3.1.c. Des « commerces gay de fait ».

Un dernier type de commerces gays occupe aussi une place importante dans le Village et surtout dans le Marais. Il s’agit des « commerces gays de fait » qui illustrent aujourd’hui les ambiguïtés de la gaytrification : il s’agit d’un ensemble de commerces dans lesquels l’affichage gay n’est pas initialement présent mais où une part importante de la clientèle est homosexuelle. Ces commerces sont-ils alors des commerces gays ? Cette question renvoie fondamentalement à la définition initialement adoptée et qui voit son sens évoluer avec le temps et selon le contexte urbain. Si l’affichage explicite de l’identité gay d’un commerce constitue largement un critère pertinent dans le Marais des années 1980 et dans le Village aujourd’hui, le développement progressif de nouveaux commerces et de nouveaux services contribue à un brouillage des lignes entre commerces gays, gay-friendlys et commerces tout court. On peut distinguer trois ressorts de cette « homosexualisation » de fait, en lien avec les transformations d’ensemble du quartier.

D’abord, un effet de proximité géographique peut jouer à plein lorsque certains commerces se situent dans les rues du quartier les plus dotées en commerces gays, rue des Archives ou rue Sainte-Catherine. Le regard ethnographique est mis à l’épreuve par des lieux où la clientèle ressemble beaucoup à celle des bars les plus identitaires et donne le ton mais où l’on ne trouve pas d’autres affichages identitaires gays. Ainsi, les terrasses de la Comète ou du Carrefour ressemblent en été à s’y méprendre à la devanture du Cox. Pourtant, ces deux cafés du Marais ne sont pas nés comme des commerces gays : ce sont d’anciens bistrots de quartier ou des cafés ayant fleuri dans les rues au cours des années 1990. Certains récits d’enquêtés confirment pourtant que l’investissement de ces cafés par la population gay s’est progressivement affirmé :

‘« Oui, on y allait aux Marronniers, c’est vrai que c’est une terrasse sympa, quand il fait beau, mais c’était marrant parce qu’à l’époque, le serveur il nous mettait dans le carré VIP (rires), y avait un carré pédé, à côté tu avais les hétéros, et nous on se mettait dans le carré gay, on matait tout ce qui bougeait […] Là, c’est carrément pédé maintenant, le carré a envahi toute la terrasse en fait, c’est blindé à toutes les heures maintenant » (Éric, 46 ans, cadre financier de banque, en couple cohabitant, propriétaire, Marais)

On voit ici comment des commerces non gays le deviennent de fait. La proximité géographique ainsi que des « bricolages » locaux, non dénués d’opportunisme commerçant, expliquent la coloration gay d’un certain nombre d’établissements.

Ce type de situation est accentué par un effet « mode de vie » : des commerces non gays le deviennent de fait aussi parce qu’ils correspondent à des modes de vie communs aux gentrifieurs et aux gays. Comme il s’agit essentiellement de nouveaux commerces de type gentrifiés, cette homosexualisation de fait accentue le rôle des gays dans la gentrification commerçante des deux quartiers. On peut évoquer ici le cas des commerces d’alimentation et des primeurs ou de certains bars. Dans le Marais, la rue Rambuteau s’est transformé en rue de primeurs, fromagers, bouchers et commerces d’alimentation en une décennie : ces commerces correspondent à des modes de vie diffusés chez les gentrifieurs, notamment chez ceux habitant le quartier. À l’opposé de produits industriels vendus en supermarché, les gentrifieurs privilégient des produits frais, bios, vendus à des prix plus élevés dans des commerces spécialisés. Leur fréquentation permet de nouer des liens avec des commerçants du quartier en investissant son lieu de résidence comme un chez soi authentique et convivial. La fréquentation du quartier et de ses commerces entremêlent les effets de la gentrification et l’attrait des gays pour certains produits et commerces autour de modes de vie caractéristiques des quartiers réhabilités de centre-ville. Dans le Village, on peut classer ici de nombreux commerces de la rue Amherst : à la différence de la rue Sainte-Catherine, elle regroupe plutôt des commerces non gays mais qui le deviennent par proximité et par collusion des modes de vie, dont les antiquaires et les magasins de décoration nombreux dans cette rue.

Ces effets de proximité et de modes de vie peuvent bien sûr être perçus par les commerçants eux-mêmes et générer des stratégies commerciales plus explicites dans des commerces « non gays » à l’origine. L’émergence d’une clientèle gay locale, disposant souvent de revenus supérieurs à la moyenne, constitue une niche commerciale importante pour des investisseurs convoitant un quartier central redevenu porteur, attractif et touristique. Un effet de la gentrification est d’avoir fait du Marais une localisation commerciale très convoitée et la présence des gays renforce par endroits cette convoitise. Des commerces peuvent jouer sur les ressemblances entre modes de consommation des gentrifieurs et modes de vie des gays pour profiter de ces effets cumulatifs et tenter de capter une clientèle gay. L’ouverture du BHV Homme en 2007, à quelques mètres du BHV, rue de la Verrerie, dans le Marais, en est un exemple. Ce magasin propose des produits de beauté, des vêtements et des accessoires destinés aux hommes, ainsi qu’un espace bar et restauration au rez-de-chaussée, donnant sur une terrasse dans une petite cour intérieure. Situé à quelques mètres des bars gays du Marais les plus fréquentés, il a développé une imagerie publicitaire et des produits qui laissent peu de doute quant à la stratégie commerciale adoptée. La taille spectaculaire du rayon « préservatifs, gels intimes » le montre aussi. Non affilié au S.N.E.G., n’affichant pas les couleurs arc-en-ciel, le BHV Homme ne présente aucune trace explicite d’une telle orientation. Pourtant, tout y est présent ou presque, de la clientèle au personnel35, des produits aux mises en image du corps masculin, des choix marketing à la musique diffusée dans le magasin, en passant évidemment par la localisation géographique. Or, ce type d’espace commercial est également celui qui est progressivement valorisé dans un quartier gentrifié, cumulant restauration, bar, produits cosmétiques et vêtements de créateurs « branchés ».

Dans les trois cas, on parle de commerces gays de fait au sens où ils se nourrissent d’une présence gay et de ses formes (codes, pratiques, mises en scène) même si celle-ci n’est pas leur raison d’existence première. Retrouver principalement ici des commerces typiques de la gentrification contribue à nouveau à mettre en relation la présence commerciale gay dans le Marais et ses métamorphoses socio-économique récentes. Les liens entre commerce gay et gentrification varient ainsi en fonction du type de commerce, du contexte urbain et de la forme comme de l’intensité de la gentrification locale. Le tableau suivant synthétise cette typologie qui permet de penser les configurations variées dans lesquelles gentrification et commerce gay peuvent s’articuler aujourd’hui.

Tableau 13 : Les types de commerces gays : tableau de synthèse.
Types de commerces gays Sous-catégories Potentiel de gentrification Marais Village
Gays à fort affichage identitaire Lieux de sexe Faible Le Dépôt Le Backroom
Lieux identitaires Faible Le Cox Le Stud
Gays ouverts à la gentrification Effet secteur Elevé Agences immobilières et de voyage Restaurants (rue Sainte-Catherine)
Effet ambiance Elevé Le Tango Mohawk
Gays de fait Proximité Moyen Café Beaubourg,
le Carrefour
Supermarché Métro Papineau
Modes de vie Elevé Primeurs rue des Francs-Bourgeois Antiquaires et « déco » (rue Amherst)
Stratégie commerciale Elevé BHV Homme Agence bancaire Desjardins
Notes
35.

Le personnel recruté semble compter un grand nombre d’hommes homosexuels selon un l’un des vendeurs, gay lui-même et interrogé au cours de l’enquête, en tant qu’habitant gay du Marais.