2.3. Des foyers de gaytrification : le rôle des ambiances.

Par foyers de gaytrification, on désigne des lieux du quartier dans lesquels l’identité et la présence homosexuelles sont des facteurs potentiels de gentrification. L’implication des commerces gays dans la gentrification ne tient plus seulement à leur poids économique local ou aux types de consommation qu’ils suscitent mais aux ambiances qu’ils produisent.

Dans certains lieux gays se manifeste ainsi un attrait pour une alternative culturelle et un esprit bohème. Limité à certains établissements, il apparaît surtout dans la première moitié des années 1990 dans les deux quartiers. Le cas du Piano Zinc, piano bar gay mythique du Marais, entre 1981 et 1998, illustre comment un lieu gay peut attirer certes une clientèle homosexuelle, mais aussi des populations qui, au-delà de leur orientation sexuelle, sont typiques des acteurs de la gentrification (Ley, 2003). Tenu depuis le début des années 1980 par Jürgen Pletsch, allemand et ancien cadre dans la banque, ce lieu traverse les années 1980-90 en conservant un caractère atypique et unique sur la scène commerciale homosexuelle. Son gérant, sa clientèle et ses employés cultivent un goût pour l’alternative et la différence, surtout vis-à-vis d’autres lieux gays du quartier :

‘« En 1981, j’aurai pu décider de faire du fric comme les copains en ouvrant un bar où tu éteins la lumière dans un coin et tu devines la suite. Mais j’étais complètement à contre-courant, et si je suis toujours là, c’est bien pour ça, j’ai fait ce que j’aimais » (J.Pletsch, Gai Pied, n°317, 1987)’

Plusieurs de nos enquêtés (habitants gays) ont fréquenté ce bar cabaret mythique au cours des années 1990 et évoquent un lieu « hybride », « convivial », « intello » où cohabitait une clientèle d’habitués, composée de gays, d’étudiants, d’artistes et de « milieux culturels ». La presse ne cesse de rappeler à partir du milieu des années 1980 combien le Piano Zinc joue sur des registres particuliers, c’est « un coin de chaleur et de chanson française au cœur du Marais », un lieu à « l’esprit titi parisien » fréquentés par « des gens intelligents » où l’on peut passer une soirée « entre un chercheur spécialiste de Duras et une folle perdue spécialiste de Dalida » (Gai Pied, n°317, 1987). La particularité du Piano Zinc tient à un subtil mélange de traditions populaires et d’avant-garde culturelle : des airs authentiques sont chantés par des individus atypiques, des travestis et des artistes peu reconnus commercialement mais qualifiés de « créateurs » ou de « vraies personnalités » par la presse et les enquêtés ayant fréquenté le lieu. Les descriptions du lieu évoquent des traits saillants des populations, des ambiances et des lieux typiques des espaces en cours de gentrification, nourris par les aspects alternatif et avant-gardiste28 des cultures homosexuelles. Or, les valeurs et les pratiques des gentrifieurs ont souvent été décrites comme alliant convivialité, authenticité, avant-gardisme et altérité, exotisme, voire découverte de l’étrangeté et de la nouveauté (Simon, 1997 ; Ley, 2003). Cette tonalité semble créer les conditions d’une cohabitation entre des populations différentes mais qui partagent une forme de décalage aux normes sociales dominantes ailleurs, qu’il s’agisse de normes sociales hétérosexuelles ou d’une culture dominante et légitime dans ce cas précis. Dans ce lieu récréatif se dessinent des liens étroits entre différentes franges des nouveaux groupes qui fréquentent le Marais à cette époque là : les gays, mais aussi les professions culturelles, les jeunes étudiants, les artistes et une « faune un peu bohème ». Des lieux gays du Marais ont pu constituer des leviers actifs d’une gentrification de fréquentation parce qu’il offrait une ambiance alternative à d’autres lieux, ambiance valorisée par de nombreux gentrifieurs (Binnie, Skeggs, 2004). Cette rencontre est facilitée par le poids que prennent les professions de l’information, de l’art et des spectacles parmi les résidents du Marais au cours des années 1982-1999 (Clerval, 2008a). Dans le Village, ce caractère alternatif prend les formes de l’avant-garde et de la réhabilitation de lieux et d’ambiance kitsch ou surannés. L’avant-garde peut ici, plus que dans le Marais, concerner des clubs et des discothèques gays du quartier qui par leur programmation musicale et leur clientèle branchée constitue des hauts-lieux de la nuit montréalaise comme la célèbre discothèque le Parking, située rue Amherst. Les jeunes branchés du plateau Mont-Royal et les gentrifieurs culturels du Village se rencontrent alors dans ces lieux où des DJ célèbres se produisent et font l’événement. D’un autre côté, des ambiances plus traditionnelles de la nuit gay comme le cabaret ou le piano-bar sont réinvesties d’une dimension alternative : celle d’un passé authentique légèrement suranné, moins bruyant et moins spectaculaire que les complexes gays plus vastes et plus « commerciaux ». Ces lieux sont particulièrement en vogue au début des années 1990, leur nombre diminue depuis mais quelques-uns subsistent et deviennent des lieux mythiques du Village comme le célèbre cabaret Chez Mado.

Certains lieux gays valorisent également un attachement à la culture qui distingue le commun et le banal du particulier et de l’anormal. Si les bars et les cafés sont des lieux de sociabilité et de rencontre pour les gays, comme pour les gentrifieurs, ils prennent un sens spécifique lorsqu’ils permettent la discussion, l’échange intellectuel, voire la réflexion. De ce point de vue, le Duplex occupe une place très singulière parmi les bars gays du Marais et peut apparaître comme un bar gaytrifié. Comme le Piano Zinc, il fait partie de la première génération de bars gays misant sur la convivialité. Le Duplex organise depuis ses débuts des expositions modestes mais régulières, la musique n’y est pas très forte, le lieu est relativement petit et son agencement facilite la discussion. Le Duplex a organisé aussi dans les années 1980-90 des débats politiques et accueilli des réunions d’associations (associations étudiantes, associations homosexuelles de gauche). Surtout, il a attiré et attire encore une clientèle particulière qui nourrit son image durable et profonde de lieu « intello ». Cette clientèle est souvent décrite par ses caractéristiques socioprofessionnelles dans la presse gay et chez les enquêtés qui en parlent et fréquentent le lieu : elle regroupe ainsi des journalistes, des gens du cinéma, de la mode, du design, des enseignants, des artistes, puis avec le temps, des professionnels de la communication, des médias et de la culture. Cet inventaire correspond largement aux rencontres faites pendant l’observation sur les lieux comme le montre cet extrait du journal de terrain :

‘« 1er Décembre 2007. Liste non exhaustive des professions/activités rencontrées au Duplex en 2 mois : attaché de presse (3), designer, architecte (3), photographe (2), styliste, professeur en collège, comédien (3), jardinier, journaliste (3), formateur professionnel, loueur de vélos (ancien artiste peintre), étudiant (6), magistrat, réceptionniste, infirmier (3), professeur des écoles, consultant (4), réalisateur (3). Beaucoup de free lance, pigistes, intermittents, c’est, en partie, un paysage sociologique de gentrifieurs marginaux : pas beaucoup d’argent, vivant en colocation même à plus de 30 ans mais avec beaucoup de capital culturel. Ils parlent tous plus ou moins de sujets politiques, culturels ou du lieu lui-même, si « particulier » et où on peut discuter. » (Journal de terrain) ’

Le Duplex s’oppose d’ailleurs au nouveau tissu commercial gay plus identitaire du quartier en ce qu’il valorise la culture, la discussion et les conversations parfois étonnantes sur des…débats sociologiques très pointus29. De là vient son étiquetage « intello ». À la différence du Piano Zinc, il reste pourtant un lieu très gay avec très peu de clients non homosexuels. C’est plutôt le type d’homosexualité mise en scène qui en fait un lieu-clé de la gaytrification où les gentrifieurs sont quasiment tous gays.

Deux éléments caractérisent également les foyers de gaytrification : la convivialité et le métissage des genres. Ce sont des éléments connus des ambiances de la gentrification commerçante et de l’espace public : la convivialité de relations authentiques et le métissage des origines et des cultures (Bidou-Zachariasen, 2003). Dans le cas de certains lieux gays du quartier, ces deux éléments sont retraduits au prisme des homosexualités. Peu nombreux aujourd’hui, ces lieux jouent un rôle important sur la scène commerciale homosexuelle. Dans le Marais, c’est surtout le cas du Tango, « discothèque gay et lesbienne », affiliée au S.N.E.G., située rue au Maire, dans le 3ème arrondissement et ouverte depuis 1997. Les nombreuses séquences d’observation réalisées au Tango montrent un brassage tous azimuts de la clientèle : s’y côtoient en effet des âges et des générations variés, des femmes et des hommes, dont les orientations sexuelles et de genre sont multiples. Cette mixité de fait se conjugue à une ambiance singulière où cohabitent différents styles de musique et de danse (danse de salons à deux, airs de musette, en début de soirée, puis tubes discos et tubes plus récents, slows et madison), des codes vestimentaires et culturels très hétérogènes. Cette tonalité métissée colore le Tango d’une relative marginalité dans le Marais gay pétri de codes visuels et culturels gays devenus souvent uniformes (Redoutey, 2004). Elle est fortement mise en avant par les gérants de l’établissement, sur leur site Internet comme en entretien : ce lieu est pensé comme un espace « convivial » et « bon enfant » où priment les valeurs du divertissement, de la tolérance et de l’ouverture. Cette ambiance singulière a plusieurs effets. D’abord, elle facilite indéniablement les échanges et la communication entre les clients au-delà des activités habituelles d’une boîte de nuit : les clients rencontrés sur les lieux le disent tous et nos observations le confirment. Plus métissée qu’au Cox ou à l’Open Café, cette ambiance propose une autre forme de présence homosexuelle, non exclusive, plus diversifiée et moins ostentatoire. Elle facilite alors la présence d’une clientèle hétérosexuelle venant chercher en partie une ambiance festive et originale tenant à ce mélange des genres. Enfin, le Tango voit affluer une clientèle mixte dans laquelle on constate la présence significative de groupes sociaux ressemblant bien à des gentrifieurs. Du côté gay, la clientèle est hétérogène mais bon nombre de clients du Duplex sont présents au Tango. Du côté hétérosexuel, les jeunes étudiants accompagnant leurs amis gays sont très présents. Mais on constate également que des profils proches du Piano Zinc fréquentent le Tango : ce sont souvent des hétérosexuels ayant des amis homosexuels et ayant des modes de vie proches des gentrifieurs. Les discussions avec les clients, les différentes rencontres sur les lieux ou les entretiens avec les habitants gays confirment largement nos observations.

Ainsi, les ambiances de certains lieux gays semblent en faire des foyers de gaytrification selon deux effets. D’une part, ils peuvent attirer des gays d’un profil sociologique particulier tout en restant fréquentés uniquement par les gays : on parlera d’un processus de sélection sociale au sein même de la clientèle gay. D’autre part, ils peuvent attirer une population hétérosexuelle d’un certain type, en l’occurrence de jeunes adultes aux dispositions culturelles favorables à l’originalité, la convivialité et la mixité sous toutes ses formes : on parlera alors d’un processus d’ouverture. Par sélection ou par ouverture, certains lieux gays peuvent nourrir des ambiances qui attirent des populations de gentrifieurs disposés à fréquenter des lieux où avant-garde et culture cohabitent avec originalité et différenciation. Ces lieux ne sont pas simplement que des lieux gays banals et communs mais des lieux qui s’en distinguent : ce discours socialement distinctif revient souvent parmi la clientèle et procède de stratégies communes à ces gays-là et aux gentrifieurs de ces quartiers revalorisés.

Notes
28.

Élément que Pierre Bourdieu décrit comme « la combinaison relativement improbable d’une forte disposition subversive, liée à un statut stigmatisé, et d’un fort capital culturel » (Bourdieu, 1998).

29.

Il nous est arrivé plusieurs fois de discuter avec certains clients des travaux de Michel Foucault ou des variations sociologiques des parcours homosexuels en fonction des milieux sociaux d’origine.