2.2. De la quotidiennisation à la valorisation de modes de vie spécifiques.

En vingt ans, l’évolution des commerces gays parisiens montre un processus de quotidiennisation porté principalement par le Marais et qui bouleverse leurs fonctions et leur raison d’être. Déjà constaté à Montréal au milieu des années 1980, ce processus apparaît à présent dans le Marais en consacrant une palette plus large de services et de modes de vie.

On insistera davantage, dans cette section, sur les évolutions du Marais que sur celles du Village dans lequel quatre tendances sont observables. La diversification des commerces se poursuit et voit gonfler le secteur des commerces et services spécialisés27, qui représente près de 40% des commerces gays du Village en 2007. Ensuite, sous l’influence de l’étiquette de « Village Gai », un tourisme spécifiquement tourné vers le quartier se développe et explique l’apparition rapide d’un secteur gay d’hôtellerie et d’hébergement, une vingtaine de lieux existent en 2007. Parallèlement, si la part des bars et des clubs reste stable, leur taille et leur capacité d’accueil augmente et de très « gros » établissements tiennent le haut du pavé. Ils s’étendent sur plusieurs étages d’un même immeuble et disposent d’immenses terrasses sur les toits (le Sky, le Bourbon, le Unity ou la Track par exemple). Enfin, le secteur de la restauration se diversifie en multipliant les types de nourriture (asiatique, italienne, fast-foods, etc.) alors qu’un processus similaire touche les rues du plateau Mont-Royal accueillant des restaurants variés, mentionnés comme « gay friendlys » dans les index commerciaux. Les transformations du commerce gay parisien sont plus importantes, comme le montre le tableau suivant.

Tableau 12 : Répartition des commerces gays par type de commerces et secteurs géographiques à Paris, 1985-2005.
  Secteurs Bars Restos Discos Sexe Autres Total
1985a Ste-Anne/Halles 9,6% 36,5% 36,5% 17,3% 0% 100%
Le Marais 38,2% 47,0% 8,8% 2,9% 2,9% 100%
Autres quartiers 11,2% 57,5% 12,5% 20,0% 0% 100%
Paris 16,3% 48,8% 19,3% 15,7% 0,6% 100% (166)
1985b Ste-Anne/Halles 9,1% 34,5% 34,5% 16,4% 5,4% 100%
Le Marais 34,2% 42,1% 7,9% 2,6% 13,1% 100%
Autres quartiers 7,9% 40,4% 8,8% 14,0% 28,8% 100%
Paris 13,1% 39,3% 15,5% 12,6% 19,9% 100% (206)
2005 Ste-Anne/Halles 16,6% 35,7% 9,5% 23,8% 14,3% 100%
Le Marais 32,9% 28,6% 1,1% 8,8% 28,6% 100%
Autres quartiers 11,0% 19,5% 15,5% 30,8% 23,2% 100%
Paris 21,4% 31,6 6,5% 17,6% 22,9% 100% (215)

Dans ce tableau, nous avons complété les données de 1985 par celles issues d’un Guide pratique Paris paru la même année dans la même revue et qui propose, en plus des lieux gays classiques, une série d’adresses commerciales allant du salon de coiffure au magasin de meubles. C’est pourquoi nous obtenons deux types de données pour 1985 avec deux « totaux » différents. La deuxième source « gonfle » excessivement la part des commerces « autres » mais ne modifie ni la structure géographique par quartiers, ni les hiérarchies principales entres secteurs, hormis pour ce secteur « autres ». On constate alors la diversification du commerce gay parisien dans l’ensemble malgré des données très variables pour 1985 (de 0,6% à 19,9% de commerces gays « autres »). Une hypothèse raisonnable consiste à penser qu’il existe une quinzaine de commerces gays ou à connotation gay « autres » à Paris en 1985, contre 48 en 2005. Comme à Montréal quelques années plus tôt, le commerce gay parisien semble s’être diversifié.

Le Marais s’est montré un fer de lance de cette diversification : en vingt ans, le poids des commerces « autres » y est multiplié par deux alors qu’il reste presque stable dans Paris. Parmi, les commerces gays « autres », ajoutons que ceux du Marais sont ceux qui affichent le plus clairement leur label gay : la boulangerie le Gay Choc ouverte en 2001, l’agence immobilière la Garçonnière, la librairie Les mots à la bouche ou la pharmacie du Village, tenue par deux gays, proposant des préservatifs gratuits et des horaires tardifs pour une officine. Chronologiquement, le commerce gay du Marais est d’abord un commerce de bars de jour et de restaurants. Si ces deux secteurs restent majoritaires en 2005, le secteur « autres » égale celui des restaurants. Le Marais n’a jamais été par contre un quartier très sexuel, ni très nocturne : la part des lieux de sexe et des discothèques y reste faible, comparé à d’autres secteurs et à l’ensemble de l’offre parisienne. On peut alors opposer une offre commerciale plus sexuelle et plus nocturne (celle de Sainte-Anne et des Halles, puis celle des saunas, backrooms et sex-shops depuis 1995) et plus éparpillée dans Paris à une offre commerciale gay du quotidien, diversifiée et répondant à des besoins variés dans le Marais. Cette quotidiennisation accentue en réalité le rôle des commerces gays dans la gentrification locale parce qu’elle valorise au grand jour des modes de vie et de consommations typiques de la gentrification de consommation.

Depuis les années 1990, les commerces gays du Marais misent ainsi sur la consommation de mode, d’esthétique, de loisirs, de décoration, de voyages, de cultures tout en continuant à valoriser les sorties dans les bars, les repas à l’extérieur de chez soi, l’aménagement du chez soi, des pratiques culturelles légitimes telles que la lecture ou le cinéma. En termes de mode de vie, tout en investissant le quotidien, ils continuent à valoriser des temps sociaux spécifiques comme le week-end et la tranche horaire 18h-23h dévolue aux bars et aux restaurants. Le développement et la diversification du commerce gay dans le Marais rencontrent précisément des types de commerce typiques des rues commerçantes de la gentrification et convergent vers les modes de vie des gentrifieurs parisiens. Dans le Village et dans le Marais, ces commerces développent aussi des concepts originaux ayant tout pour séduire les jeunes gentrifieurs habitant ou fréquentant le quartier. Dans le Marais, cela peut être le salon de coiffure branché ouvert jusqu’à 22h avec un DJ en salle, la librairie organisant des débats et des nocturnes ou la pratique du brunch en terrasse dont les Marronniers font leur succès, rue des Archives à partir de 1998. Dans le Village, les gays innovent aussi dans des lieux gays séduisants pour des gentrifieurs culturels du Centre-Sud : la Galerie dentaire regroupe ainsi une galerie d’art contemporain et un cabinet de plusieurs dentistes gays dans un même lieu où cohabitent vernissages et matériel médical, tandis que les établissements de restauration rapide italiens ou asiatiques se multiplient rue Sainte-Catherine offrant aux employés de Radio-Canada et aux étudiants de l’U.Q.A.M. une consommation alimentaire très à la mode au sein de lieux affichant les couleurs arc-en-ciel.

Trois remarques concluent cette section. D’abord, les secteurs phares du commerce gay correspondent aux secteurs phares des nouveaux paysages de la gentrification en général, mais surtout dans le Marais et le Village des années 1990. Ensuite, cette relation est à double sens : les commerces gays se diversifient sous l’effet des mutations commerciales du quartier, mais en retour les accentuent aussi. Leur rôle ne se limite pas à réanimer le tissu commercial local mais à renforcer des modes de consommation valorisés par la gentrification. Enfin, ce mouvement de convergence contribue à brouiller certaines pistes : à certains endroits et à certaines heures, il devient de plus en plus difficile de distinguer les commerces gays d’autres commerces du quartier. Puisque les gentrifieurs fréquentent certains commerces gays et que certains commerces typiques de la gentrification sont fréquentés par les gays, le clivage commerce gay/commerce classique tend paradoxalement à perdre de sa pertinence, on reviendra sur ce dernier effet en fin de chapitre. Si les commerces gays viennent gonfler donc les statistiques de certains secteurs phares de la gentrification commerciale, c’est surtout par les modes de vie et les pratiques qu’ils supposent qu’ils en accentuent les effets, voire en précèdent les tendances. Ces analyses quantitatives et sectorielles montrent que, dans le Marais, les années 1990 constituent un moment privilégie de convergence entre l’investissement du quartier par les gays et la gentrification accélérée de ce dernier (Djirikian, 2004 ; Clerval, 2008a). Á une échelle plus fine, on peut alors explorer des foyers spécifiques de gaytrification, des lieux où l’homosexualité constitue une ressource décisive de gentrification, en particulier à travers le rôle des ambiances

Notes
27.

Près d’un tiers d’entre eux sont voués aux soins, à la santé et au corps.