2.2. Un matériau empirique varié en quatre volets.

Notre recherche porte sur un objet particulièrement difficile à aborder du point de vue méthodologique, notamment du fait de son « versant homosexuel » et de son invisibilité statistique. Initialement, il fallait alors ouvrir au maximum les pistes méthodologiques en multipliant indicateurs et matériaux empiriques. Une méthodologie plus raisonnée s’est progressivement mise en place, résultant à la fois de la clarification de nos questions de recherche et des contraintes empiriques rencontrées. Le résultat de ces démarches est un matériau empirique varié, par moment inédit, voire peu conventionnel. On le présentera en fonction du type de données construites, mais cette présentation séparée en quatre « blocs » empiriques ne doit pas masquer l’interdépendance des matériaux et leur nécessaire mise en relation dans l’analyse. Le matériau est inégalement distribué selon les deux terrains d’enquête, les conditions de sa production et les possibilités d’accès n’étant pas les mêmes entre deux villes, deux pays et deux continents différents.

Un premier « bloc » est constitué par des données de type quantitatif concernant essentiellement les questions macro-sociologiques. Il s’agit d’abord de données sur les commerces gays de Paris et Montréal produites à partir des annuaires commerciaux spécialisés sur la période 1979-2006. Ces annuaires sont des publications annuelles autonomes ou des index insérés dans différents supports de presse spécialisée (Gai Pied, Gai Infos, puis Têtu pour Paris, Le Berdache puis Fugues pour Montréal). D’autre part, un fichier de lieux de résidence de ménages homosexuels a été construit à partir d’une source de presse dans le cas de Paris : il aboutit à des données résidentielles concernant des gays parisiens pour la période 1997-2007 comme nous allons l’expliquer ci-dessous.

Nous avons d’abord regroupé et traité des données concernant les commerces gays et les établissements plus spécifiquement destinés aux populations homosexuelles. La démarche consiste à travailler à partir de sources répertoriant ces lieux, certaines de leurs caractéristiques, puis de suivre l’évolution de ces données au cours du temps. Nous avons construit ces données à partir des sources de la presse homosexuelle spécialisée : ce type de sources a déjà été mobilisé par d’autres chercheurs et permet d’obtenir une liste de lieux considérés et labellisés comme gays (Leroy, 2005 ; Blidon, 2007a, 2007b). Travailler sur des répertoires (annuaires, index commerciaux) déjà construits et catégorisés par tel ou tel média constitue un biais mais permet justement de travailler sur des lieux socialement et médiatiquement labellisés comme « gays ». Ce critère nous a semblé opératoire même s’il peut être discuté : seront considérés comme commerces gays ceux désignés comme tels dans ce type de classification. Nous avons ensuite travaillé essentiellement sur trois indicateurs : le nombre d’établissements à l’échelle de la ville, leur localisation, le type d’activités. Ces indicateurs ont été suivis au cours du temps de la fin des années 1970 aux années 2000, en fonction des sources disponibles, de leur forme et de leur plus ou moins grande richesse. Le tableau 4 présente l’ensemble des supports consultés. Dans le cours de l’analyse, nous ne présenterons pas l’intégralité des données mais mobiliserons celles qui illustrent le mieux les tendances générales constatées. Un tel travail n’est pas totalement inédit : on en trouve déjà des exemples dans la littérature consacrée aux espaces homosexuels, notamment chez les géographes (Remiggi, 1998 ; Leroy, 2005 ; Blidon, 2007a). Le plus souvent, ces travaux n’abordent pas la question des différents types de commerces.

Tableau 4 : Les sources de presse utilisées pour l’étude des commerces gays à Paris et Montréal.
Titre de presse Ville Période Nombre de n° étudiés
Gai Pied Paris 1979-1992 537
Gay International puis,
Gay Infos*
Paris 1984 – 1986 ; 1986-1990 68
Illico Paris 1990-1994 52
Têtu Paris 1995 – 2007 122
Le Berdache Montréal 1979-1982 32
Fugues Montréal 1984-1992 ;1995-1998 ; 2004-2007. 208

* : Gay International change de titre et devient Gay Infos en 1986.

De manière plus inédite, nous avons voulu travailler empiriquement la dimension résidentielle de la gaytrification, c’est-à-dire déterminer en quoi les gays avaient pu et pouvaient encore aujourd’hui jouer un rôle dans la gentrification résidentielle. Cette question pose d’importants problèmes méthodologiques déjà évoqués, mais nous voulions obtenir des indicateurs à ce sujet. Cet objectif est longtemps resté une obsession dans cette recherche tant il nous semblait important de produire une connaissance à ce sujet. Nous avons imaginé des manières d’évaluer la part des gays résidant dans le Marais et testé par exemple une procédure de questionnaire par téléphone. Á partir d’une sélection représentative d’immeubles du quartier et d’un recoupement avec l’annuaire téléphonique, il s’agissait de faire passer un court questionnaire par téléphone, uniquement auprès des numéros attribués à des hommes dans l’annuaire. En y insérant une question sur l’orientation sexuelle, on espérait atteindre les gays habitant ici, puis évaluer par extrapolation la part des gays parmi les résidents du quartier et recruter aussi des enquêtés en vue d’entretiens approfondis. Cette procédure présente de nombreux biais (présence dans l’annuaire, validité des numéros et des recoupements, prénoms mixtes comme Dominique ou Camille) et s’avère bien peu réaliste. Nous l’avons cependant testé sur 22 immeubles. Si ces 22 immeubles fournissent 384 numéros de téléphone, on doit éliminer les numéros de société ou professionnels et les numéros attribués à des femmes (ce qui masque d’ailleurs en théorie un certain nombre de gays). Entre les appels sans réponse, les refus et les numéros invalides, le taux de réponse chute brutalement et les questionnaires effectivement passés dans leur intégralité sont très peu nombreux (n = 32). La question sur l’orientation sexuelle déroute voire irrite les individus et, au final, deux hommes se sont clairement déclarés homosexuels. L’abondance des biais, la lourdeur et le manque de robustesse de la démarche nous ont conduits à l’abandonner.

La solution retenue est finalement partie des populations plutôt que du quartier : imparfaite et incomplète, elle est sans doute discutable mais fournit au moins une piste de départ dans un débat sociologique à construire. Nous souhaitions travailler sur un échantillon large d’individus gays dont il fallait obtenir le lieu de résidence précis afin de travailler sur la place du quartier dans la géographie résidentielle homosexuelle de cet échantillon. L’enjeu était triple : trouver cet échantillon, évaluer ses biais et pouvoir en extraire par ailleurs l’adresse du lieu de résidence des individus. La construction d’un échantillon d’homosexuels met à l’épreuve la notion même de représentativité, la population de référence étant inconnue (Lhomond, 1997 ;Verdrager, 2007). Nous avons alors choisi de construire cet échantillon à partir de l’entrée souvent retenue dans les travaux statistiques sur l’homosexualité : la presse gay spécialisée. Son lectorat se déclarant très massivement homosexuel mais aussi masculin, une population gay était bien atteinte de ce point de vue. Pour extraire des lieux de résidence, il fallait obtenir un fichier qui les enregistre individuellement : l’abonnement fournit justement un enregistrement individuel systématique. A notre grande surprise, la revue Têtu nous a autorisé l’accès à son fichier d’abonnés tronqué de certains champs pour respecter les contraintes définies par la C.N.I.L.15, comme indiqué ci-dessous. Une recherche récente conduite par Marianne Blidon a déjà mobilisé ce fichier de manière limitée en ne travaillant que sur la variable du lieu de résidence (Blidon, 2007a). Nous avons voulu tirer davantage profit de ces données en mobilisant d’autres variables.

Tableau 5 : Les abonnés parisiens à Têtu et le passage au fichier étudié
Fichiers Données disponibles Effectifs
Fichier de départ des abonnés parisiens à Têtu Nom, prénom, raison sociale, année de naissance, adresse postale, adresse mail, profession auto-déclarée (sans libellé de réponse)
1997 / N = 385
2002 / N = 1204
2007 / N = 1220
Fichier obtenu pour l’enquête Raison sociale, année de naissance, code postal, profession auto-déclarée (sans libellé de réponse)

De longues négociations ont évidemment porté sur le champ « adresse postale » que nous souhaitions obtenir : nous avons du nous contenter de sa restriction au code postal, obtenu de haute lutte. Cette contrainte oblige à travailler à l’échelle de l’arrondissement dans le cas de Paris. Trois séries de données à trois dates différentes16 permettent de traiter des localisations résidentielles de trois échantillons de population gay et parisienne. Afin de resituer le Marais dans son environnement urbain, nous avons choisi de travailler sur Paris intra-muros. Ces données sont relativement inédites permettent d’aborder plusieurs questions importantes : dans quelle mesure les gays habitent-ils significativement plus dans le Marais qu’ailleurs ? Comment cette question évolue-t-elle au cours du temps, en fonction de l’âge et de la position socioprofessionnelle ? La gaytrification résidentielle transparaît-elle dans ces données ? Quel est l’effet des biais de recrutement sur les résultats ? Le traitement statistique et l’analyse des résultats permettront d’y répondre dans le chapitre 6. Pour finir, nous avons également utilisé des données statistiques concernant les deux quartiers investis et produites par l’I.N.S.E.E. pour le terrain parisien et par la statistique canadienne dans le cas du Village. Ces données ont déjà été traitées dans d’autres recherches et par d’autres auteurs, notamment ceux qui ont travaillé sur la gentrification et sur les transformations des deux quartiers concernés (Van Criekingen, 2001 ; Djirikian, 2004 ; Clerval, 2008a). Lorsque cela était possible et surtout utile nous avons, nous aussi, examiné les données elles-mêmes. La plupart de celles-ci ayant été précisément analysée par les auteurs mentionnés, nous nous sommes le plus souvent appuyés sur leurs résultats afin d’obtenir un cadrage statistique de l’évolution du profil des deux quartiers. Par exemple, dans le cas du Marais, Alexandre Djirikian a étudié et analysé le processus précoce de gentrification du quartier depuis les années 1960 et fournit une synthèse détaillée de ses résultats sur laquelle nous nous sommes souvent appuyés (Djirikian, 2004). Reproduire un traitement statistique déjà très bien réalisé quelques années plus tôt paraissait inutile. Au-delà de ces données de cadrage statistique, nous avons donc essentiellement produit des données empiriques quantitatives dans deux domaines : celui des commerces gays et de leur évolution, celui des lieux de résidence des homosexuels masculins parisiens. On retrouvera principalement ces données dans les chapitres 4 et 6.

Un deuxième matériau empirique est constitué par l’exploitation de documents relativement hétérogènes (textes, images, articles de presse, notamment) fonctionnant comme des archives. Cette hétérogénéité explique la faible pertinence d’un traitement statistique et justifie des méthodes d’analyse plus souples. Trois types de données peuvent être distingués.

Un premier type concerne la presse gay spécialisée dans les deux contextes d’enquête et sur la période des années 1970 aux années 2000. La mobilisation de tels supports accompagne le travail quantitatif sur les commerces car elle porte sur les mêmes sources. Le travail effectué diffère : il consistait ici en un travail de lecture, de recensement, de commentaires et d’analyses de plusieurs formes de données (textes et articles journalistiques, publicités, reportages, photographies, images). Ce travail qualitatif étudie des processus plus fins de constructions d’images et de représentations évoluant dans le temps. Plusieurs objectifs l’ont orienté. Il s’agissait d’y recenser et de caractériser les informations de nature spatiale pour repérer les modes de construction de rapports particuliers à l’espace, notamment urbain. Plus précisément ensuite, il s’agissait de recenser les occurrences du Village et du Marais, de repérer les modes de présentation et de désignation de ces espaces, ainsi que leurs évolutions. Ces deux démarches permettent de situer la place et le rôle de ces deux quartiers dans la construction de modes de vie homosexuels valorisés ou dévalorisés par ces logiques médiatiques. Elles cherchent à tester l’hypothèse d’une construction progressive par les médias gays d’un quartier gay spécifique selon une logique d’étiquetage symbolique. Par la même occasion, on peut discuter des liens entre images d’un quartier devenant gay et images d’un quartier gentrifié, se gentrifiant ou en cours de gentrification. Comment ces quartiers apparaissent-ils progressivement dans cette presse ? Comment contribue-t-elle à construire des images spécifiques de ces quartiers ? La gentrification apparaît-elle dans ces mises en scène, en mots et en images du quartier ?

Une deuxième série de données concerne toujours la presse et les supports « médiatiques » mais non limitées à la presse homosexuelle spécialisée. On s’appuie alors sur une presse généraliste nationale ou locale (parisienne, montréalaise le plus souvent) dans laquelle l’homosexualité intervient beaucoup moins, par construction. Ces documents n’ont pas fait l’objet d’un dépouillement exhaustif et systématique, ce qui limite la portée des analyses et détermine un usage prudent de ces résultats. Le nombre de titres de presse français ou canadiens, leur variété et leur richesse nous ont paru trop importants pour conduire un travail exhaustif à ce sujet : nous avons utilisé des revues de presse déjà réalisées et donc biaisées par certaines institutions. Dans le cas du Marais, nous avons exploité principalement les revues de presse et le fond photographique de la bibliothèque de l’Arsenal de Paris au sujet des 3ème et 4ème arrondissements et de Paris dans son ensemble. Il s’agit d’archives de presse classées chronologiquement, puis thématiquement et nourries par la presse parisienne et nationale sur toute la période, mais plus fournies depuis les années 1990. On y retrouve des numéros de magazine, des extraits de quotidiens, des articles et des reportages consacrés spécifiquement au Marais. Ils ont été consultés sur place et reproduits autant que possible (photocopies, photographies). Nous avons également consulté les quelques archives de presse disponibles à la bibliothèque du Centre Gay et Lesbien de Paris, celles-ci étant beaucoup plus centrées sur l’homosexualité que sur le quartier lui-même. Les moyens sont différents à Montréal puisqu’il y existe un Centre d’Archives Gaies et Lesbiennes. On y trouve un fond d’archives plus important et visiblement beaucoup plus exhaustif permettant l’accès à un nombre plus important de documents classés avec plus de précision. Nous avons mobilisé d’importantes recensions de presse consacrées à l’homosexualité montréalaise mais aussi au quartier de Centre-Sud et du Village lui-même depuis la fin des années 1970. Le lieu de recension de ces documents détermine une sur-représentation des informations touchant à l’homosexualité mais d’autres types d’articles ou de reportages y sont présents. Ces documents constituent des témoins et des indicateurs de la place et du rôle des gays dans les transformations des quartiers considérés depuis une trentaine d’années. Dans la presse généraliste et locale, comment la présence et l’implantation des gays est-elle identifiée et représentée ? Est-elle située dans les métamorphoses plus générales du quartier ? Quelle place est faite aux gays dans ces transformations ? Comment l’image du quartier est-elle affectée par l’arrivée des gays ? Que produisent les gays en termes de représentations de la ville et du quartier ? Quels sont les discours et les images qu’ils suscitent alors ? Rappelons que ce travail non exhaustif est contraint par des données présélectionnées : leur analyse est nécessairement nuancée et, en partie, biaisée par les sources, nous le verrons au chapitre 5.

Á ces deux types de sources s’ajoute également l’ensemble des documents et des informations consultés au cours de cette enquête, inclassables ici. On a ainsi travaillé également sur des publications variées comme des publications associatives, des rapports institutionnels (urbanisme, politiques de la ville) et consulté certains sites Internet (associations de quartiers, vie gay montréalaise ou parisienne, sites d’annonces et d’information sur les quartiers). Nous préciserons la provenance de ces informations lorsque nécessaire. Le travail de documentation et d’analyse des représentations a donc surtout mobilisé des sources de presse que nous avons analysées et commentées de manière qualitative et dont le chapitre 5 s’est abondamment nourri.

Un troisième bloc empirique est composé d’entretiens de deux types. Sur les 61 entretiens réalisés au total, 14 ont concerné une phase exploratoire : les personnes interrogées et les questions posées jouaient le rôle d’information et d’exploration du sujet, du terrain et de la problématique générale. Moins préparés que les suivants, ces entretiens visaient une familiarisation avec les terrains ou une prise de contact avec des interlocuteurs susceptibles de fournir des informations, des documents et surtout des enquêtés pour la suite de la recherche. Des canaux institutionnels ou des réseaux de connaissance ont été mobilisés pour interroger différents types d’interlocuteurs (agents immobiliers, responsable de syndicats de commerces gays ou d’associations de riverains, ancien habitant modeste du quartier). Ces entretiens informatifs et périphériques n’ont pas tous eu le même rôle, ni le même intérêt. Par exemple, un entretien avec une responsable d’association de riverains du Haut-Marais nous donne un entretien avec une habitante lesbienne du quartier « qui doit connaître pas mal d’homos dans le quartier » et qui, de fait, nous fournit deux entretiens avec des gays habitant le Marais. Un autre entretien avec un président d’association de riverains de la rue des Haudriettes ne donne que quelques informations déjà connues et l’enquêté refuse de nous mettre en relation avec des homosexuels habitant sa résidence, ne voulant pas « entrer dans la vie privée des gens ». L’utilité de ces entretiens est donc inégale mais leur conduite se révèle nécessaire en début d’enquête ou lorsque la recherche s’enlise. Durant entre 45 minutes et 2 heures, ils ont été enregistrés et retranscrits lorsqu’ils s’avéraient suffisamment riches. Leur détail est présenté dans l’annexe 3 : ces entretiens sont au nombre de 14.

Une série plus conséquente de 47 entretiens approfondis concerne ceux réalisés auprès d’habitants ou d’anciens habitants gays du Marais ou du Village. Ces entretiens constituent le cœur du matériau construit dans le second axe de recherche présenté plus tôt. Ils ont été pensés sur le modèle méthodologique de la biographie et du récit de vie parce que l’on souhaitait récolter des trajectoires précises, des pratiques et des modes de vie dans leur détail. L’annexe 3 présente en détail deux éléments essentiels de ce corpus de 47 entretiens17 : la liste des enquêtés et les guides d’entretien. Nous ne présentons ici que quelques caractéristiques brutes et quelques principes ayant orienté la conduite de ces entretiens. Nous disposons de 47 entretiens de ce type dont 31 pour le Marais et 16 pour le Village. Ces entretiens sont longs : ils ont duré entre 2 et 7 heures (deux entretiens de 7 heures réalisés en deux parties). Cette longue durée tient au nombre important de thèmes abordés, mais aussi à la volonté de recueillir d’une part des pratiques précisément décrites, d’autre part de reconstituer exhaustivement des trajectoires résidentielles, professionnelles, conjugales et familiales, ainsi que des « histoires gays » en fin d’entretien. Cet ancrage dans les pratiques et les trajectoires semble parfois excessif au cours d’un entretien mais permet de reconstituer des modes de vie, des rapports au quartier, des parcours biographiques et sociaux, comme le montre le guide d’entretien (annexe 3). Les dix thèmes évoqués permettaient d’aborder successivement : l’emménagement et le logement, la trajectoire résidentielle d’ensemble, l’immeuble et le voisinage, le quartier et la vie dans le quartier, les sorties et les loisirs, les lieux gays, la trajectoire scolaire et professionnelle, les sociabilités et la famille, puis un retour sur les homosexuels et le quartier, enfin, le vécu de l’homosexualité. La grande majorité des entretiens a eu lieu au domicile des enquêtés : cela permettait de « voir » le logement, d’y observer certains éléments (décoration, aménagement, mobilier) mis en relation avec le discours de l’enquêté, de recueillir un enregistrement audible et, d’une certaine manière, d’entrer progressivement dans la vie de l’individu en entrant chez lui. Certains enquêtés nous ont, par exemple, fait visiter en tant que tel l’appartement, nous ont expliqué en détail les travaux effectués. On a pu également relever des détails matériels devenant indicateurs empiriques une fois mis en relation avec des pratiques résidentielles et des trajectoires sociales racontées en entretien : la présence d’une immense bibliothèque, celle d’affiches ou de disques « classiques » de la culture homosexuelle, un frigidaire vide chez certains, un écran plasma ou l’absence de téléviseur chez d’autres. Ces détails matériels se révèlent parfois importants lorsqu’une bonne partie des questions de recherche porte sur des rapports au logement et au quartier. La conduite et le déroulement des entretiens n’ont pas posé de problèmes particuliers : une fois l’entretien accepté, nos enquêtés ont tous démontré une facilité à parler d’eux, à se raconter, à le faire parfois en détail et de manière intime avec une aisance assez déconcertante. A la différence de certains milieux sociaux dont on connaît les difficultés à se frotter à l’exercice de l’entretien et de la parole sur soi (Bourdieu, 1993), nous avions affaire le plus souvent à des individus diplômés, habitués à parler, possédant les ressources culturelles et les codes sociaux facilitant ce type d’interaction et accentuant d’ailleurs la longueur de certains entretiens (artistes, enseignants).

La difficulté principale a plutôt porté ici sur le recrutement des enquêtés, déterminé par leur orientation sexuelle homosexuelle et leur parcours résidentiel. Ce recrutement devait, en outre, tenir compte des positions sociales des individus : si l’étude de la gaytrification supposait que l’on vise surtout certains milieux et profils sociologiques, il apparaissait nécessaire de faire varier a minima ces profils pour les comparer les uns aux autres. Dans la mesure où habiter de tels quartiers est fortement corrélé à certains profils sociologiques, cette variation était nécessairement relative. Cette question méthodologique renvoie en réalité à l’objet lui-même et sera analysée par la suite. Pour l’heure, trois procédures de recrutement peuvent être distinguées. Un premier essai a consisté à recruter des enquêtés par des annonces et par des voies institutionnelles. Les annonces ont été déposées dans des commerces du Marais, notamment des commerces gays et sur des sites Internet (sites d’habitants du quartier et sites gays de rencontres sur lesquels des petites annonces d’emploi, de logement et de service existent). On a aussi mobilisé deux voies « institutionnelles » : celle des associations homosexuelles et celles de quelques agents immobiliers dans les quartiers concernés. Ce premier recrutement n’a pas été très efficace : quelques personnes ont répondu aux annonces Internet (4 ou 5 entretiens ont effectivement eu lieu), aucune annonce dans les commerces n’a fourni d’enquêté, aucune association homosexuelle n’a permis de recruter d’enquêtés à Paris. Parmi les agents immobiliers, les responsables des agences spécifiquement gays ont été sollicités durant une bonne partie de l’enquête. Malgré leur accord initial et leur sympathie affichée, ils n’ont malheureusement pas été très efficaces, ni très réactifs à nos demandes et n’ont finalement permis que deux entretiens avec deux de leurs clients. Suite à ces premières déceptions et en parallèle à nos réflexions sur les indicateurs résidentiels, nous avons réfléchi à une procédure plus systématique de recrutement qui donnerait au chercheur plus d’autonomie dans la conduite de l’enquête. Deux voies peu réalistes ont été alors imaginés : le porte-à-porte et l’utilisation du questionnaire téléphonique précédemment évoqué. Ces solutions ont rapidement été éliminées car elles supposaient un dispositif logistique, des moyens humains et matériels beaucoup trop lourds pour une recherche individuelle et pour une thèse. En réalité, une dernière procédure a surtout été mobilisée alors même qu’elle nous semblait au départ peu pertinente (annexe 4). Les enquêtés ont ainsi principalement été recrutés par réseaux d’interconnaissance, d’amitié et de voisinage selon le principe de « boule de neige ». On connaît les inconvénients de cette méthode, notamment les effets d’homogénéité qu’elle introduit dans un corpus. Elle s’est révélée cependant très efficace dans l’enquête et a permis de mettre en perspective les entretiens de plusieurs voisins ou de plusieurs amis lorsqu’ils parlaient d’eux mais aussi des autres en cours d’entretien. Dans le cas du Village, c’est cette manière de faire qui a permis de réaliser une vingtaine d’entretiens en moins de deux mois dans un quartier inconnu jusqu’alors, le déroulement rapide de cette phase de l’enquête traduisant aussi sans doute la force des relations réticulaires entre gays dans ce quartier de Montréal. La « boule de neige » est allée beaucoup plus vite ici qu’à Paris pour des raisons évoquées dans l’annexe 4 (dépaysement, sentiment d’urgence, effets de réseau, etc.). Le recrutement par réseaux d’interconnaissance a donc été le plus performant et a permis d’aboutir à ce corpus de 47 entretiens approfondis. Augmenté des entretiens informatifs, ce troisième bloc se compose donc de 61 entretiens au total, 14 entretiens informatifs et 47 entretiens approfondis auprès de gays habitant ou ayant habité l’un des deux quartiers au cours de leur vie.

Un dernier « bloc » ethnographique s’ajoute aux données. Il regroupe un ensemble de descriptions, de notes d’observation, de récits d’événements et de situations vécues sur le terrain ou en compagnie d’individus impliqués sur ce terrain, ensemble consigné par écrit dans un journal de terrain tenu durant l’enquête. Cette recherche mobilise l’ethnographie comme complément aux autres matériaux, et non comme méthode exclusive. On mobilisera deux types principaux de données ethnographiques concernant deux contextes différents.

Une première série d’observations et de relevés concerne des lieux situés sur nos terrains, dont quelques-uns ont été sélectionnés au fur et à mesure de l’enquête comme particulièrement instructifs et donc particulièrement investis. Une bonne partie du journal de terrain concerne ainsi des observations faites lors de notre présence sur le terrain et collectées de manière relativement informelle au cours de ces années d’enquête. Elles peuvent concerner des commerces, des espaces publics, des espaces résidentiels et correspondent à des situations variées. Dans une enquête portant sur un quartier, différentes situations peuvent s’y prêter : prendre un café dans un bistrot du quartier, visiter une exposition dans un musée du quartier, visiter un appartement en compagnie d’un agent immobilier, se rendre à une réunion de la section locale d’un parti politique, suivre une campagne électorale locale, discuter avec un commerçant du quartier, par exemple. Au-delà de ces occasions informelles, nous avons investi trois lieux gays de manière plus systématique et spécifique dans le Marais et le Village. A Paris, il s’agit d’un bar et d’une discothèque, spécifiquement gays, du Marais : le bar le Duplex et la discothèque le Tango. A Montréal, c’est le bar gay l’Aigle Noir qui a été investi de manière plus approfondie. Ces trois établissements nous ont paru significatifs de certaines caractéristiques du processus de gaytrification tant pour ce qui s’y passait et que l’on pouvait observer que par la population présente et que nous y rencontrions. La présence dans ces lieux et les réseaux de sociabilité que nous y avons repéré ont aussi contribué à créer des liens et établir des relations de proximité avec certains enquêtés, renforçant ainsi la qualité des entrées sur ces micro-terrains et celle des observations produites. Dans le cas du Tango, nous avons réalisé un entretien avec le gérant de l’établissement puisque celui-ci est gay et habite le 3ème arrondissement, à deux pas de l’établissement qu’il dirige. A l’Aigle Noir, nous avons réalisé un entretien auprès d’un serveur, gay et habitant du Village, devenu ensuite un informateur privilégié. Le Duplex, quant à lui, constituait un endroit très fréquenté par une partie de nos enquêtés, ce qui a permis de les recruter ou de les revoir plusieurs fois après l’entretien. En définitive, la présence répétée dans ces établissements a montré son intérêt multiple : familiarisation avec un « petit monde », rencontre d’enquêtés potentiels, familiarisation avec un lieu et un quartier, observations, discussions informelles en dehors du cadre des entretiens, confrontation aussi entre des discours tenus en entretien et des pratiques. Cette présence sur les lieux a été plus ou moins continue au cours de l’enquête (annexe 4). Dans le cas de l’Aigle Noir, elle a été concentrée lors de notre séjour à Montréal (Avril-Mai 2007). Les deux établissements parisiens ont particulièrement été investis entre Septembre 2007 et Janvier 2008, même si nous y sommes allés avant et après. Un carnet de bord rend compte dans le journal de terrain de ces activités de terrain parfois concentrées dans le temps et qui apparaissent dans l’encadré suivant.

Encadré 1 - Extrait du carnet de bord de l’enquête, Journal de terrain. 19 Septembre - 15 Novembre 2007.
Mercredi 19/09 – 20h-minuit. Avec Mathieu + Marc. Le Raidd en terrasse, puis le Pick Clops.
Dimanche 23/09 – 18h-22h. RDV Denis (serveur Montréal en vacances à Paris, a loué un appartement dans le Marais). Les Piétons (altercation avec le serveur), la pharmacie « gay » (il est séropositif) puis le Kofi (Damien, l’ancien bénévole du CGL est serveur là-bas), puis le Duplex. Denis va tout seul au Glove (backroom) ensuite.
Samedi 29/09 – 15h-17h, puis 23h-2h. Avec Mathieu. Rue des Francs-Bourgeois. Les cahiers de Colette + Le Cactus. Avec Laurent. Soirée au Duplex (23h-2h). Rencontre Philippe.
Vendredi 5/10 – 23h-3h.RDV Philippe. Soirée au Duplex + Tango.
Samedi 6/10 – 23h-4h. Avec Laurent. Soirée « La mort aux jeunes » à La Java, 19ème. Wilfred (CGL).
Dimanche 7/10 – 16h-19h. Avec Marion + Mathieu. Ballade Marais : pharmacie + Les mots à la bouche. RDV Mathieu au Pick Clops.
Mercredi 10/10 – 18h-21h30. Entretien Vincent + Tony (début). Atelier Rue Charlot.
Jeudi 18/10 – 17h30 – 21h. Entretien Vincent + Tony (fin). Atelier Rue Charlot.
Samedi 3/11 – Après-Midi. Avec Mathieu. Salon International Gay et Lesbien (SIGL) au Carroussel du Louvre. 23h – 2h : Soirée au Duplex (Boris, John, Javier).
Mercredi 7/11 – 14h-17h. Entretien Boris. 41, rue des Blancs Manteaux
Vendredi 9/11 – 19h-20h. RDV Pascal à L’imprévu contacts pour entretien.
Samedi 10/11 – 21h-3h. Avec Laurent. Le Baroc Café, puis le Raidd, puis le Duplex (Philippe).
Jeudi 15/11 –19h-21h30. Entretien John. 3, rue des Haudriettes. Il va au Petit Fer à Cheval après. 21h30 – 23h30. Avec Mathieu. Soirée « Bareback Orange » à la Petite Vertu + restaurant chinois, rue au Maire.

Une deuxième situation ethnographique a été mobilisée, surtout en début de recherche, à travers l’observation participante dans une association homosexuelle parisienne. En tant que bénévole dans cette association, nous avons pu, pendant deux ans, faire de cet engagement bénévole un poste d’observation privilégié du monde associatif homosexuel, non sans lien avec la question de la gaytrification du quartier du Marais. Cette démarche permettait de situer le quartier gay dans la constellation du milieu homosexuel parisien : des écarts et des convergences entre l’univers militant et la vie du quartier gay sont rapidement apparus, ouvrant des pistes de réflexion importantes, on le verra par la suite. Plus encore, cet engagement associatif a surtout fourni des liens et des relations avec des gays qui fréquentaient plus ou moins assidûment les lieux et les soirées gays du Marais. Ces relations ont progressivement permis de se rendre dans le Marais et dans ses lieux gays régulièrement et en groupe. Pouvoir s’y rendre accompagné, notamment de personnes habituées des lieux, connues du personnel ou d’une partie de la clientèle, présente deux avantages importants : une aisance accrue dans l’observation des lieux et des interactions puisque l’on y participe en se « fondant » plus facilement dans la masse, une possibilité de rencontres et de discussions informelles utile pour l’enquête et accrue par les réseaux de relations dont disposent nos accompagnateurs occasionnels. Nous n’avons ni caché ni complètement annoncé aux autres bénévoles le sujet exact de la recherche, ni les attentes que nous avions à leur égard. Une partie d’entre eux savait qu’une thèse de sociologie portant sur « les gays » ou « les bars gays » était en préparation sans que le sujet ne soit réellement plus développé. D’Octobre 2004 à Septembre 2006, cette observation participante comportait une permanence hebdomadaire au local de l’association, des réunions régulières, des soirées au local de l’association, des soirées plus amicales dans des bars gays, quelques soirées organisées au Tango, seul lieu commercial gay parisien à organiser des soirées dont une partie des bénéfices va au profit de l’association. L’association en question est une fédération de plus de soixante associations homosexuelles parisiennes variées (sport, santé, loisirs, aide psychologique ou juridique) constituées en Centre Gai et Lesbien de Paris. Á l’époque, cette association loue un vieux local en mauvais état général dans le 11ème arrondissement, au 3, rue Keller. Respectant tardivement un de ses engagements de campagne de 2001, Bertrand Delanoë, maire de Paris, propose enfin, courant 2006, un nouveau local beaucoup plus vaste et plus central à l’association qui s’y installe finalement en Février 2008 et inaugure sa nouvelle adresse à quelques jours du premier tour des élections municipales de 2008. Ce nouveau local refait à neuf est situé…dans le Marais, au 63, rue Beaubourg, à quelques centaines de mètres des artères commerçantes gays du quartier et du Centre Georges Pompidou. Nous reviendrons sur cet épisode, ainsi que sur les apports de cette observation participante qui vient s’ajouter aux données ethnographiques constituant le dernier type de données empiriques construit dans cette enquête. Le tableau 6 ci-dessous synthétise l’ensemble des matériaux construits dans cette thèse en fonction du type de données et du terrain concerné. Il rend compte de la richesse d’un matériau diversifié mais aussi hétérogène et non exhaustif. Face aux difficultés méthodologiques, nous avons tenté de respecter les équilibres nécessaires entre créativité et rigueur, imagination et réalisme, quantité et pertinence.

Tableau 6 : Les matériaux empiriques : synthèse
Tableau 6 : Les matériaux empiriques : synthèse
Notes
15.

Commission Nationale Informatique et Libertés.

16.

Têtu n’existant qu’à partir de 1995, nous avons travaillé sur dix ans avec trois repères (1997, 2002, 2007).

17.

Sur les 47 entretiens, 42 sont des entretiens individuels, 5 sont des entretiens avec des couples gays, ce qui porte le nombre d’habitants interrogés à 52.