1.2. Des lieux d’un nouveau genre.

Ces nouveaux commerces gays ne sont pas seulement situés « ailleurs » : les années 1980 et en particulier leur démarrage inaugurent un renouvellement et une redéfinition de la notion-même de commerce gay à Paris comme à Montréal.

Les index mobilisés posent le problème de la définition et du repérage des « commerces gays » : l’exemple des cinémas pornos hétérosexuels de Pigalle fréquentés par des gays l’a déjà montré. Or, les nouveaux commerces gays du Marais, à la différence d’autres établissements cités, sont « ouvertement gay » selon le Guide Gai Pied de 1989. En distinguant par un astérisque les établissements « ouvertement gay », ce guide montre que les nouveaux bars gays du Marais le sont tous, au contraire de la plupart des lieux situés dans les quartiers les moins dotés. Dès 1980-1982, cet affichage correspond à une marque singulière dans l’espace local et dans l’ensemble du paysage commercial homosexuel. Il correspond à des changements majeurs concernant d’abord les horaires d’ouverture. Les bars gays du Marais comme ceux du Village sont des « bistrots » et des « tavernes » ouverts le jour, en général à partir de la fin de la matinée. Dès 1980, on peut ainsi fréquenter le Central ou le Village dès midi dans le Marais. La Taverne du Village et les établissements voisins proposent des plats au déjeuner dès 1982. À l’inverse des lieux du Red Light et de Sainte-Anne fermés en journée, les nouveaux établissements proposent ainsi une offre gay de jour. Par ailleurs, leurs tarifs sont peu élevés : les consommations y sont moins chères, des tarifs réduits en journée ou pour les jeunes s’y généralisent à partir de 1984. Le déplacement géographique se conjugue ainsi à de nouvelles règles du jeu commercial homosexuel : il devient ici possible de vendre et de consommer gay la journée, à des tarifs raisonnables. On insiste alors sur l’originalité des lieux et les voies qu’elle offre à l’expression d’une identité gay nouvelle et plus franche, comme dans le cas du bar Le Village, dans le Marais :

‘« Ouvert en Décembre 78, le Village a tout de suite rempli un créneau manquant dans la scène parisienne pédé. Pratiquant une politique de bas-prix inconnue pour Paris, il s’est rapidement constitué une clientèle d’habitués réguliers, mais a continué aussi à être un lieu de passage, en particulier pour les touristes étrangers. Le Village a aussi permis aux gais de se retrouver dans la journée, avant ou après le travail dans une ambiance exclusivement pédé. Il a innové l’horizon homosexuel parisien en proposant une alternative possible aux pratiques financières abusives de nombre de clubs, souvent dirigés par des hétéros, et où tout est bon pour plumer les pigeons gais qui s’y rendent. Il a aussi mis un terme au privilège hétérosexuel de pouvoir « prendre un verre » au café d’à côté, privilège battu en brèche depuis longtemps dans de nombreuses villes d’Europe et d’Amérique. Il faut donc se féliciter de l’ouverture du Duplex, plus grand, moins intimiste que le Village mais aussi plus nocturne (il n’ouvre qu’à 18h) et un peu plus cher. […] On y verra pas plus l’apparition d’une nouvelle sub-culture plus démocratique gérée par des homosexuels capitalistes avisés, mais plus simplement l’affirmation commune des gais, clients et animateur du Duplex/Village de vivre plus librement au delà du regard hétérosexuel. Enfin, le Village a permis le renforcement d’un sentiment de solidarité communautaire, jusqu’à ces dernières années assez diffus. Ces lieux ne peuvent vivre qu’à la condition d’être soutenus et fréquentés par les gais. » (Gai Pied, n°18, Septembre 1980)

Accessibilité et solidarité orientent également ces nouveaux lieux sur les voies de la convivialité, principalement entre homosexuels. Aux lieux nocturnes et anonymes de la rue Peel, la revue Fugues oppose à partir de 1984, les lieux de jour, conviviaux et plus confortables de la rue Sainte-Catherine dans le Village. Les encarts publicitaires insistent souvent sur les mêmes éléments : présence d’une terrasse, extension des horaires d’ouverture, chaleur et convivialité. Des lieux comme La Taverne du Village, le Rendez-vous ou la Garçonnière sont respectivement valorisés comme « authentique taverne au cœur du Village de l’Est », « seul restaurant disposant d’une terrasse conviviale dans le Village » ou « bar-resto avec une salle chaleureuse » (Fugues, vol.2, n°8, Novembre 1985). À Paris, le qualificatif de « bistrot à la française » vient souvent décrire ces nouveaux lieux du début des années 1980, plus intimes et plus conviviaux que les discothèques de la rue Sainte-Anne ou des Halles. Cette convivialité est accentuée par l’apparition progressive de photographies de ces lieux dans la presse gay montréalaise et parisienne à partir de 1983-84. Ces clichés y montrent des groupes de clients mais montrent surtout leurs visages, leurs sourires, leur allure décontractée et festive. L’évolution importante de la législation sur l’homosexualité et le relâchement des contraintes pesant sur le commerce gay dans les deux pays expliquent en partie l’apparition des photographies de lieux et de clients (Remiggi, 1998 ; Martel, 2000). Elle participe à ces nouvelles ambiances gays, plus accessibles et plus conviviales.

Pour finir, un changement important affecte le Village à cette époque : la diversification des commerces gays. Rappelons que les commerces gays parisiens sont peu diversifiés : entre 50 et 60% d’entre eux sont encore des bars ou des restaurants dans les années 1980. En 1985, dans le Marais, ce chiffre frôle les 75%. Or, à Montréal, en quelques années, la structure du commerce gay a déjà beaucoup changé sous l’influence principale des établissements et professionnels installés dans le Village.

Tableau 9 : Structure du commerce gay à Montréal par type de secteur et par quartiers, 1981-1985.
  Secteurs Bars Restos Discos Sexe Autres Total
1980 Red Light 42,1% 15,8% 21,1% 15,8% 5,2% 100% (19)
Village 33,3% 33,3% 16,7% 0% 16,7% 100% (6)
Montréal 41,0% 18,0% 20,6% 10,2% 10,2% 100% (39)
1985 Red Light 27,3% 18,2% 18,2% 18,2% 18,2% 100% (11)
Village 24,4% 21,9% 9,8% 12,2% 24,4% 100% (41)
Montréal 28,0% 24,4% 12,2% 9,8% 25,6% 100% (82)

Au Red Light des bars succède un Village plus diversifié où l’on trouve à présent des commerces et des services gays « autres » que les secteurs traditionnels des bars, restaurants, discothèques et lieux de sexe. Alors que le Marais reste un quartier gay de bars et de restaurants, cette diversification est nette dans le cas du Village. Dès 1985, on y trouve un nouveau type de commerces classés « gays », rue Amherst et rue Sainte-Catherine : boutique de vêtements (La frippe du Village), d’encadrement (Encadrex), d’art ou d’alimentation (Pamplorange). Certains services et certains professionnels classés « gays » s’installent dans le Village dès le « départ » et se multiplient dans les années suivantes: dentistes, avocats, coiffeurs, médecins et même une clinique identifiée « gay », situé au 1010, rue Sainte-Catherine Est, la clinique l’Alternative, ouverte en 1985. Cette diversification précoce constitue un élément décisif : elle explique la rapidité et l’aspect massif du changement et constitue un levier plus robuste de la réanimation du quartier. Elle est, par la suite, une tendance lourde dans ces quartiers dans les années 1990.

Il y a donc du neuf, et pas seulement en termes de localisation. Le Marais n’a pas encore un poids quantitatif décisif mais ses nouveaux lieux gays témoignent de changements multiples en termes de prix, d’horaires, de types de lieux et d’ambiance. La brusque émergence du Village s’accompagne aussi de nouveautés multiples dont la précoce diversification des types de commerces et de services gays. L’investissement de nouveaux espaces signale en grande partie une remise en cause de la marginalité sociale et spatiale des modes de vie gays : les gays ont désormais accès à quelque chose de nouveau, de central et de plus valorisant que dans le passé. Ces qualificatifs concernent le commerce gay en général et ces nouveaux lieux, mais ne concernent-ils pas aussi, en filigrane, les deux quartiers investis ?

Notes
18.

Cinq types de secteurs seront différenciés dans ce chapitre : Bars (bars, bistrots), Restos (restaurants), Discos (discothèques, night-clubs), Sexe (saunas, sex-shops, cinémas pornograhiques, backrooms), Autres (autres types de commerces et services disposant d’un local commercial).