1.2. Sociologie des gaytrifieurs : l’échelle micro-sociologique.

L’implication des gays dans les processus de gentrification peut renvoyer à des facteurs structurels, à des manières dont l’homosexualité se construit et s’organise dans un espace urbain lui-même structuré et hiérarchisé. Mais cette échelle ne suffit pas : cette implication peut aussi renvoyer aux manières concrètes de vivre des gays. Qu’est-ce qui chez les gays, dans leurs modes de vie et dans leurs rapports au quartier peut avoir un effet sur les transformations socio-économiques d’un ancien quartier populaire ? Ces questions supposent un changement de regard et un « zoom » vers le niveau micro-sociologique (Ley, 1987, 1996 ; Bidou-Zachariasen, 2008 ; Collet, 2008). Nous cherchons à approcher une population homosexuelle qui par ses parcours, sa présence et ses pratiques dans le quartier, contribuerait ou aurait contribué à divers titres à sa gentrification. Une sociologie des gaytrifieurs apparaît alors nécessaire en complément à une sociologie du processus de gaytrification du quartier. Mais à quelle population doit-on s’intéresser pour aborder cette question ? Celle des gays dans leur ensemble ? De ceux qui habitent telle ville ? De ceux qui travaillent dans le quartier ? De ceux qui y sont déjà venus une fois ?

Nous avons choisi de centrer cette partie de la recherche sur des gays habitant ou ayant habité le quartier au cours de leur vie, en accordant un privilège assumé aux dimensions résidentielles. Confirmé par les premiers entretiens exploratoires conduits auprès de gays habitant dans le Marais, ce choix a plusieurs raisons dont celle de l’originalité. Cette question ayant été la moins traitée par les sociologues, il nous semblait judicieux d’entrer dans la sociologie des gaytrifieurs par la voie résidentielle. Dans les quartiers gays, les phénomènes concernant les espaces publics, la fréquentation et les commerces avaient déjà nourri plusieurs travaux (Remiggi, 1998 ; Redoutey, 2004 ; Blidon, 2007b). De plus, les entretiens exploratoires ont montré que l’entrée résidentielle n’empêchait pas d’accéder à d’autres lieux et d’autres populations du quartier : ils permettaient d’évoquer les lieux gays du quartier et d’autres populations que les seuls habitants (notamment par le biais d’un volet sur les sociabilités), tout en disposant de données qualitatives de type résidentiel. Nous avons alors privilégié cette entrée résidentielle qui apportait des connaissances inédites sans interdire le traitement d’autres aspects importants de l’objet.

Ce sont les rapports à l’espace de cette population et leurs effets potentiels en termes de gentrification qui nous intéressent. Ces « rapports à l’espace » englobent un ensemble de représentations, de pratiques, d’usages et de relations sociales autour du quartier (Authier, 1993). La première direction de travail concerne les conditions d’entrée des résidents gays dans le quartier. La composition sociale des quartiers gentrifiés ou en cours de gentrification est marquée par une inversion sociale qui voit les classes moyennes et moyennes supérieures se substituer aux anciens habitants, majoritairement issus des couches populaires. Il s’agit alors de situer les gays dans ce paysage sociologique mouvant : quand sont-ils arrivés dans leur logement ? Dans quel contexte du point de vue de l’histoire du quartier ? Mais aussi dans quel contexte biographique, à quel moment de leur trajectoire ? Ces deux « moments » sont évidemment susceptibles d’être corrélés, on cherchera à le montrer. Ces individus ont-ils donc des profils sociologiques de gentrifieurs ? De quels types ? Quel est l’effet de la date d’arrivée sur les profils sociaux rencontrés ? Les quartiers gays attirent-ils une population similaire à d’autres quartiers gentrifiés ? Ces gays venus habiter dans les quartiers gays ont-ils des propriétés sociologiques typiques des autres gentrifieurs ? L’étude des trajectoires sociales et des profils sociologiques d’un corpus d’individus gays et ayant habité au cours de leur vie dans un quartier gay permet d’objectiver leur place et de situer leur présence dans les structures sociales locales. Elle permet aussi d’interroger les motifs individuels qui influent et expliquent le choix de cette localisation résidentielle. Parmi ces motifs, on en examinera précisément deux types. On interrogera ainsi les motifs invoqués par d’autres populations venues habiter dans des quartiers en cours de gentrification ou gentrifiés : la centralité, l’opportunité immobilière, la distance travail-domicile, l’équipement en lieux culturels ou de sortie, l’image du quartier (Chicoine, Rose, 1998 ; Bidou-Zachariasen, 2003). Les gays invoquent-ils alors des motifs typiques des gentrifieurs ? Par ailleurs, on examinera aussi le motif « quartier gay », c’est-à-dire le fait de venir habiter ici parce que l’on est gay et que c’est le quartier gay de la ville. La confrontation de ces motifs permet de qualifier ces choix résidentiels : sont-ils des « choix gays » ? Des choix de gentrifieurs ? Quels sont les facteurs sociologiques qui font varier cette distribution des motifs? Nos hypothèses à ce sujet se portent sur la diversité des parcours, la différenciation des profils et des motifs en fonction de trois variables : le moment où l’on s’installe, les ressources socio-économiques dont on dispose, la manière dont on vit son homosexualité.

Une fois entrés dans le quartier, ces individus construisent alors des rapports résidentiels au quartier dont les composantes sont multiples (Authier, 2001a). Ces rapports résidentiels renvoient aux pratiques, aux usages et aux représentations du quartier, saisis dans un double contexte, celui du mode de vie des individus et celui de l’ensemble des espaces qu’ils fréquentent et pratiquent, notamment à l’échelle de la ville : ils composent les rapports pratiques et symboliques des individus avec leur espace résidentiel (logement, quartier, ville). On peut commencer par décrire et qualifier les pratiques du logement que l’on occupe, le temps que l’on y passe, les choses que l’on y fait ou pas. De la même manière, comment pratique-t-on le quartier ? Les individus se rendent-ils indifféremment dans tous les lieux du quartier (espaces publics, commerces, lieux gays, notamment) ? Fréquentent-ils les commerces du quartier ? Passent-ils beaucoup de temps dans le quartier où ils habitent ? La notion d’usage du quartier permet d’envisager d’autres éléments que les seules pratiques effectivement réalisées au quotidien et de repérer des fonctions moins concrètes mais tout aussi structurantes des rapports à l’espace. Le quartier et le logement sont-ils l’objet d’un investissement affectif et matériel important ? Le quartier et le logement sont-ils les points d’ancrage de relations de sociabilité intenses, nombreuses, localisées ? Sont-ils des lieux centraux et structurants dans les manières de vivre de ces individus ? Enfin, les individus construisent également des représentations et des images de leur lieu de résidence : la nature de ces représentations doit être explorée. Le logement et le quartier sont-ils des lieux que l’on valorise, que l’on dénigre ou qui indiffèrent ? En quoi peuvent-ils nourrir l’image d’un « chez soi » familier ? Ces différents registres des manières d’habiter un quartier doivent être explorés selon trois perspectives.

En premier lieu, il s’agit de manière générale de décrire des rapports résidentiels au quartier auprès d’une population homosexuelle dans un contexte résidentiel particulier. Parvient-on alors dégager des manières de vivre dans ce quartier homogènes ou au contraire différenciées ? Et selon quelles différences ? En second lieu, ces rapports au quartier ressemblent-ils à ceux décrits plus généralement chez les gentrifieurs ? De ce point de vue, y a-t-il un investissement particulier dans le logement, le quartier et les sociabilités résidentielles qui illustreraient le rôle de ressource sociale de l’espace résidentiel (Bidou, 1984 ; Collet, 2008) ? Parallèlement, peut-on observer des rapports résidentiels au quartier spécifiquement gays ? Le fait d’être homosexuel influence-t-il en tant que tel les représentations et les pratiques de son logement, de son quartier de résidence, en particulier lorsque celui-ci est un « quartier gay » ? Au contraire, les pratiques de l’espace résidentiel et de la ville dans son ensemble sont-elles indifférentes à l’orientation sexuelle ? En résumé, parvient-on dans cette population particulière à identifier des manières de pratiquer le lieu de résidence singulières et diffuses ? Cette singularité est-elle due à l’homosexualité, à la position sociale, au contexte de gentrification, au statut de gentrifieur ou à d’autres éléments ? Dans la continuité avec les travaux portant sur la sociologie des gentrifieurs et avec certains travaux centrés sur les modes de vie homosexuels, on prêtera une attention particulière à certains indicateurs empiriques mobilisés dans d’autres travaux et illustrés dans les guides d’entretien notamment (annexe 3). Nos hypothèses à ce sujet sont multiples. D’abord, on doit sans doute insister sur la diversité des rapports résidentiels au quartier en fonction des parcours et des profils sociaux rencontrés, quand bien même ces individus ont tous en commun le fait d’être homosexuel. Ensuite, notre hypothèse est que dans ce type de quartier, ce type de population construit des rapports résidentiels au quartier nourris par deux positionnements sociaux : un positionnement socio-économique et culturel dans les structures sociales locales, un positionnement social dans la palette des manières d’être homosexuel. D’un côté, les individus pratiquent et investissent leur quartier de manière plus ou moins typique des gentrifieurs, de l’autre, leur homosexualité et leur manière de la vivre influence également leurs rapports résidentiels au quartier. Enfin, on fera l’hypothèse que dans certaines configurations socio-biographiques, l’homosexualité et la position sociale se renforcent et se cumulent pour structurer des manières d’habiter son quartier qui contribuent à, voire renforcent, la gentrification de ce dernier. Mais ces configurations socio-biographiques spécifiques ne correspondent pas à tous les parcours homosexuels rencontrés. La sociologie des gaytrifieurs permet alors d’aborder deux questions centrales ici.

Le lien entre une identité collective homosexuelle et un quartier approprié par une communauté homosexuelle cohérente et cohésive apparaîtrait beaucoup plus fragile que ne le laissent penser certaines formes de présence, certains symboles présents dans l’espace public et certains essais (De Luze, 2001 ; Derai, 2003) ou travaux scientifiques (Léobon, 2002). Chez les habitants gays, les manières d’habiter le quartier permettraient en effet de constater des variations et des différenciations sociales dans ces rapports au quartier qui accentuent encore les variations observables entre la signification sociologique de l’investissement de l’espace public par les gays et leur installation résidentielle dans ce type de quartiers. Réintroduire une sociologie précise des parcours et des modes de vie de ces habitants gays invite à rompre avec l’image d’un quartier communautaire homosexuel dans lequel les motifs d’installation, les pratiques quotidiennes et les relations de sociabilité correspondraient à un regroupement entre soi spécifiquement gay. Nous pensons notamment que pour un certain nombre d’entre eux, les habitants gays sont attentifs à d’autres référents et se définissent d’une autre manière que comme des homosexuels. Leur présence dans le quartier et leur manière d’y vivre sont irréductibles à cette identification à un collectif homosexuel et traduiraient davantage une appartenance sociale à des milieux socioprofessionnels et culturels typiques de la gentrification. L’analyse des modes de vie et des manières de se définir permettraient de conclure sur l’articulation entre les deux phénomènes définissant la gaytrification, à l’échelle des acteurs et des identités sociales. La gaytrification s’y distribue entre une « identité sociale d’homosexuel » et une « identité sociale de gentrifieur » : leur agencement permet de comprendre les raisons et les contextes dans lesquels les gays sont acteurs de la gentrification d’un quartier.

L’étude de la gaytrification pose également la question de sa spécificité au regard de phénomènes de gentrification plus classiques. Si par certains aspects, des gaytrifieurs sont gentrifieurs avant d’être gay, nous ferons l’hypothèse que leur influence ne s’arrête pas là. Être homosexuel structurerait pour nombre d’entre eux un certain nombre de dimensions de leur vie quotidienne et de leur trajectoire sociale, qu’il s’agisse de la taille et de la forme du ménage et du foyer, des calendriers conjugaux, familiaux et résidentiels, des arbitrages économiques et temporels entre travail et loisir, entre lieux de résidence, lieux de sortie et espaces des origines, de la nature et de l’intensité des relations de sociabilité ou encore des modalités plus variées de la conjugalité chez les gays (Risman, Schwartz, 1988 ; Nardi, Schneider, 1998 ; Rault, 2007 ; Verdrager, 2007). Ces spécificités sont susceptibles d’avoir une influence sur les lieux investis, les espaces traversés et la manière de les habiter (Harry, 1974 ; Knopp, 1990). À ce sujet, on cherchera à montrer que les ménages gays se situent dans un système particulier de ressources et de contraintes qui conduit à des choix résidentiels, des pratiques du logement et des rapports au quartier différents d’individus hétérosexuels possédant les mêmes caractéristiques sociales. Il y aurait donc certaines spécificités homosexuelles : la question de leurs effets sur la gentrification permet de replacer les gaytrifieurs parmi la vaste constellation des gentrifieurs. La sociologie des gaytrifieurs permet-elle de différencier le rôle des gays dans la gentrification par rapport à d’autres acteurs de ces processus ? Sur quels éléments précis de leurs modes de vie et de leurs parcours cette différence se joue-t-elle ? En quoi est-elle irréductible à des différences sociales traditionnelles?

En résumé, le rôle des gays dans les processus de gentrification peut renvoyer à leur investissement collectif (économique, commerçant, symbolique et résidentiel) mais il peut également correspondre à leurs manières concrètes et plurielles d’habiter un quartier. Comprendre ce processus de gaytrification, c’est à la fois décrire et analyser ses structures historiques et spatiales mais c’est aussi comprendre comment les identités sociales et les rapports individuels au quartier peuvent avoir partie liée avec les changements en cours dans de tels quartiers. Cela revient à conjuguer d’ailleurs des approches complémentaires de la gentrification qu’elles soient tournées vers des explications structurelles ou vers le rôle des acteurs dans ce processus (Ley, 1987 ; Bidou-Zachariasen, 2003). Si ces deux orientations permettent d’évaluer et de qualifier un rôle pluriel et différencié des gays sur le destin d’un quartier, l’hypothèse réciproque constitue le dernier axe de recherche dans cette thèse.