3.1.b. Des commerces gays « ouverts » à la gentrification.

Un deuxième type de commerces gays apparaît moins marqué par cette forte composante identitaire et semble davantage profiter ou favoriser des effets de la gentrification. Cette ouverture tient à deux effets récurrents : un effet secteur (ou type d’activité) et un effet ambiance.

Dans un premier cas, on recense des commerces gays, ayant clairement un affichage identitaire et une orientation spécifiquement homosexuelle, mais il s’agit cette fois-ci de type de commerces et de services différents : boulangerie, librairie, salon de coiffure, boutiques de vêtements, agences de voyage et immobilières. Le nom du commerce, les chartes visuelles choisies et le projet commercial se rattachent explicitement à l’homosexualité masculine. Mais les prestations renvoient à des modes de consommation ou à des services que peuvent rechercher des individus qui habitent et fréquentent le quartier, indépendamment de leur orientation sexuelle et au premier rang desquels on trouve des populations au profil et aux pratiques typiques des gentrifieurs. Ainsi la boulangerie gay du Marais est fréquentée par des habitants du quartier (homosexuels et hétérosexuels), des touristes et des personnes qui travaillent dans le quartier. De la même manière, les agences immobilières gays peuvent accueillir une clientèle majoritairement gay, tout en possédant aussi une clientèle hétérosexuelle composée de ménages aux revenus élevés recherchant un bien immobilier dans des quartiers devenus chers. Parmi elle, on trouve aujourd’hui, dans le Marais, une forte composante étrangère (américaine et italienne notamment). Ces commerces initialement et ouvertement gays attirent ainsi une autre clientèle de jeunes actifs aux revenus élevés et aux pratiques de consommation socialement distinctives (agences de voyage, produits de beauté, design). Ce processus semble concerner de plus en plus la frange des gentrifieurs la plus aisée économiquement, surtout dans le Marais, sous l’effet de l’évolution du quartier depuis une dizaine d’années. Les modes de vie et de consommation au centre-ville tendant globalement à être de plus en plus sélectifs économiquement, ce sont plutôt des yuppies que des gentrifieurs marginaux34 qui peuvent prétendre à ce type de consommation, de biens et de services. C’est moins évident dans le Village qui reste un quartier hétérogène aujourd’hui.

Mais l’ouverture des commerces gays aux gentrifieurs et à la gentrification peut reposer aussi sur des effets d’ambiance, déjà soulignés. Ce type de configuration présente aujourd’hui trois aspects. D’abord, il tend à s’effacer au fur et à mesure que le processus de gentrification s’amplifie dans un quartier : les populations de gentrifieurs culturels ou marginaux tendent en effet à s’effacer car elles disposent de revenus insuffisants et qu’elles sont plus enclines aussi à fréquenter des lieux plus marginaux et moins conformistes que ce que sont devenus ces quartiers à la mode. C’est l’un des paradoxes bien connus de la gentrification et de ce type de groupes sociaux. Ensuite, cette ouverture concerne donc davantage des gentrifieurs marginaux ou culturels engagés dans des parcours socio-professionnels instables et variées mais possédant en commun des capitaux culturels élevés et des diplômes qui les sanctionnent. Ils ont pu trouver dans certains commerces gays originaux, alternatifs et « exotiques » une ambiance mêlant convivialité, ouverture et avant-garde mais ces caractéristiques sont d’autant plus rares qu’un secteur commercial plus uniforme se constitue dans ces quartiers. Enfin, historiquement, on a montré que ces lieux avaient accentué certains effets de la gentrification en décloisonnant notamment le clivage homo/hétéros : en les accentuant, ils ont paradoxalement réduit les conditions socio-culturelles de leur existence. Ils subsistent donc dans certaines portions des quartiers gays, comme le Haut-Marais par exemple, mais de manière minoritaire et tendent précisément à quitter le quartier pour d’autres espaces encore à conquérir. Dans certains commerces gays, le type d’activité ou l’ambiance du lieu peut apparaître comme « ouvert » à la gentrification, que celle-ci renvoie à des modes de consommation ou à des valeurs culturelles. Dans ce cas, les commerces gays ont joué et peuvent encore jouer un rôle important dans l’entretien et le prolongement des processus de gentrification.

Notes
34.

Distinction présentée largement au cours du chapitre 1.