1.1. De nouveaux lieux de localisation.

À Montréal comme à Paris, il existe à la fin des années 1970 un secteur de regroupement principal des commerces gays, situé déjà dans le centre des métropoles. À Montréal, il prend place dans le centre-ville de l’Ouest anglophone, rue Stanley et rue Peel : ce secteur, appelé « Red Light », est alors connu et fréquenté par les gays pour ses petites tavernes, ses restaurants et ses cabarets où l’on croise « des garçons avec des garçons ». À Paris, c’est la rue Sainte-Anne qui regroupe, dans le 2ème arrondissement, une grande partie des lieux gays nocturnes (Jackson, 2009). Ouverts dans les années 1970, ils ont en partie supplanté des lieux plus traditionnels du Paris gay des années 1950-60 (Saint-Germain des Prés) et de l’avant-guerre (Pigalle-Montmartre). Les premiers index commerciaux répertoriés permettent de dresser un état des lieux au début des années 1980 et d’observer ce qui se joue pour les commerces gays parisiens et montréalais au cours des années 1979-1985 en termes de localisation spatiale.

Tableau 7 : Répartition des commerces gays par secteurs géographiques à Paris en 1981 et 1985 (Guide Gay Pied Paris, 1981, 1985).
  1981 1985
Effectifs Part du total Effectifs Part du total
Sainte-Anne et alentours 30 27,5% 52 31,3%
Marais et alentours 19 17,4% 34 20,5%
Saint-Germain des Près 15 13,8% 13 7,8%
Montmartre-Pigalle 17 15,6% 18 10,8%
Reste de Paris 28 25,7% 50 30,1%
Total 109 100% 166 100%

Le nombre total de commerces gays dans Paris progresse fortement au début des années 1980. Dans une géographie relativement équilibrée, le secteur Sainte-Anne apparaît encore comme le secteur phare du commerce gay : il regroupe les alentours de Sainte-Anne mais aussi le nouveau secteur des Halles où plusieurs établissements de la nuit gay parisienne se rapprochent alors du Marais. Les traditions de Saint-Germain des Prés s’effacent, malgré le succès des backrooms du Manhattan et ce secteur voit son influence régresser. Le secteur Pigalle-Montmartre perd beaucoup de terrain au début des années 1980, même s’il s’appuie toujours sur deux voies traditionnelles du quartier : la nuit et le sexe. On y trouve toujours en 1985 des cinémas pornos et des sex-shops fréquentés tant par des hétérosexuels que par des gays : classés ici comme lieux gays, ils viennent maintenir le rôle d’un quartier où cabarets et restaurants dansants ont attiré les homosexuels jusqu’aux années 1960, mais qui sont alors sur le déclin. La place du Marais n’apparaît importante que si on la replace dans son contexte immédiat. 20% des commerces gays s’y localisent au milieu des années 1980, ce qui est relativement faible au regard de la mythologie d’une progression continue depuis l’ouverture du Village, en 1978. Il faut cependant rappeler qu’avant 1978, il n’existe aucun commerce gay dans ce quartier et qu’entre 1981 et 1985, c’est le secteur qui progresse le plus (+ 79% contre +58% pour Paris). Si Sainte-Anne, puis les Halles, tiennent encore le haut du pavé, le Marais constitue une terre d’accueil nouvelle et significative du commerce gay parisien. Nouvelle parce qu’en quelques années, une trentaine d’établissements y ouvre dans un espace restreint (surtout dans l’actuel Marais gay du 4ème arrondissement), significative car elle est toute récente et que s’y jouent des transformations spécifiques pour ce type de lieux, nous allons le constater. Il s’agit de l’ouverture de nouveaux établissements et non d’une migration de lieux existants et se délocalisant. La part des commerces gays situés dans le Marais reste stable jusqu’au début des années 1990 (selon les Guides Gai Pied Paris recensés jusqu’en 1992). Il s’affirme néanmoins comme nouveau secteur émergeant. À Montréal, une géographie commerciale nettement plus polarisée marque l’espace urbain. Les commerces gays sont moins dispersés qu’à Paris et la mutation plus brutale.

Tableau 8 : Répartition des commerces gays par secteurs géographiques à Montréal en 1980 et 1985 (Le Berdache 1980 ; Fugues, 1985)
  1980 1985
Effectif Part du total Effectif Part du total
Secteur Peel-Stanley 19 48,7% 11 13,4%
Village 6 15,4% 41 50,0%
Quartier des Arts / St-Laurent 12 30,8% 15 18,3%
Reste de Montréal 2 5,1% 15 18,3%
Total 39 100% 82 100%

En quelques années, le commerce gay explose à Montréal : le nombre de commerces passe de 39 en 1980 à 82 en 1985 puis 170 en 1989, il est multiplié par plus de 4 en moins de dix ans. Cette forte croissance est surtout portée par un secteur géographique, celui du Village, dont le nom commence à apparaître en 1983. Le Village rassemble dès 1985 la moitié des commerces gays de Montréal alors qu’il n’en regroupait que 15% en 1980. Les données collectées accréditent la thèse d’un changement brusque et brutal dès la première moitié des années 1980 (Remiggi, 1998). Le « Red Light » de l’Ouest, secteur-phare de la vie homosexuelle montréalaise depuis les années 1960, s’efface quasiment du paysage. Le secteur du quartier des Arts, situé à mi-chemin entre le Village et le Red Light, se maintient en termes d’effectifs mais apparaît secondaire face à l’émergence du Village. 18% des commerces gays se situent ailleurs dans Montréal : il s’agit principalement de restaurants mixtes et de services professionnels divers (santé, avocats, etc.). Parmi eux, environ la moitié est située dans le quartier du Plateau Mont-Royal qui attire déjà de nouvelles populations et une nouvelle offre commerçante. Le Village apparaît bien comme un nouveau lieu d’implantation privilégié des commerces gays dès le début des années 1980 : le déplacement qu’il suscite ressemble à celui du Marais par son aspect inédit et ciblé. Il en diffère par son caractère extrêmement rapide et plus massif. Les relevés annuels montrent que la migration et l’explosion se réalisent quasiment en deux ans, entre 1983 et 1985. Dès 1984, le quotidien généraliste La Presse en fait sa Une sous un titre aussi évocateur que fondé : « Les gais déménagent. De l’ouest au « Village de l’est ». » (La Presse, 18 Mars 1984). Du point de vue commercial, le Village est donc un quartier gay plus tôt et de manière plus spectaculaire que le Marais. Le Marais et le Village émergent ainsi comme des lieux de localisation nouveaux et privilégiés du commerce gay au début des années 1980.