernaux-Nicolas, 2003 ; Rousseau, 2008). Comment les gays sont-ils situés et comment se situent-ils dans ces processus de revalorisation ? Participent-ils à cette mise en scène du quartier comme lieu de mémoire et de valorisation du passé ? Sont-ils l’objet, en tant que groupe, d’une telle valorisation, puisque certains y sont présents depuis longtemps ?

On peut également se demander comment s’articulent gentrification et présence homosexuelle dans le renouvellement des images du quartier. La gentrification affecte l’image d’un quartier et les représentations des citadins à son égard (Capron, Lehman-Frisch, 2007). De manière schématique et binaire, les représentations du quartier produites par les individus qui y vivent, par les médias ou les institutions politiques notamment, opposent deux images successives au cours du processus. Au quartier populaire, ouvrier, parfois « immigré », souvent vétuste, insalubre, résidentiel, désaffecté, voire malsain, mal famé ou même « mort », succèdent des images beaucoup plus valorisantes construisant l’attractivité du lieu. Le quartier en cours et surtout en fin de processus est dépeint comme vivant, animé, renaissant, effervescent, convivial, mais aussi authentique, métissé et villageois, ou encore alternatif, à la mode et branché (Simon, 1997 ; Authier, 2008). Cette palette évolue dans le temps, des images s’affinent et s’affirment : certaines disparaissent au profit d’autres, certaines se transforment, démontrant comment la gentrification compose du nouveau avec de l’ancien et du déjà là. Dans ces transformations complexes, quelle place doit-on accorder à l’étiquette de « quartier gay » ? Le fait qu’un quartier soit un quartier gay ou le quartier gay constitue une image et une représentation sociale de la ville : quelle place cette représentation occupe-t-elle dans les dynamiques symboliques de la « renaissance » symbolique des quartiers centraux ? Le qualificatif gay est-il lié à d’autres images du quartier : celle du village, de la convivialité ? Celle de l’animation et de l’effervescence ? Celle de l’alternative ? Ces questions en forme d’hypothèses suggèrent des convergences possibles sur le terrain symbolique : l’image du quartier communautaire gay est-elle une composante du quartier-village des gentrifieurs (Fijalkow, 2007) ? Le réinvestissement d’une mémoire contestataire et le développement de lieux alternatifs font-ils une place à la culture et au militantisme homosexuels ? Les images de l’homosexualité sont-elles une plus-value pour le quartier ? Sur ce terrain symbolique, notamment médiatique, comment s’articulent, à nouveau, homosexualité et gentrification ?

La gaytrification amène enfin à parcourir des sentiers beaucoup moins visibles : ceux qui relèvent de la présence résidentielle des acteurs de la gentrification et des homosexuels. La gentrification affecte la sociologie résidentielle locale et cet aspect du processus a été bien étudié, les travaux français sur la question ne manquent pas (Bidou, 1984 ; Authier, 1993 ; Bidou-Zachariasen, 2003 ; Préteceille, 2007 ; Authier, Bidou-Zachariasen, 2008). Au contraire, dès que l’on s’interroge sur les lieux de résidence des populations homosexuelles ou sur la part de gays résidant effectivement dans les quartiers gays, géographes et sociologues restent très discrets, voire franchement silencieux. On a déjà évoqué les raisons de cette « boîte noire » de la sociologie des homosexualités. Pourtant, dans le cadre de notre recherche, la dimension résidentielle nous semble décisive, ce qui explique le temps passé à la recherche d’indicateurs à ce sujet. Peut-on observer le rôle des gays dans la gentrification à l’échelle des logements et des espaces privés résidentiels ? Au-delà des formes de présence parfois spectaculaires des homosexuels dans les rues et les bars des quartiers gays, qu’en est-il de leur présence résidentielle ? Et surtout de ses effets potentiels sur la gentrification du quartier ? Ils peuvent être multiples. Les populations gays appartiennent plus souvent que les autres aux classes moyennes et classes moyennes supérieures : leur installation résidentielle dans le quartier a donc un effet probable sur les transformations sociologiques de la population résidente par effet de composition. Mais d’autres aspects doivent être évalués : le voisinage entre gays et autres habitants dans un immeuble, l’appropriation, l’investissement et les éventuels aménagements du logement, l’investissement dans les actions et manifestations locales (réunions de co-propriété, fêtes d’immeubles ou de quartier notamment) sont des dimensions de la vie résidentielle dans lesquelles on connaît très mal le rôle des gays et l’effet de leur présence. À Castro (San Francisco), à Cabbagetown (Toronto) ou dans le South End (Boston), les gays ne sont pas simplement venus gonfler les statistiques des gentrifieurs mais ont contribué à la transformation des logements et joué un rôle important dans la transformation des relations sociales locales (Castells, Murphy, 1982 ; Bouthillette, 1994 ; Tissot, 2010b). Dans le cas de nos terrains, quel est et quel a été le rôle des gays dans la gentrification résidentielle locale ? Quelle influence ont-ils sur les transformations de la vie résidentielle du quartier ? La gentrification étant un processus de sélection sociale progressive, les conditions socio-économiques d’entrée dans le quartier se durcissent avec le temps : qui sont sociologiquement ces gaytrifieurs de type résidentiel ? Au-delà des vastes catégories « gays » et « gentrifieurs », peut-on identifier des types spécifiques de gaytrifieurs ? Comment évoluent-ils au cours du temps ? Les liens entre gentrification et présence homosexuelle évoluent sans doute avec le temps mais se distinguent aussi en fonction des différents registres de la vie d’un quartier et des différentes formes de présence homosexuelle : commerçantes et économiques, symboliques et culturelles, et aussi résidentielles. Importante dans le cas du Castro, avec notamment l’avènement d’Harvey Milk, récemment retracé au cinéma (Van Sant, 2009), la question de l’implication politique est apparue moins flagrante sur nos terrains. Elle ne sera pas évoquée en tant que telle, même si elle se manifeste ponctuellement dans le cas du Marais.

Le processus de gaytrification peut ainsi être saisi comme l’articulation de deux transformations dont la conjonction historique et géographique renvoie à des logiques sociales cumulatives et réciproques dans le temps et l’espace. La nature, la périodicité et l’intensité des relations entre ces deux processus interrogent : peut-on alors parler d’accompagnement, d’entraînement, de convergence ? Ces processus sont-ils vérifiés de la même manière au cours du temps ? Quelles en sont les traces et les indicateurs ? Il s’agit également d’interroger les différents registres d’une telle implication : est-elle transversale aux différentes dimensions de la vie urbaine ? Ces questions délimitent une première manière d’envisager les relations entre présence homosexuelle et gentrification. À cette échelle, on traitera également deux questions transversales à notre recherche: celle des effets de lieux à travers la mise en perspective de deux terrains d’enquête différents et celle de la spécificité de la gaytrification au regard de processus de gentrification plus classiques en sociologie. Cette première entrée reste cependant relativement éloignée des manières de vivre des gays dans le quartier. La dimension résidentielle les suggère et c’est à partir d’elle que nous avons choisi de travailler à une autre échelle la question du rôle des gays dans la gentrification : celle des acteurs susceptibles d’être impliqués dans ce processus, les gaytrifieurs.