1.4. Acteurs et intérêts : une terre promise ?

Poser la question « pourquoi le Marais ? » ou « pourquoi le Village ? » expose à la reconstruction téléologique et a posteriori de comportements et de motifs d’action au regard des évolutions et des événements ultérieurs. Or, les acteurs concernés à l’époque « ne pouvaient pas prévoir » la suite de l’histoire :

‘« Ce qu’ils ne pouvaient pas prévoir c’est si le quartier du Marais allait fonctionner, d’ailleurs y en a qui ont fait un autre pari, qui ont parié sur un autre quartier, sur Bastille et notamment sur la rue Keller, ils se sont pas complètement plantés la rue Keller a eu, à une époque, sa petite côte, mais ça n’a jamais vraiment totalement pris » (Responsable SNEG 23 , entretien exploratoire)

Nous avons choisi d’aborder la gaytrification commerciale essentiellement à partir des lieux et des établissements commerciaux. Une entrée complémentaire par les commerçants serait enrichissante dans cette optique mais elle n’a pas été réellement exploitée dans cette thèse. De ce fait, nous n’avons pas suffisamment exploré les trajectoires propres de ces commerçants gays pour reconstituer l’univers des contraintes et des possibles de leurs choix. On peut cependant proposer un ensemble de motifs et de facteurs favorables amenant vers les deux quartiers. Une première contrainte concerne les aspects économiques et financiers. Les commerces gays restent des commerces, soumis à des contraintes d’investissement et de rentabilité. Au début des années 1980, le Marais et le Village sont encore des secteurs particulièrement peu chers en termes de loyers et la vacance commerciale y est élevée (Prigent, 1980 ; Faure, 1997). Dès lors, ces localisations commerciales sont accessibles, voire particulièrement intéressantes car peu convoitées et abordables. Cet aspect est important car les localisations antérieures étaient plus chères et que ces nouveaux établissements pratiquent des prix moins élevés. Les acteurs y voient alors un potentiel de rentabilité élevée :

‘« Bon c’était des commerçants, faut pas se leurrer, le Marais personne n’en voulait, moi je me disais mais c’est quoi ce quartier ? Parce que c’était pas comme maintenant, dans le Marais y avait rien et donc c’était pas cher aussi, je veux dire les mecs ils ont bien compris que ça leur coûtait rien et que y avait de la place » (Victor, 49 ans, serveur dans le Marais, 1983-85, entretien exploratoire)

Ce facteur est d’autant plus important qu’ouvrir un établissement gay n’est pas encore une pratique complètement banale. L’expérience des quartiers Sainte-Anne et du Red Light a été soumise à l’épreuve des descentes fréquentes de police et aux fermetures administratives plus ou moins prolongées. Si la législation a évolué depuis, les risques existent encore et peuvent avoir des conséquences économiques considérables. Il faut insister sur le fait que d’autres quartiers à l’époque sont aussi abordables : l’exemple du quartier de la Bastille montre que le Marais n’est pas le seul quartier économiquement attractif à l’époque mais il en fait partie. Le Marais possède également d’autres atouts en termes de potentiel commercial, notamment celui de la centralité, accentuée par l’émergence des Halles, nouveau centre névralgique de Paris autour du Forum des Halles et carrefour du réseau des transports parisiens. Il y a là une nouvelle position stratégique dans la captation d’une clientèle parisienne et banlieusarde mais aussi touristique. Le métro permet aussi de relier le Village et le centre de Montréal en peu de temps. Les deux quartiers investis constituent ainsi des localisations stratégiques du point de vue économique et offrent un potentiel de rentabilité important.

Un potentiel esthétique et patrimonial marque aussi le cadre urbain et l’ambiance de ces quartiers. C’est net dans le cas du Marais où les qualités architecturales et le tissu urbain du quartier sont déjà en partie réhabilités. Soumis à l’arbitraire du goût et du jugement esthétique, ce cadre historique semble pourtant jouer un rôle dans le Marais des années 1980 :

‘« Le quartier du Marais avait un atout que n’a jamais eu le quartier des Halles, mais qu’avait par contre le quartier Sainte-Anne, le Palais royal, et tout ça, les gays, bon sans vouloir faire de généralités, c’est quand même en général, plus ou moins, des gens qui ont des goûts un peu plus raffinés que les autres, qui aiment bien les belles choses et les beaux endroits, et là, le quartier des Halles, bon c’était neuf, ça n’avait aucun intérêt, aucune histoire, aucun charme, c’est un lieu qui manquait d’identité et d’absolu et l’idée de se dire : on va faire venir les gays dans le Marais qui ressemble à un village, qui a une richesse en termes de patrimoine, d’architecture, d’histoire autrement plus dense que celle du quartier des Halles, ça va forcément leur plaire ! C’est une question de goût, mais moi je préfère me balader dans les petites ruelles étroites avec des façades très originales du Marais, plutôt que d’aller m’asseoir place des Innocents avec des constructions des années 60-70, aussi chic soient-elles, et aussi chères soient-elles, ça a quand même plus de chic, c’est quand même plus sympa de se promener rue Vieille du Temple que rue Pierre Lescot personnellement, donc voilà comment c’est arrivé le Marais, c’est aussi une question de goût » (Responsable SNEG, entretien exploratoire)

Rien ne permet d’affirmer que « les gays ont des goûts plus raffinés que les autres » et « aiment les belles choses et les beaux endroits », si ce n’est leur niveau de diplôme plus élevé que les autres. C’est pourtant un argument souvent mentionné dans le « choix » du Marais et un élément souvent évoqué par les gays habitant le quartier (chapitre 7). S’il ne suffit pas à expliquer les processus, il constitue un atout non négligeable pour le quartier au début des années 1980, atout renforcé par les réhabilitations du bâti en cours. Des commerces gays peuvent s’emparer d’un tel atout et l’utiliser comme argument commercial comme dans le cas du restaurant gay du 4ème arrondissement, le Fond de Cour : « un formidable endroit, il est dommage que l’on ne trouve pas plus de cours d’anciens hôtels particuliers ouverts en restos car c’est une réussite » (Gai Pied, n°223, Juin 1986). Cet attrait est plus clair pour le Marais que pour le Village, qui ne dispose ni du même patrimoine, ni de la même richesse architecturale : les paysages industriels en friche du Centre-Sud de l’époque sont davantage des ressources en termes d’espace vide et vacant que des atouts esthétiques indiscutables. Le Marais aurait ainsi attiré les gays par ses allures de musée urbain et culturel, mais aussi par ses petites ruelles en cours de réhabilitation et aux allures de village parisien.

Dans l’émergence du Village, les acteurs mobilisent davantage des facteurs socio-politiques et symboliques : s’implanter dans le Village aurait constitué davantage un acte politique et contestataire fort dans un contexte de mobilisation homosexuelle collective plus prononcé à Montréal qu’à Paris. L’ouverture d’un commerce gay au début des années 1980 est une décision économique mais elle relève aussi, pour une partie des acteurs, d’un geste militant. Les enjeux répressifs et la visibilité d’un lieu gay dans l’espace public d’un quartier central font d’un commerce gay un marqueur d’une présence encore peu banale dans la ville. Au sujet de Montréal, on doit rappeler l’effervescence du mouvement associatif homosexuel depuis les années 1960 et ses implications dans les différentes formes de contestation sociale du Québec des années 1970 (Demczuk, Remiggi, 1998). Ce climat revendicatif associant presse gay montréalaise, associations gays et commerces gays est perceptible à la lecture des agendas présentés dans Le Berdache, puis dans Fugues sur la période 1979-1987. Un lien étroit s’y dessine entre les associations gays et le quartier du Centre-Sud. Des manifestations communes sont organisées lors d’arrestations ou de conflits entre commerces et police dans le quartier-même. Des pique-niques festifs associatifs ont lieu dans le quartier et des soirées ont lieu dans certains bars du Village (KOX, la Boîte en Haut) sur l’initiative d’associations. Ces relations étroites entre militantisme et développement commercial du Village gai marquent les propos de Bruno Grenier, président de l’Association pour les Droits des Gai-es du Québec (A.D.G.Q.) dont les locaux sont situés dans le Village et de Claude Leblanc, propriétaire du célèbre sex-shop du Village, Priape :

‘« Pour le moment, nous avons tous besoin du Village, les commerçants, les militants et les gais bien sûr, le jour où il n’y aura plus de Village et plus d’association, nous aurons gagné notre cause » (B. Grenier, Montréal Campus, 19 Septembre 1985)
« Une ville est d’abord une multitude de communautés. Les autres communautés sont visibles, elles ont leur propre structure dans la ville : les gais n’avaient ni « visibilité », ni associations, ni commerces. Le Village leur a donné tout ça ! » (C. Leblanc, Montréal Campus, 19 Septembre 1985)

Les associations sont présentes dans le Village, leur poids dans l’espace public montréalais est important et leurs relations avec le commerce gay sont marquées par la solidarité autour de revendications convergentes. Or, cette dimension contestataire et revendicative s’inscrit dans un double contexte. Elle prolonge un militantisme homosexuel montréalais actif s’affirmant dans les années 1970 à travers les actions, manifestations et revendications du Front de Libération Homosexuelle (F.L.H.) puis de l’A.D.G.Q., notamment lors des vagues de répression policière des années 1977-78 (Sivry, 1998). Surtout elle peut être rapprochée du contexte socioculturel du quartier Centre-Sud, ancré dans la partie francophone de la ville, terreau d’une contestation socioculturelle multiforme depuis les années 1960. On serait tenté de voir dans le Centre-Sud, quartier porteur d’une partie de l’esprit frondeur et contestataire qui anime la communauté francophone montréalaise, un lieu accueillant, ouvert et attirant pour les gays et leurs commerces au tournant des années 1980. A la question du « pourquoi ce quartier-là à ce moment-là ? » ces éléments permettraient de répondre : en partie, parce qu’il s’inscrit dans un espace porteur d’un mouvement de contestation de l’ordre établi et que les gays y trouvent un contexte favorable à la remise en cause de normes socio-sexuelles dominantes. Dans le cas du Marais, cette dimension contestataire n’a pas d’équivalent : le mouvement associatif homosexuel possède moins de liens avec les commerces et les commerçants gays dans l’ensemble, le quartier n’est pas particulièrement marqué par un esprit contestataire et revendicatif à l’époque. Si la génération de premiers patrons de bar compte un certain nombre de militants ou, cas plus fréquent, entretient des relations avec les associations homosexuelles (Martel, 2000), les actions communes sont plus discrètes et moins directement liées au quartier en tant que tel. L’articulation entre opportunité économique et geste militant prend des formes différentes à Paris et à Montréal.

Une pluralité de motifs peut donc avoir orienté les acteurs du commerce gay. Ces derniers ont pu voir dans le Marais un quartier central vacant aux atouts économiques, esthétiques et symboliques et avoir perçu le Village comme un quartier abandonné et vacant où l’esprit des lieux et les populations locales pouvaient faciliter la naissance d’un espace de protection, de solidarité et de développement pour une communauté gay émancipée. Dans ces interprétations complexes, certains acteurs individuels apparaissent comme des pionniers et participent à la construction d’une mythologie de la conquête de quelque chose de nouveau par des entrepreneurs parfois militants. Dans le Marais, certaines figures de patrons de bars deviennent des acteurs légendaires du commerce gay comme Joël Le Roux (le Village), Jürgen Pletsch (le Piano Zinc) ou Maurice Mc Grath (le Central) présentés souvent comme des entrepreneurs plus militants que leurs successeurs des années 1990, Bernard Bousset ou Jean-François-Chassagne (Martel, 2000).

L’implantation des commerces gays correspond donc à un déplacement plus ou moins rapide et massif de la géographie commerciale gay dans les années 1980. Si ce changement n’est pas seulement géographique, il nuance le rôle de pionnier des commerces gays. Ils s’installent dans un Marais en cours de transformations et ne déclenchent pas des processus de gentrification déjà en cours. Le cas du Village semble leur accorder un rôle de pionniers alors que le quartier est encore peu attractif et plus marginalisé. Sans prétendre expliquer le choix de ces quartiers, on peut affirmer qu’ils présentent plusieurs caractéristiques favorables à l’implantation des commerces gays au début des années 1980. Des années 1990 à nos jours, leur rôle se précise et s’accentue, surtout dans le Marais.

Notes
23.

Le SNEG est le Syndicat National des Entrepreneurs Gays.