2.4. Investir et s’approprier l’esprit des lieux ?

Si la gentrification de consommation introduit une rupture entre activités traditionnelles du quartier et nouveaux commerces, l’une des spécificités du processus est de maintenir souvent un lien entre l’avant et l’après, entre le nouveau et l’ancien. De nouvelles activités peuvent réinvestir des lieux, un bâti ou un « esprit » des lieux en vue d’usages nouveaux par une ré-appropriation détournée du passé. Sur nos deux terrains ces phénomènes sont visibles au cours des années 1990. Les usages du passé au service du renouveau commercial prennent de multiples formes : mobilisation du nom du quartier « Marais » ou « Village », réhabilitation d’anciens lieux artisanaux ou industriels à usages nouveaux, installation de commerces « branchés » ou nouveaux dans d’anciens petits commerces du quartier, investissement d’un vieux bistrot populaire par les nouvelles populations du quartier. Les transformations ne sont pas de simples ruptures mais des formes de continuité mobilisant un passé cependant revisité. Plusieurs commerces gays ont participé ou participent encore à ces nouveaux usages du passé caractéristiques des processus de gentrification de fréquentation (Lehman-Frisch, 2001).

Cela peut passer par une ré-appropriation d’un bâti dans lequel on prend soin de conserver les traces d’un passé comme témoin d’une histoire locale ou d’une identité de quartier inscrite dans la pierre. Ce phénomène prend une signification différente avec l’accélération de la gentrification des deux quartiers dans les années 1990. Il concerne un bâti fort différent dans chaque quartier: un tissu d’anciens ateliers et de commerces de quartier de petite taille datant du XIXème siècle dans le Marais, un bâti ouvrier et industriel plus récent dans le Village. Les commerces gays du Marais prennent ainsi place, comme d’autres boutiques du quartier, dans d’anciens ateliers de confection artisanale ou d’anciens commerces du quartier (boulangerie, cordonnerie) en conservant les façades et les enseignes en bois, repeintes avec des couleurs plus vives (Les Mots à la Bouche, La Garçonnière, L’oiseau bariolé). Dans le Village, les plus anciennes tavernes ont, elles aussi, investi un bâti traditionnel métamorphosé : Le Resto du Village a ainsi conservé le décor d’une taverne populaire de Centre-Sud mais sa façade a été repeinte aux couleurs du rainbow-flag. Des objets et des photographies rappellent le passé du quartier et de l’établissement fréquenté par une clientèle d’ouvriers habitant le quartier à l’époque. Le menu propose une cuisine familiale et québécoise plutôt traditionnelle. Dans le Village, un bâti plus récent et plus vaste est aussi réinvesti : le Parking, « plus grand club gay du Canada » a pris place dans un vaste entrepôt industriel abandonné au coin de Sainte-Catherine et de Amherst. L’ancienne station postale du quartier est transformée en galerie d’arts et d’exposition, puis en immense sex-club à backrooms en 2006, conservant son enseigne malgré une destinée bien différente.

Au-delà du bâti, c’est l’esprit même de certains lieux que les commerces gays peuvent chercher à retrouver, faire revivre ou subsister au-delà du temps et de leur identité de lieu homosexuel. On observe dès le « départ » des traces de cette continuité. Dans le Marais, le bistrot Au petit bar, tenu par un patron gay dès 1982, cultive ainsi « un arrière goût de routiers et d’ouvriers du quartier plus virils que jamais », tandis que le restaurant gay Mélodine mise sur « des tables rétros en formica, de vraies plantes vertes et des affiches culturelles du quartier » et une « atmosphère de vieux resto populaire d’habitués du quartier » (Gai Pied, n°45, 1982). Ces exemples témoignent d’une volonté de maintenir ou de mobiliser un lien au passé local. Dans le Village, c’est le cas du salon de coiffure/barbier gay de l’avenue Papineau, Mohawk. Installé dans l’ancien local du barbier du quartier, il conjugue une activité traditionnelle du quartier dans les mêmes locaux à une ambiance gay et un décor alliant objets d’antan et nouveau design moderne et branché. Le personnel y met en scène une virilité nourrie par l’image de la masculinité en milieu populaire et le culte d’un corps viril propre à la culture homosexuelle « bear »30. Le salon voisine avec un bar gay de type bear et viril, le Stud, où ont notamment lieu des concours de sciage de bois typiquement populaires et québécois.

Illustration 1 :
Illustration 1 : Mohawk, le barbier gay du Village, Montréal.

Photographies de l’auteur.

Illustration 2 : Un concours de sciage de bois au
Illustration 2 : Un concours de sciage de bois au Stud.

Photographies en libre-accès sur le site Internet du Stud : www.studbar.com

Dans le Marais, l’exemple le plus net de réinvestissement par un commerce gay d’une culture populaire locale est fourni par le Tango. Son ambiance singulière est indéniablement rattachée à l’histoire du lieu et du quartier et à la trajectoire de son gérant. Ancien bal auvergnat né au début du siècle, bal musette parisien des années 1920 jusqu’aux années 1960, le lieu est alors majoritairement fréquenté par les milieux populaires dont les ouvriers du quartier. À partir des années 1980, le lieu intègre de nouveaux genre (discos, musique de variétés) élargissant ainsi sa clientèle. Le Tango est repris en 1997 par un gérant gay qui attire une clientèle gay et lesbienne, mais l’identité populaire et musette du lieu reste mobilisée comme facteur de singularité dans l’espace commercial gay. L’emplacement même du Tango doit être évoqué : la rue au Maire est située dans une portion du 3ème arrondissement contrastant avec la gentrification d’ensemble du quartier. Le bâti y est encore relativement vétuste, la population conserve un caractère populaire et mélangé, les familles kabyles, puis chinoises, constituant une part importante de ces ménages modestes. Ce « joyeux mélange des genres » 31 associe une mémoire locale et une présence encore effective des milieux populaires à la présence d’un lieu gay très fréquenté en fin de semaine. Les gays ont réinvesti les murs, mais aussi d’une certaine manière, la mémoire, la culture d’un quartier et les références d’une histoire métissée. Cette ambiance est particulièrement favorable à la fréquentation du lieu par des groupes sociaux valorisant l’alternative, la contestation des stéréotypes, le goût pour l’authentique et l’étrangeté, valeurs éminemment présentes chez de nombreux gentrifieurs dont les ressources économiques ne sont pas forcément élevées mais dont les dispositions culturelles rencontrent ces valeurs-là (Bidou, 1984 ; Simon, 1997 ; Collet, 2008). D’ailleurs, la trajectoire du gérant est également éclairante : homosexuel âgé de 42 ans, normalien et ancien professeur agrégé, militant dans les associations homosexuelles, Martin a également habité près du Canal Saint-Martin dans les années 1980 où il a été particulièrement investi dans la vie d’un quartier en cours de gentrification (militant dans plusieurs associations de quartier), déménageant rue au Maire au moment où il reprend le Tango. Cumulant un capital culturel important, des expériences militantes et un fort investissement dans les quartiers traversés dans sa trajectoire résidentielle32, Martin participe lui-même à travers le Tango à la rencontre entre gentrification et homosexualité dans le Haut-Marais. Le cas du Tango illustre certaines ambiances locales dans lesquelles un lieu gay s’insère comme élément de décor d’un quartier réinvesti d’une authenticité qu’il s’agit de retrouver. Les commerces gays peuvent ainsi devenir des catalyseurs de la gentrification lorsqu’ils renouvellent en partie le paysage urbain local tout en se nourrissant d’un passé populaire ou d’une identité locale revalorisée.

Trois remarques peuvent conclure ces analyses. La première concerne l’ouverture des lieux gays à la gentrification et aux gentrifieurs : cette ouverture peut se révéler évidemment réciproque, surtout à Paris. Le cas du Taxi Jaune le montre bien : c’est un vieux troquet situé rue Chapon, ancien bar populaire, fréquenté par une population jeune et branchée, pour partie résidente du quartier. C’est un lieu emblématique de la gentrification plus récente des bars et restaurants du Haut-Marais, secteur riche en galerie d’arts, ateliers et showrooms. Or, c’est un lieu fréquenté par une bonne partie des habitants gays interrogés pendant l’enquête et où une clientèle gay proche de celle du Duplex a ses habitudes. Il y a réciprocité au sens où un lieu non gay au départ, mais investi par une nouvelle clientèle de gentrifieurs culturels avide de lieux authentiques et alternatifs, ouvre aussi ses portes et son ambiance à des gentrifieurs gays qui y trouvent une ambiance spécifique. Quelques bars et restaurants de la rue de Bretagne ou du Carreau du Temple amplifient ce genre d’effets de convergence entre gentrification et présence homosexuelle (Chez Omar).

Un deuxième aspect concerne la création d’un lien au passé et d’une mémoire locale à revisiter. Si les gays peuvent participer aux ré-appropriations d’un passé populaire et d’une mémoire qui leur est plus ou moins étrangère selon leurs propres trajectoires, avec le temps, certains commerces et lieux gays du quartier développent progressivement une mémoire locale et homosexuelle autonome : dans le Village, elle peut se constituer dans et par le quartier. Fréquenter un ancien bar gay du quartier peut alors constituer un lien au passé local, une relation à un passé valorisé mais spécifiquement gay cette fois-ci. On peut citer ici les exemples des plus anciens lieux gays de ces quartiers qui conservent leur enseigne ou même leur aspect vieilli et rétro tel que le Central à Paris (où commence les « ballades du Gay Paris »33). On peut également évoquer la médiatisation d’établissements mythiques du Village comme le cabaret Mado ou le sex-shop Priape, mais aussi la création d’un monument à la mémoire des homosexuels victimes du Sida en plein Village gai, entouré de murs en brique typiques du paysage urbain de Centre-Sud.

Il faut rappeler enfin que tous les commerces gays n’ont pas joué ce rôle et qu’il existe des écarts, des exemples de rupture et des logiques contradictoires entre processus de gentrification et commerce gay, comme nous allons le voir dans une typologie des types de relation entre présence commerciale gay et gentrification.

Notes
30.

Le mot « bear » signifie « ours » en anglais et renvoie à la pilosité. Le terme désigne en effet un style physique d’homosexuels censés être particulièrement virils en raison d’une pilosité corporelle et faciale abondante, d’un corps masculin parce que costaud et imposant, qu’il soit très musclé ou « gros ». À partir de ces caractéristiques et ces normes corporelles « bear », on parle de culture bear en référence à des lieux, des codes vestimentaires et esthétiques spécifiques de ces images de la virilité (Méreaux, 2002 ; Le Talec, 2008)

31.

Expression utilisée sur le site Internet de la discothèque : www.boite-a-frissons.fr.

32.

Quartiers qui se caractérisent par un profil relativement proche à des années d’intervalle, à savoir d’anciens quartiers ouvriers réinvestis par des couches moyennes et supérieures se réappropriant une partie du passé populaire local: les abords du Canal Saint-Martin et le Haut-Marais.

33.

Visites touristiques des hauts-lieux de l’histoire du Paris homosexuel, organisées certains dimanche par l’association Paris Gay Village. La plupart du temps, les visites sont commentées par Martin, gérant du Tango.