2.1. Deux terrains d’enquête particuliers.

Nous avons choisi de travailler à l’échelle du quartier pour appréhender à la fois les implications concrètes des gays dans les transformations locales et les effets socialisateurs d’un contexte socio-spatial (Cartier, Coutant, Masclet, Siblot, 2008). Ce travail empirique commençait donc nécessairement par le choix du terrain sur lequel enquêter. Celui-ci devait cumuler deux critères constituant le cœur de la recherche : être un « quartier gay » et un quartier gentrifié, sachant que les quartiers gays sont précisément, dans leur majorité, des quartiers gentrifiés (Sibalis, 2004). Pendant l’année de master 2, en 2004-2005, le choix d’un premier terrain s’est porté sur le quartier parisien du Marais : il offre l’exemple français le plus net de quartier gay, en termes de superficie, de concentration commerciale et de représentations sociales. La médiatisation du « Marais gay » parisien dans les années 1990 a largement alimenté cette image et permettait de partir d’un certain nombre de représentations et de discours de sens commun pour les mettre à l’épreuve de la démarche sociologique. Le fait de vivre à Paris pendant ces quatre années explique aussi largement notre choix pour un terrain de proximité qui rend plus réaliste la conduite de l’enquête et permet d’y passer du temps et d’y venir régulièrement. Dans la phase préparatoire de l’enquête, nous avons également vu se confirmer l’existence d’un processus précoce de gentrification dans le Marais (Djirkian, 2004 ; Clerval, 2008a). Nous y reviendrons en détail, mais pour l’heure, ce quartier correspondait globalement à nos besoins en termes de terrains. Si nous sommes restés rivés sur le Marais en master 2, nous comprenions aussi que cette observation exclusive présentait un risque. Elle tendait à substituer à l’analyse sociologique d’un processus, une monographie de quartier éloignée du projet de recherche. De plus, comme nous l’avons rappelé dès l’introduction, un décalage est rapidement apparu : la littérature sociologique sur le sujet n’abordait que des cas nord-américains ou anglo-saxons, le travail empirique ne traitait qu’un terrain français et parisien.

C’est dans ce contexte qu’est née l’idée de comparer un ancien quartier du cœur historique de Paris à un quartier nord-américain. Par la suite, les possibilités logistiques et matérielles se sont conjuguées à l’intérêt scientifique dans le choix du quartier du Village Gai de Montréal. Contrairement au Castro de San Francisco ou au quartier de Cabbagetown à Toronto, le Village Gai n’avait pas suscité de recherche sous l’angle choisi dans ce travail et offrait un cas plus récent de « gaytrification » que ses cousins des Etats-Unis. Montréal présentait aussi un cas intermédiaire entre le modèle de la grande ville américaine et celui de la capitale européenne du fait de son histoire urbaine et culturelle particulière. Les conditions logistiques de séjour à Montréal étaient plus réalistes : des relations scientifiques existaient entre le Groupe de Recherche sur la Socialisation (G.R.S.) et plusieurs chercheurs du Centre Urbanisation Culture Société de l’Institut Nationale de la Recherche Scientifique (I.N.R.S-U.C.S.) à Montréal. En particulier, Damaris Rose avait déjà abordé des thématiques proches dans ses nombreux travaux sur la gentrification (Rose, 1984 ; Germain, Rose, 2000) et avait connaissance de notre projet de recherche. Son intérêt pour le projet et son accueil sur place permettaient d’envisager un séjour de recherche fécond. Enfin, l’obtention d’une bourse de séjour du C.C.I.F.Q.11, la possibilité de réaliser des entretiens en français, les conditions de vie et de logement à Montréal apparaissaient comme autant d’éléments favorables à la réalisation d’une enquête. Pour toutes ces raisons, le quartier du Village Gai de Montréal a été choisi comme contrepoint à notre terrain principal. « Contrepoint » car cette thèse n’avait pas initialement comme but d’être une recherche comparative intégrale et souhaiter surtout éviter les pièges du localisme. L’enquête, l’analyse des résultats et le travail d’écriture ont néanmoins changé la donne et contribué à mettre en place les modalités d’une comparaison plus ambitieuse, comme nous l’avons déjà rappelé. Présentons à présent les grandes caractéristiques de ces deux quartiers dont les profils diffèrent mais peuvent être « comparés ».

Le quartier du Marais prend place dans le centre historique de Paris, à cheval entre les actuels 3ème et 4ème arrondissements. Selon les critères utilisés, la délimitation et l’étendue d’un quartier diffère évidemment. Nous avons choisi une délimitation relativement large du Marais appuyée sur le découpage INSEE des 80 quartiers parisiens et sur laquelle nous reviendrons par la suite. Dans cette thèse, le Marais désigne donc l’ensemble constitué par les quartiers 9 à 15 de l’I.N.S.E.E. qui dessinent une sorte de quadrilatère délimité par la rue Saint-Antoine et la rue de Rivoli au sud, le boulevard de Sébastopol à l’ouest, la rue de Turbigo au nord, puis les boulevards du Temple et Beaumarchais à l’est.

Figure 1 : Le secteur du Marais : le Marais (pointillés bleus), le Marais gay (trait rose).
Figure 1 : Le secteur du Marais : le Marais (pointillés bleus), le Marais gay (trait rose).

Carte réalisée par l’auteur à partir d’un plan en libre-accès sur un blog, sur Internet (http://critikparis.unblog.fr/files/2008/01/plan2.jpg)

Cette portion du centre historique de Paris se caractérise par une urbanisation très ancienne12 et un bâti très dense parsemé de rues relativement étroites (autour du Carreau du Temple ou perpendiculairement à la rue Beaubourg) et percé par quelques axes plus importants et souvent plus récents (rue de Turenne, rue Beaubourg, rue du Temple notamment). Le quartier est aujourd’hui doté d’un bâti hétérogène qui mêle de splendides hôtels particuliers du XVIIème siècle réhabilités, et des immeubles cossus du XIXème siècle sur les boulevards, ainsi que des immeubles plus récents, notamment dans le 4ème arrondissement. S’y ajoutent des édifices vétustes et non réhabilités, datant souvent de l’époque moderne, concentrés au nord du 3ème arrondissement et dans certaines rues (rue des Blancs-Manteaux, rue des Rosiers). Dans Paris, le Marais se singularise surtout par les nombreux hôtels particuliers typiques des règnes d’Henri IV et Louis XIII qui constituent, depuis leur réhabilitation, un atout architectural, patrimonial et touristique important pour ce quartier aujourd’hui très fréquenté par les touristes ou les promeneurs. Ils témoignent à leur manière de la séquence historique en trois actes qu’il faut présenter pour évoquer le contexte de gentrification du quartier.

Le Marais possède ainsi un passé aristocratique à l’époque moderne qui en fait l’un des fleurons de l’urbanisme des princes et du Paris aristocratique jusqu’au XVIIIème siècle (Babelon, 1997) : le premier acte est celui d’un quartier peuplé par des populations fortunées, doté d’un bâti luxueux et dense, structuré par un urbanisme concentré typique des centre-villes européens. Après le départ de la noblesse vers Versailles, le XIXème siècle voit la petite industrie s’installer dans Paris, en particulier dans le quartier où se concentrent progressivement les industries textile et l’industrie des métaux (Duby, 1983). Les ateliers et manufactures se développent en rez-de-chaussée, en particulier au sud de la rue des Francs-Bourgeois : le quartier devient un espace de production, d’artisanat (métaux, bois,...) et de commerce. Les vastes hôtels particuliers sont divisés en volumes plus petits où se loge une population de petits artisans et d’ouvriers modestes, voire pauvres. Le Marais devient alors un quartier industriel, artisan et commerçant, mais aussi un quartier populaire du fait de la présence des couches populaires dans des logements modestes et souvent très vétustes (Prigent, 1980). Historiens et écrivains décrivent tous le délabrement du bâti, l’abandon de certains secteurs et le peu d’hygiène des immeubles du quartier au début du XXème siècle (Babelon, 1997 ; Faure, 1997). Le deuxième acte voit en un siècle, le Marais passer du statut de quartier aristocratique et luxueux à celui de quartier surpeuplé, insalubre et pauvre (Duby, 1983, 1985 ; Sibalis, 2004). Le quartier est dans un tel état de délabrement et de vétusté au début des années 1960 que les pouvoirs publics adoptent le célèbre Plan de Sauvegarde du Marais (1965). Cinquante ans plus tard, le Marais ressemble bien peu au quartier vétuste et populaire des années 1950 : il a connu des transformations considérables qui composent le troisième acte de cette histoire socio-spatiale, la gentrification du quartier. Des processus de gentrification sont repérables dans d’autres anciens quartiers populaires parisiens, notamment dans l’est de la capitale depuis les années 1980. Mais le Marais est souvent présenté comme le cas le plus précoce de gentrification dans Paris (Djirikian, 2004). On retrouve ainsi des années 1960 aux années 1990 les grandes caractéristiques du processus de gentrification : un important mouvement de réhabilitation du bâti en partie inauguré par les pouvoirs publics à partir des années 1960 (Prigent, 1980), une reprise immobilière, puis une flambée des prix depuis le début des années 1990, une transformation typique des activités commerçantes locales (Faure, 1997), une inversion sociale au profit des couches moyennes et supérieures (Djirikian, 2004) et un changement profond de l’image du quartier redevenu attractif et convoité. Aujourd’hui, le Marais est donc un quartier central riche d’un patrimoine architectural et culturel revalorisé, un quartier commerçant réanimé fréquenté par les touristes et les promeneurs, un quartier cher, voire huppé où les cadres supérieurs et les professions intellectuelles ont largement remplacé les ouvriers et les petits artisans, où les jeunes couples aisés ont remplacé les familles nombreuses et modestes d’antan. Le tableau 2 ci-dessous traduit les effets en terme de population de ce processus de gentrification. On trouvera des données complémentaires dans l’annexe 2.

Tableau 2 : Quelques repères sur la gentrification du Marais.
  1962 1975 1982 1990 1999 2006
Population totale (en milliers) 116 284 77 280 64 632 63 075 60 816 60 536
Ouvriers* 33,7% 27,2% 18,4% 12,7% 7,6% 5,70%
Cadres supérieurs et professions intellectuelles* 5,4% 11,7% 23,4% 35,2% 42,5% 48,5%
Part des locataires parmi les résidents 71,0% 62,4% 59,3% 51,2% 53,5% _
Part des ménages solos** dans l’ensemble des ménages 37,6% 47,4% 54,0% 55,9% 57,9% 56,6%
Part des ménages de 5 personnes ou plus dans l’ensemble des ménages 6,9% 4,3% 3,3% 3,3% 2,8% 2,5%

* : part de la PCS parmi les actifs dans les quartiers 9 à 15, compte tenu des modifications de la nomenclature I.N.S.E.E. en 1982. Données APUR, 2001.
** : un ménage « solo » désigne un ménage d’une seule personne.

La gentrification du Marais doit être replacée dans cette séquence historique en trois temps qui associe la gentrification à une revalorisation plus qu’a une seule valorisation. Si certains secteurs plus populaires subsistent au nord du 3ème arrondissement, le quartier du Marais constitue aujourd’hui un quartier aisé dans Paris, aboutissement relativement typique d’une gentrification « complète » depuis la fin des années 1990. Les tendances sont confirmées par les données de recensement de 2006, même si elles semblent en partie ralentir (annexe 2). L’animation des rues commerçantes (rues des Francs-Bourgeois, des Archives, Vieille du Temple), la concentration de lieux culturels et touristiques (musées Picasso et Carnavalet, place des Vosges et proximité du Centre Georges Pompidou) et la présence de certains groupes spécifiques dans le quartier (population juive dans la rue des Rosiers, population chinoise plus récemment installée rue au Maire et…populations homosexuelles) constituent également des spécificités locales.

Dans cet espace, se dégage également un secteur composant le Marais gay, quartier gay de Paris situé essentiellement dans une portion restreinte du 4ème arrondissement. S’y concentrent de nombreux commerces gays ou gay-friendlys13 parmi lesquels on retrouve majoritairement des bars et des restaurants, mais aussi deux librairies, des boutiques de vêtements, une boulangerie, une agence immobilière, des salons de coiffure, tous estampillés gays d’une manière explicite (autocollant rainbow-flag en devanture le plus souvent). On y repère aussi précisément la présence des symboles arc-en-ciel de la « communauté homosexuelle » sur des vitrines, des enseignes ou à l’intérieur des lieux, ainsi que la sur-représentation de certains styles vestimentaires et de certains gestes d’affection ou amoureux entre personnes du même sexe (Blidon, 2008b). Ce quartier gay dont on retracera notamment l’histoire prend place en plein cœur du quartier avec trois caractéristiques principales. Sa taille est en réalité restreinte à l’échelle du Marais dans son ensemble. Il est relativement unique en France où peu d’autres exemples de quartier gay existent. Enfin, sa visibilité apparaît assez limitée au sein d’un quartier central animé et très fréquenté : les commerces gays sont identifiables dans l’espace public, mais paraissent finalement relativement intégrés dans des rues très fréquentées et parsemées d’autres commerces. S’il semble moins étendu et moins développé que ces équivalents nord-américains, le Marais gay s’est pourtant progressivement constitué en quartier gay de Paris : les logiques de désignation médiatiques ayant nourri cette image de quartier avec force au cours des années 1990 notamment. C’est dans ce contexte particulier que l’on a enquêté sur la gaytrification en tenant compte de certaines spécificités locales car si le Marais et le Village peuvent être comparés par certains aspects, ils ne se ressemblent pas tout à fait.

Le quartier du Village Gai prend place dans le quartier Centre-Sud de Montréal, lui même situé dans l’arrondissement administratif de Ville-Marie, au sud de l’île de Montréal sur les rives du Saint-Laurent. Près du port et du Vieux-Montréal, le quartier Centre-Sud appartient à l’Est francophone de la ville et fait partie des quartiers centraux de Montréal.

Figure 2 : Le quartier Centre-Sud dans l’île de Montréal.
Figure 2 : Le quartier Centre-Sud dans l’île de Montréal.

Source : Carte en libre accès sur Internet, http://www.elitesmtl.com/site_abaj_cards_marquis/Parcs/parcs_montreal.html.

Le Village gai correspond à un quadrilatère d’environ 1,5 kilomètre carrés compris entre la rue Sherbrooke Est au sud et le boulevard René Lévesque au sud, l’avenue Papineau à l’est et la rue Saint-Denis à l’ouest. Cela en fait l’un des quartiers gays les plus étendus au monde. Sa morphologie urbaine est typique des grandes villes nord-américaines : plan en damier, longues avenues et petites rues perpendiculaires toutes rectilignes, bâti relativement récent, peu élevé et structuré en blocs, logements regroupés en « plex », c’est à dire de petits édifices de 2 à 4 étages (de duplex à quadriplex) regroupant plusieurs appartements.

Figure 3 : Le Village Gai, un quadrilatère au cœur du quartier Centre-Sud
Figure 3 : Le Village Gai, un quadrilatère au cœur du quartier Centre-Sud

Source : Carte construite à partir d’une carte en libre accès sur le site Internet de la Société de Développement Commercial (S.D.C.) du Village, http://www.sdcvillage.com

Comparé au Marais, le Village gai est plus étendu que le quartier gay parisien, les densités du bâti et de population y sont plus faibles et les frontières du quartier beaucoup plus visibles. Il diffère également du Marais par son profil socio-économique et son évolution historique. Le Centre-Sud n’a ainsi jamais été un quartier riche ni très attractif. Il naît avec l’industrialisation rapide du XIXème siècle qui marque le paysage urbain (entrepôts, usines, bâtiments industriels) et laisse des traces encore visibles aujourd’hui (fabrique de bières Molson), notamment au sud de la rue Sainte Catherine, artère centrale du quartier. Jusqu’aux années 1980, le quartier est dévolu à l’industrie et habité par une population majoritairement francophone, composée de familles populaires souvent très pauvres et mal logées. Le bâti se dégrade tout au long du XXème siècle et le déprise économique s’accentue encore à partir des années 1960 : fermeture de nombreuses usines et de nombreux petits commerces sur la rue Sainte-Catherine et dégradation importante d’une partie du stock de logements du quartier. La pauvreté, l’insalubrité et le « dépérissement » du quartier sont évoqués par plusieurs auteurs (Van Criekingen, 2001 ; Remiggi, 1998). La déprise économique et urbanistique accompagne une paupérisation importante, malgré l’action des groupes communautaires dès les années 1960, collectivités encouragées par la municipalité dans l’action sociale auprès des familles du quartier (logement, aide sociale et sanitaire, action culturelle et scolaire, assistance). L’image du quartier se dégrade continuellement : elle est d’abord associée à la pauvreté d’un quartier ouvrier, puis à partir des années 1970 à la marginalité et l’itinérance, voire la drogue et la prostitution depuis le milieu des années 1980 (Remiggi, 1998). Le Centre-Sud est comparable de ce point de vue au Marais des années 1950 et 1960.

Aujourd’hui pourtant, la situation a bien changé. Si l’ensemble du quartier Centre-Sud n’est pas devenu un quartier huppé, certaines transformations apparaissent typiques d’une renaissance urbaine tous azimuts depuis le milieu des années 1980. En quoi peut-on parler alors de gentrification dans ce contexte ? Plusieurs auteurs ont apporté des précisions et des nuances à ce sujet. D’abord, l’ensemble du quartier Centre-Sud reste un quartier relativement pauvre et très hétérogène tant du point de vue de l’état du bâti que des conditions de vie des ménages. A l’échelle du Centre-Sud et de Montréal, il est difficile de parler de gentrification : le revenu moyen de la population est faible, le taux de chômage élevé, le nombre de logements sociaux aussi et une population de familles modestes se maintient clairement dans les recensements de 1996 et 2001. Cette pauvreté se traduit par la part importante des ménages à faible revenu dans le quartier (annexe 2) et se conjugue à des difficultés locales et une image encore incertaine : les itinérants sont nombreux dans le quartier, le trafic de drogue toujours présent, les friches industrielles encore visibles. Pourtant, les recherches montrent qu’il existe à Montréal des micro-processus de gentrification au sein de certains quartiers socialement mixtes ou peu favorisés. Mathieu Van Criekingen montre justement qu’un tel processus existe dans les secteurs composant le Village Gai (Van Criekingen, 2001). Le Village apparaît ainsi comme un secteur en gentrification depuis les années 1980 au sein d’un quartier au destin plus contrasté. On constate ainsi une transformation des populations locales depuis la fin des années 1970 (types de ménages, niveau de diplôme, part des emplois favorisés du tertiaire en hausse ; annexe 2). On retrouve également les autres aspects du processus de gentrification dans les limites du Village : réhabilitation du stock de logements plutôt à l’initiative des ménages eux-mêmes, transformation de certains entrepôts en lofts, construction de nouveaux condominiums, élévation des prix de l’immobilier, transformation du paysage commercial surtout le long de Sainte-Catherine et sur la rue Ahmerst, amélioration de l’image de cette partie de Centre-Sud. L’annexe 2 détaille et reprend un certain nombre des données exploitées par Mathieu Van Criekingen avec un découpage géographique légèrement plus large que le sien : elles montrent des résultats ambigus. Si le Village se gentrifie depuis le début des années 1980, cette gentrification est bien différente du processus précoce, abouti et total que l’on trouve dans le Marais. Elle est plus tardive, moins généralisée dans le quartier et surtout qualifiée de « marginale » (Rose, 1984 ; Van Criekingen, 2001). Cette nuance renvoie essentiellement au type de population ayant effectivement investi le quartier depuis vingt ans : de nouveaux ménages jeunes, diplômés, vivant seuls ou sans enfants, occupant des emplois du tertiaire plus ou moins avancé mais disposant de revenus économiques moyens voire faibles, à l’échelle métropolitaine. On y ajoutera l’existence de forts contrastes dans le quartier : contrastes entre des logements de qualité très différente selon leur état de réhabilitation ou non, contrastes entre des jeunes ménages aisés et des groupes sociaux marginaux et pauvres (itinérants, junkies, prostitué(e)s) massivement présents dans les rues et les centres communautaires ou les pîqueries du quartier (Ray, 2004). Ainsi, le Village Gai est un quartier très particulier où une gentrification marginale est bien en cours depuis les années 1980, mais sa forme et son ampleur diffèrent du cas du Marais parisien. Les écarts entre l’élévation continue des niveaux de diplôme et le maintien d’une proportion élevée de ménages à faibles revenus correspond bien à cette forme de gentrification marginale (annexe 2, Van Criekingen, 2001).

En parallèle, l’une des caractéristiques importantes du quartier est bien sûr celle d’être le quartier gay de Montréal. Son tracé rectiligne et son extension lui donnent immédiatement une physionomie différente du Marais. On y trouve également une palette de commerces gays plus diffuse dans l’ensemble du secteur, plus variée mais aussi plus visible. Les marqueurs arc-en-ciel sont plus nombreux et plus imposants : ils signalent par exemple les frontières du quartier et colorent la station de métro Beaudry situé en plein cœur du quartier (annexe 5). Le quartier ne possède pas les attraits touristiques et culturels du Marais mais semble davantage avoir misé sur l’homosexualité (hôtels et chambres d’hôte gays, visite guidée du quartier gay organisée par la S.D.C.14 du Village). Le Village gai dont on précisera la chronologie et les évolutions par la suite apparaît donc plus étendu et plus immédiatement visible que le quartier gay de Paris. Plus encore, il semble correspondre à un modèle américain du quartier communautaire que l’on retrouve à la fois dans le cas des quartiers gays des Etats-Unis mais aussi plus généralement dans la sociologie urbaine des métropoles d’Amérique du Nord où chaque communauté est censée disposer de son quartier (communauté black, migrants asiatiques, gays, etc.). C’est l’impression qui oriente un premier regard sur ce quartier où l’homosexualité semble plus visible et plus structurante pour un espace par ailleurs moins convoité à l’échelle de Montréal. Cette impression renvoie également à deux modèles sociaux bien différents de chaque côté de l’Atlantique. Rappelons que Montréal domine la province du Québec, au sein d’un Etat fédéral canadien et d’une société où la notion de communauté a un sens plus large et plus positif qu’en France, où on lui préfère de loin les notions d’universalisme et d’Etat nation (Schnapper, 1991, 2000 ; Vibert, 2007). Ces remarques seront précisées en cours d’analyse : les formes, l’ampleur et les rouages de la présence gay dans les deux quartiers constituent un élément fort de la mise en perspective des deux terrains, au même titre que leur profil historique et sociologique.

Resitué dans son contexte historique et urbain, le Village Gai possède lui aussi la particularité de cumuler des processus de gentrification et le statut du quartier gay. Cependant, sa morphologie de quartier nord-américain, son profil socio-économique spécifique et son statut de quartier gay « plus communautaire » le distinguent du Marais. Le tableau 3 synthétise les modalités de cette comparaison selon deux grandes variables. Une première variable concerne des aspects plutôt urbains : la morphologie urbaine contrastée des deus terrains et ses conséquences, la gentrification et ses formes différentes, le contexte urbain variant entre Paris et Montréal. Une seconde variable concerne la question « homosexuelle » : la nature du lien entre quartier gay et identités homosexuelles, plus généralement, la place et les formes de l’homosexualité dans deux contextes sociaux différents.

Tableau 3 : Le Marais et le Village : les éléments d’une comparaison.
Variables Dimensions Le Marais Le Village
Une variable
« Urbaine »
Morphologie et paysages urbains Densité urbaine, urbanisme de centre-ville européen Plan en damier, zonage urbain plus fort. Modèle nord-américain
Gentrification Gentrification précoce, rapide et intégrale Gentrification marginale et plus limitée
Contexte urbain Métropole européenne, centralité dans Paris Centralité relative du quartier, contexte montréalais
Une variable
« Homosexuelle »
Quartier gay et identité homosexuelle Petit quartier, visibilité et appropriation limitées. Institutionnalisation, appropriation et modèle communautaire
Place de l’homosexualité dans la société Identités individuelles.
Modèle universaliste et logique d’intégration.
Identité collective mise en avant.
Apports des communautés et accommodements.

Notes
11.

Le Centre de Coopération Interuniversitaire Franco-Québécoise nous a accordé une bourse de 1000 euros pour un séjour de recherche doctorale de 4 à 8 semaines croisant des problématiques françaises et québécoises.

12.

Les travaux de drainage du VIIIème siècle inaugurent l’aménagement et les débuts de l’urbanisation en tant que tel d’un espace jusqu’alors hostile car marécageux, caractéristique dont le quartier tire son nom.

13.

L’anglicisme « gay friendly » qualifie des lieux et des ambiances dans lesquels, sans être structurante ou affichée explicitement, l’homosexualité est accueillie favorablement ou avec bienveillance et dans lesquels on retrouve de nombreux homosexuels sans qu’ils y soient hégémoniques, ni même majoritaires.

14.

Société de Développement Commercial (S.D.C.)