2.1. Un poids dans la réanimation commerciale.

Au cours des années 1990, le Marais entame sa mue durable en quartier gay. Cette transformation quantitative apparaît dans les statistiques commerciales entre 1985 et 2005 : les commerces gays du Marais, à l’image de ceux du Village, prennent une place considérable dans la réanimation commerciale et la renaissance du quartier.

Tableau 10 : Répartition des commerces gays par secteurs géographiques à Paris, 1985-2005 (Gai Pied, 1985 ; Têtu, 2005).
  1985 2005
Effectifs Part du total Effectifs Part du total
Sainte-Anne et alentours 52 31,3% 42 19,5 %
Marais et alentours 34 20,5% 91 42,3 %
Saint-Germain des Près 13 7,8% 4 1,9 %
Montmartre-Pigalle 18 10,8% 10 4,7 %
Reste de Paris 50 30,1% 68 31,6 %
Total Paris 166 100% 215 100,0 %

Le nombre de commerces gays parisiens progresse d’environ 30% en vingt ans à Paris. Cette croissance est particulièrement concentrée sur les années 1995-98 et affecte surtout le Marais qui progresse de 167% en vingt ans alors que tous les autres secteurs régressent : il est le premier secteur gay parisien en 2005, et ce depuis 1994. Le Marais est ainsi devenu un secteur de forte concentration commerciale, sans grande concurrence. Parmi les 42 établissements du secteur Sainte-Anne, une bonne partie se situe d’ailleurs à la limite entre 1er et 4ème arrondissements, rue de la Ferronnerie (Banana Café, Tropic Café, London). La concentration est d’autant plus forte que la zone du Marais concernée est localisée dans une portion restreinte du 4ème arrondissement, le long des rues Saint-Merri, des Archives et Vieille du Temple. Dans l’intensification de l’activité piétonnière et commerçante du 4ème arrondissement, force est de constater que les commerces gays jouent un rôle très important à partir des années 1995-96, au moment où les artères commerçantes se développent dans le quartier, rue des Francs-Bourgeois ou Vieille du Temple par exemple. Le premier processus est donc celui d’une concentration quasiment hégémonique au moment où la gentrification a ses effets commerçants décisifs. De son côté, le Village a déjà connu ce processus de concentration : il se prolonge de manière relativement continue dans les années 1990 surtout le long de la rue Sainte-Catherine Est, artère commerçante et artère gay du quartier et cette hégémonie concerne tous les secteurs du commerce gay. À partir des années 1995-96, on constate néanmoins l’apparition d’adresses gay et surtout « gay-friendlys » situées sur le plateau Mont-Royal, quartier précisément en pleine gentrification commerçante. Le Red Light ne compte plus que quelques bars gays nocturnes, c’est pourquoi nous avons modifié et simplifié le tableau de répartition spatiale en suivant les évolutions en cours. En 2007, plus de 60% des commerces et services gays se trouvent dans le Village, les 40% restant se distinguent selon s’ils sont concentrés sur le plateau Mont-Royal ou disséminés dans le reste de la ville.

Tableau 11 : Répartition des commerces gays par secteur géographique à Montréal, 2007 (« L’index gay de Montréal », Fugues, 2007).
  Effectifs Part du total
Village 203 60,4%
Mont-Royal 61 18,2%
Reste de Montréal 72 21,4%
Total 336 100%

Le second changement majeur des années 1990 concerne la visibilité acquise et mise en scène dans le quartier. Inaugurés par les premiers bars gays du quartier, les changements se diffusent au milieu des années 1990 et consacrent les terrasses gays dans la rue des Archives. L’ouverture de l’Open Café en 1995 (17, rue des Archives), puis du Cox à quelques mètres la même année, entérinent le débordement des commerces gays dans l’espace public du 4ème arrondissement. Les devantures opaques ont cédé la place à des vitrines ayant pignon sur rue et arborant le drapeau arc-en-ciel qui fleurit dans plusieurs vitrines du quartier en 1996-97. On distingue à présent plus clairement les commerces ouvertement gays et les autres qu’ils soient des commerces classiques ou des lieux « friendlys ». Dès le milieu des années 1990, plusieurs commerces de la rue des Archives deviennent visiblement gays sans l’être ouvertement : s’ils ne se revendiquent pas ainsi, leur clientèle et leur terrasse surreprésentent des hommes et des clients allant effectivement dans les établissements gays du quartier. Dans le guide Gay Paris réalisé par Têtu pour l’Europride de 1997 se déroulant à Paris, la rubrique « Terrasses gay-friendlys » présentent des « terrasses qui n’ont pas reçu le label arc-en-ciel, mais au vu de la proportion inhabituelle de lunettes de soleil, de cellulaires crépitants et autres coiffures expérimentales, nous avons décidé de les inclure à notre guide du gay Paris ». La visibilité facilite l’organisation d’événements, de fêtes dans les bars ou de rencontres avec des écrivains homosexuels aux Mots à la Bouche (librairie homosexuelle située rue Sainte-Croix de la Bretonnerie depuis 1983). Elle intensifie aussi l’occupation et l’animation des espaces publics du quartier. Or, ce réinvestissement de la rue commerçante est une tendance bien connue du processus de gentrification : la rue et ses commerces ne sont plus des espaces vacants ou de simple lieu de passage mais des lieux où l’on se rend et une ressource économique décisive dans la reconversion d’un ancien quartier désaffecté (Lehman-Frisch, 2001 ; Fleury, 2009). Cet investissement suscite cependant des résistances locales, notamment au moment des ouvertures de nouveaux lieux ou lors de l’organisation d’événements particuliers. Les conflits entre associations de riverains, anciennement installés dans le quartier et certains commerçants atteignent leur paroxysme en 1996-97. Ils prennent une tournure politico-judiciaire, opposant d’un côté une bonne partie des établissements gays, de l’autre, deux associations de riverains (rue Aubriot-Guillemites et rue des Haudriettes) soutenues par Pierre-Charles Krieg, maire RPR du 4ème arrondissement, qui écrit :

‘« L’émergence, depuis quelques années, dans le 4ème arrondissement d’une communauté homosexuelle structurée a trouvé ces derniers temps, auprès des médias, un écho disproportionné et dangereux pour l’équilibre de notre vie locale. Prosélytisme, ostentation ou virulence conduiraient la population à faire siennes les thèses racistes et simplistes d’homophobes patentés » (P-C. Krieg, Journal du 4ème arrondissement, Octobre-Novembre 1996)

Procès-verbaux et fermetures administratives se multiplient. Des manifestations ont lieu dans le quartier en septembre 1997 suite à la fermeture administrative du Cox et de quatre autres établissements. Têtu y consacre un dossier en Octobre 1997 sous le titre « Stonewall 1997 ? » : le 14 Septembre, 3000 personnes organisent un sit-in devant le Cox, réouvert quelques semaines plus tard, les commerces gays du quartier ferment symboliquement une journée. La rue des Archives oppose pendant quelques jours, selon Têtu, « le peuple du Marais et les forces de l’ordre ». Derrière le problème des nuisances sonores, de l’occupation des trottoirs ou de la prétendue « facilitation d’usage de stupéfiants », se construisent en réalité des débats plus fondamentaux entre visibilité et ostentation, animation et prosélytisme, histoire du quartier et nouvelle mise en scène de l’espace public. Le développement des commerces gays du quartier accentue des questions typiques de la gentrification sur la légitimité à être là et la cohabitation improbable entre anciens et nouveaux venus.

L’impact du développement des commerces gays est enfin décuplé par la structuration progressive de ces commerces en un secteur économique spécifique et organisé. Dans le Village et dans le Marais, elle aboutit à la naissance de syndicats de commerçants gays dont l’action et l’influence s’amplifient jusqu’aux années 2004-2005. À Paris, le Syndicat National des Entrepreneur Gays (S.N.E.G.) est crée en 1990 avec comme projet initial de « faire émerger la force sociale et économique que représentent les établissements gays et leur clientèle ». À Montréal, l’Association des Commerçants et Professionnels du Village (A.C.P.V.) émerge en 1999 et devient la Société de Développement Commercial (S.D.C.) du Village en 2003 : ces deux structures sont d’emblée rattachées et liées au quartier lui-même. S’il a une vocation nationale et des adhérents ailleurs qu’à Paris, le SNEG naît cependant de la concentration des commerces gays dans le Marais et des enjeux spécifiques qu’elle met à jour24. Ces enjeux se précisent au cours des années 1990 et construisent les deux axes d’action du SNEG depuis : un volet prévention destiné à réguler et encadrer l’activité des « commerces sexuels » (saunas et backrooms), un volet syndical destiné à défendre les commerces gays face à des problèmes spécifiquement liés à la prévalence de l’homosexualité parmi leur clientèle. Trois éléments nous paraissent importants du point de vue du rôle des gays dans la réanimation de ces quartiers. D’abord, comme l’A.C.P. du Village, le S.N.E.G. est étroitement lié au quartier lui-même : il naît à l’initiative de commerçants gays du quartier, inquiets face aux problèmes que pose la prévention dans les bars du Marais à la fin des années 1980, notamment sous l’impulsion des gérants du bar le Central, menacé de fermeture parce qu’ils proposent des préservatifs en libre-service Depuis, le S.N.E.G. s’est installé dans le Marais et entretient des liens étroits avec les commissariats de police locaux, puis la nouvelle municipalité socialiste du 4ème arrondissement depuis 2001. Il est donc le représentant et le reflet du « pouvoir économique » gay du quartier et traduit son institutionnalisation et sa légitimation à l’échelle locale. La S.D.C. du Village possède un statut équivalent, intervenant dans toutes les concertations politiques locales. Sans y voir un obscur pouvoir gay sectaire et mystérieux, on constate que si ces structures font partie intégrante de ce jeu de l’espace local, c’est que les commerces gays ont un impact économique non négligeable et que le quartier compose progressivement avec. Les adhésions à ces deux structures interrogent enfin les catégories de l’analyse. Un nombre croissant de commerces du Marais non gays adhèrent au S.N.E.G. : Abraxas (tatouages, rue Sainte-Croix), Il fait beau (institut de soins, rue des Archives), Lucky records (disquaire, rue des Lombards). Dans le Village, l’installation d’un commerce sur la rue Sainte-Catherine entraîne l’adhésion quasi-automatique à la S.D.C., quel que soit le type de commerce concerné. Le rattachement au S.N.E.G. et, encore plus à la S.D.C. du Village, entremêle ainsi des logiques identitaires et des logiques spatiales, ce qui traduit la force du lien entre un type de commerces et un quartier devenu le quartier gay et d’autre part, l’émergence de la « question gay » dans les stratégies commerciales locales.

Plus concentré, plus visible et plus structuré, le secteur du commerce gay participe ainsi à une réanimation commerciale spectaculaire au cours des années 1990. Dans le Village, elle concerne surtout la rue Sainte-Catherine (dans sa partie Est) qui traverse le quartier et voit se multiplier les établissements gays alors que certains s’y agrandissent de manière spectaculaire (Sky Club, Complexe Bourbon). A l’image de la rue Castro de la fin des années 1970, à San Francisco, le renouveau commerçant est ici largement porté par les commerces gays, qui représentent la majorité des nouveaux commerces de la rue. Les autres acteurs potentiels de la gentrification enregistrent bien souvent après coup ce renouvellement. Par exemple, les pouvoirs publics interviennent pour soutenir un développement commercial relativement autonome dont ils commencent seulement à percevoir les effets économiques et touristiques positifs : entre 1992 et 1996, la Ville de Montréal investit plus de cinq millions de dollars pour rénover la rue Sainte-Catherine (trottoirs, éclairages, espaces publics) et le Programme Opération Commerces de Montréal (P.O.C.) offre des subventions en 1995 pour la rénovation des façades du Complexe Bourbon et du Sky Club. Les années 1990 voient aussi naître des événements et des festivités au destin durable : le week-end « Black and Blue »25 et le « Festival Divers/Cité »26 rassemblent des centaines de milliers de personnes dans la rue Sainte-Catherine, piétonne pour l’occasion, et dans les lieux gays du Village. Leviers puissants d’une dynamique commerciale et économique, les commerces gays en sont les premiers acteurs. Le Marais offre au même moment une image moins hégémonique.

Depuis les années 1970, la transformation des activités du Marais est en cours mais s’accélère au début des années 1990. Dans le 4ème arrondissement et le sud du quartier, elle voit se multiplier les cafés, les boutiques de prêt-à porter et d’objets de décoration alors que les boulangeries, commerces de proximité et ateliers d’artisanat disparaissent. Les axes de cette réanimation commerçante et piétonnière ressemblent alors, à bien des égards, aux rues gentrifiées décrites dans d’autres contextes : la rue Rambuteau, la rue des Archives, la rue du roi de Sicile, la place du marché Sainte-Catherine. C’est la rue des Francs-bourgeois qui reflète le mieux cette mutation : on y trouve à présent des boutiques de vêtements et de prêt à porter, des bars, restaurants et salons de thé (Les enfants-gâtés, au n°43, ouvert en 1996), des commerces d’accessoires et d’objets de décoration pour la maison (La Villa Marais, au n°40, ouvert en 1994 ; Home, au n°6, ouvert en 1996). Le quartier Saint-Paul accueille également un nombre important de commerces de design, de luminaires, d’art et de décoration dès 1992-93. Le 3ème arrondissement évolue moins rapidement : il accueille surtout des galeries d’arts et des ateliers de créateurs et certains commerces traditionnels s’y maintiennent encore (bistrots de quartier, ateliers d’artisans, commerce de gros). Si cette différence entre nord et sud du Marais est importante, il s’agit ici de souligner que dans un processus de renouvellement et de dynamisation commerciale, les commerces gays se situent au cœur des mutations. Dans ce processus de réanimation commerçante, le secteur gay du Marais a un poids quantitativement plus important que par le passé et renforcé par sa visibilité et sa structuration. Les commerces gays ne sont plus seulement des lieux anecdotiques du paysage local mais des acteurs importants de la reconversion du quartier en lieu de consommation et de fréquentation. Acteurs d’autant plus importants qu’ils s’inscrivent peu à peu dans le quotidien du quartier et qu’ils valorisent des modes de vie en phase avec les effets de la gentrification locale.

Notes
24.

Environ 40 à 50% des adhérents du SNEG sont localisés dans le Marais depuis la fin des années 1990. Sur 174 adhérents parisiens, 68 sont situés dans le Marais en 2009.

25.

Week-end de festivités et de clubbing dans le Village organisé au mois d’Octobre, depuis 1990.

26.

Le festival célèbre la fierté homosexuelle (« pride ») pendant une semaine dans le Village et s’achève par le défilé équivalent de la Gay Pride. La première édition de ce type a lieu en 1992.