1.3. Le contexte et les quartiers d’accueil.

Ces résultats posent une première question : celle du contexte d’arrivée des établissements gays dans l’ancien quartier du centre historique de Paris et dans le quartier Centre-Sud de Montréal. Les commerces gays ont-ils été ici à l’origine d’un processus de gentrification ? De ce point de vue, les deux quartiers présentent des profils contrastés.

Dans le Marais, le nombre encore limité de commerces gays réduit d’emblée leur place dans les transformations du quartier. Surtout un certain nombre d’indicateurs de la gentrification locale sont déjà au vert au début des années 1980 (annexe 2), les premiers signes du processus étant antérieurs (Prigent, 1980 ; Faure, 1997 ; Djirikian, 2004). Un processus de réhabilitation du bâti a déjà commencé avant l’arrivée des gays : inauguré par le plan de Sauvegarde de 1965, il a été confié à un groupe d’architectes qui délimite une zone de 126 hectares correspondant au cœur du Marais tel que nous l’avons défini. Préservé des soubresauts de l’immobilier, ce secteur est remis en valeur par la rénovation des grands hôtels particuliers et la réfection devenue urgente de nombreux logements, qu’elle soit impulsée par les pouvoirs publics ou progressivement prise en charge par des promoteurs privés ou par les nouveaux habitants de ces logements. Les données de 1982 montrent que du point de vue de la qualité des logements, le processus a déjà commencé : l’équipement et le confort des logements s’améliorent depuis la fin des années 1960 (Djirikian, 2004). La remise en valeur du patrimoine architectural et des lieux historiques a généré une effervescence culturelle dès le milieu des années 1970 avec l’ouverture de musées, dont le Musée Picasso19 (Hôtel Salé, rue de Thorigny) et le développement d’associations et d’événements culturels locaux, dont le Festival du Marais20. L’ouverture du Centre Georges Pompidou en 1977 à quelques rues du Marais y participe aussi. Au début des années 1980, le Marais est engagé dans les voies de la réhabilitation du bâti, de la revalorisation et de la réanimation de ses espaces publics.

Des changements sociologiques importants sont également en cours. Les données de l’annexe 2 en illustrent une partie. Si dans les années 1960, le Marais est bel et bien un quartier populaire peuplé de familles d’ouvriers, de petits employés, patrons du commerce et artisans, la situation a déjà changé au début des années 1980. Les données du recensement de 1982 enregistrent ainsi un premier mouvement d’inversion sociale : éviction massive des catégories d’ouvriers, de patrons de l’industrie et du commerce, et dans une moindre mesure des employés, arrivée massive de professions libérales et cadres supérieurs. Ces données replacées dans le contexte parisien et dans le plus long terme montrent que la gentrification résidentielle est déjà en cours dans le quartier : le mouvement s’accentue dans les années 1980, mais il est déjà engagé depuis les années 1970. Le résultat de ces transformations est connu : le Marais passe du statut de quartier ouvrier à celui de « quartier intermédiaire » (Djirikian, 2004, p.84) en cours de gentrification. Comme le précise Djirikian, « le Marais est clairement le quartier de Paris par excellence qui, en moins de cinquante ans, est passé d’un quartier ouvrier à un quartier bourgeois » (Djirikian, 2004, p.84) et cette métamorphose est en cours au moment où la première vague de commerces gays investit cet espace. Une nouvelle population plus favorisée que l’ancienne génère et accompagne de nouveaux besoins et surtout des transformations de l’espace public également déjà engagées.

Les bars gays du Marais ouvrent leurs portes dans un quartier marqué par une transformation des activités. Les travaux de Juliette Faure illustrent le déclin progressif des activités traditionnelles (artisanat, textile, orfèvrerie, petits commerces d’alimentation de quartier) au profit de nouvelles activités : hôtellerie-restauration, loisirs, objets d’art, agences immobilières, bancaires et de voyage (Faure, 1997). Ce déclin progressif apparaît clair à la fin des années 1980, mais des changements sont visibles dès le début de la décennie. Par exemple, restaurants et cafés se renouvellent : si au début des années 1970, le Nord et l’Est du quartier étaient bien pourvus en petits restaurants et cafés fréquentés par une clientèle d’ouvriers et d’artisans du 3ème arrondissement, on commence à voir fleurir des cafés et des bars nouveaux rue des Francs-bourgeois, rue Rambuteau et rue des Archives au début des années 1980. Plus grands et plus modernes, ils s’adressent à une nouvelle clientèle plus aisée. Plus généralement, les ateliers de rez-de-chaussée et petits commerces traditionnels déclinent au profit des cafés, restaurants, magasins de vêtements et des services. Dans ce contexte de transition, les bars, restaurants et cafés spécifiquement gays trouvent ici un terreau favorable du point de vue des modes de vie et de consommation qu’ils supposent puisque le bourgeonnement de nouveaux lieux de consommation a débuté, surtout dans le 4ème arrondissement. L’arrivée des commerces gays ne « provoque » pas à proprement parler des transformations déjà en cours dans le Marais. Au début des années 1980, les premiers bars gays ouvrent dans un quartier en cours de gentrification (Clerval, 2008a). Si celle-ci n’a pas encore déployé tous ses effets21, les commerces gays n’ont donc pas eu ici un rôle pionnier dans l’enclenchement du processus de gentrification.

Dans le quartier Centre-Sud où émerge le Village, le processus est différent. À la fin des années 1970, le secteur apparaît globalement moins transformé que le Marais et reste un espace urbain peu valorisé. La crise des industries locales a accentué encore la vétusté du bâti, laissant des entrepôts et des commerces à l’abandon. Le quartier ne cesse de se vider de sa population, qui diminue de près de 40% dans le secteur du futur Village entre 1971 et 1981. Cette population reste pauvre comparée à l’ensemble de Montréal et la rue Sainte-Catherine reste une artère relativement vide au milieu des années 1970. Malgré ce tableau général marqué par la pauvreté et l’abandon urbanistique, des signes de changement encore fragiles apparaissent pourtant dans le paysage du Centre-Sud et dans les données de 1981 (annexe 2). L’installation d’institutions importantes dans le secteur (Radio-Canada, en 1973-74) ou à proximité (nouveaux locaux de l’Université du Québec à Montréal en 1979) y amènent de nouvelles activités, de nouveaux emplois et de nouvelles populations. Si les logements restent encore de faible qualité, on constate des changements sociologiques dans certains secteurs du quartier. Le revenu moyen des ménages reste largement inférieur à la moyenne métropolitaine mais une population plus jeune et plus diplômée s’installe au début des années 1980 dans le quartier. Au cours des années 1970, la part des très diplômés y augmente fortement, celle des ménages d’une personne aussi. Ces nouveaux habitants ont des revenus peu élevés mais peuvent accéder ici à des logements relativement proches du centre et à des prix très bas. Ces signes sont plutôt déjà ceux d’une gentrification « marginale » appuyée par certains groupes sociaux (étudiants, artistes, enseignants, notamment). Ils sont limités à certains secteurs du quartier22 qui reste, globalement, vétuste, pauvre et relativement stigmatisé. Cette situation d’abandon tout autant urbanistique que symbolique favorise la construction d’une mythologie de la fuite des gays vers Centre-Sud. Les travaux sur la gentrification montréalaise et l’analyse du recensement entre 1971 et 1981 montrent que le secteur Centre-Sud est bien moins engagé dans la gentrification que le Marais parisien ou que le secteur phare de la gentrification montréalaise, le plateau Mont-Royal (Sénécal, Teufel, Tremblay, 1990 ; Van Criekingen, 2001). Quartier dégradé, pauvre et peu cher, marqué par un paysage industriel et ouvrier en crise, le futur Village dispose néanmoins d’une localisation relativement centrale dans Montréal, de nombreux volumes et espaces commerciaux vides, de prix immobiliers très faibles et d’un fort ancrage dans l’Est francophone de la ville. Dans les changements culturels en cours à Montréal depuis les années 1960 et la Révolution Tranquille, ce dernier élément positionne plutôt le quartier du côté de la contestation culturelle francophone des années 1960-70 que du conservatisme anglophone. Le mythe de la fuite et du refuge est accentué par cette thématique de la contestation à l’Est : les gays auraient saisi l’occasion de s’emparer d’un quartier disponible de fait et d’investir un lieu marqué par un subtil mélange culturel entre contestation francophone et mémoire populaire locale. Cette interprétation irait dans le sens d’une appropriation collective d’un espace vacant : les commerces gays seraient le reflet de la construction d’un territoire de repli et d’une ressource identitaire homosexuelle collective. Cette thèse reste discutable et discutée dans ses aspects nationalistes et politiques (Remiggi, 1998). Du point de vue comparatif cependant, les commerces gays investissent un quartier de Montréal encore largement dégradé et abandonné et seraient davantage des acteurs des changements à venir que des accompagnateurs ou des suiveurs.

Au début des années 1980, le Centre-Sud n’est pas encore identifiable comme un secteur en cours de gentrification. Si certains changements socio-économiques sont à signaler, ils n’égalent pas l’ampleur de l’arrivée des commerces gays dans le quartier. Ces derniers apparaissent davantage comme des pionniers et des avant-gardistes que les établissements parisiens dans un contexte où le secteur du futur Village reste dévalorisé, pauvre et très dégradé. À l’image d’une gentrification nord-américaine plus franche et plus nette que son équivalent européen (Bidou-Zachariasen, 2003 ; Bourdin, 2008), l’installation des commerces gays y prend la forme d’une aventure urbaine conduite par des pionniers et jouant un rôle plus central dans les mutations à venir. Parler de « pionnier » renvoie à la question des raisons et des motifs des acteurs dans leur choix de localisation. Pourquoi avoir alors choisi ces quartiers-là, à ce moment-là ?

Notes
19.

Le projet est lancé en 1976, le musée ouvre ses portes en 1985.

20.

Festival organisé par l’Association pour la Sauvegarde et la Mise en Valeur du Paris Historique et proposant spectacles, expositions et concerts dans les cours des hôtels restaurés ou en voie de l’être.

21.

En particulier dans le 3ème arrondissement et le Haut-Marais où les changements socio-économiques sont moins forts et plus tardifs encore que dans le reste du quartier.

22.

Notamment au nord-ouest du secteur du futur Village, entre les rues Saint-Denis et Amherst.